Réinventer le communisme réclame d’en revenir à une question qui n’a cessé de hanter le marxisme: qu’en est-il du commun dans le communisme? Cette question est au cœur de la critique que fait le jeune Marx du «communisme grossier», comme «expression positive de la propriété généralisée» 1, soit une conception imaginaire de la communauté qui fait de tous les individus des travailleurs soumis à la domination du capital collectif et tous égaux dans la pauvreté partagée. Ce communisme-là n’est jamais que le capitalisme collectivisé dans lequel le «commun» est la condition des nouveaux esclaves salariés. A quoi, selon Marx, il faut opposer la vraie richesse sociale de l’essence humaine dont la propriété privée est la négation. La négation réelle de la propriété privée ne réside pas dans la domination de l’individu par la propriété commune, mais dans l’affirmation de la dimension sociale de sa vie individuelle. Pour l’homme, devenir ce qu’il est, c’est devenir «dans son existence la plus individuelle, un être social». Loin d’opposer socialisation et réalisation de soi, Marx les conçoit comme un seul et même mouvement. Le commun, c’est l’existence sociale elle-même, et le devenir social de l’homme, c’est le communisme.
Mais, et c’est un point essentiel pour le destin entier du marxisme, le communisme à venir est censé procéder du développement même du capitalisme. C’est à la grande industrie moderne que l’on devra l’essor de la socialité par le travail humain, essor qui fait du communisme «la forme nécessaire et le principe dynamique de l’avenir immédiat» 2. Marx pense que la socialisation capitaliste, en mettant en rapport tous les producteurs par la division du travail, aussi bien sociale que technique, va donner naissance à une nouvelle forme de commun qui s’établira sur les ruines des communautés traditionnelles. C’est avec cette croyance progressiste qu’il faut rompre. Le communisme n’est pas le résultat nécessaire de la grande industrie 3. Le «communismegrossier» mis en œuvre sur cette base dans une grande partie du monde montre à l’évidence que le capitalisme collectivisé ne vaut guère mieux que le capitalisme privatisé.
Par «communisme» on entendra toutes les pratiques qui produisent et entretiennent le commun, pratiques sans lesquelles l’humanité ne pourrait «bien vivre» et, peut-être, ne pourrait même plus continuer à vivre du tout. Revenons à la racine du terme: communistes se dit, au XVIIIe siècle, des partisans du bien commun. On dira, en modifiant la définition, que les communistes sont les partisans du commun. «Partisan» suppose des «partis», des intérêts, des doctrines, des pratiques qui s’opposent. Cela signifie qu’il existe une lutte entre des «partis», entre les partisans de la propriété privée et les partisans du commun. C’est encore ce que l’on peut entendre dans la formule du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels: «Les communistes peuvent résumer leur théorie par cette seule formule: abolition de la propriété privée 4.»
Le commun comme don qui oblige
Mais comment définir le commun si l’on ne peut plus l’identifier au mouvement propre de la grande industrie? Le concevoir comme une pure et simple nature émergente du capitalisme de la connaissance ne serait qu’une répétition de la foi marxiste. Il nous faut le penser à partir de l’ensemble des conditions de la vie humaine qui doivent échapper à l’appropriation privée, qui doivent être impérativement instituées comme «communes» pour que toute l’humanité puisse en disposer. En un mot, le commun est le principe qui peut et doit régir un ensemble de ressources et de relations (biens, codes, normes, liens, valeurs, connaissances).
Il convient d’entendre dans «commun» la racine du mot qui continue de faire sens dans le communisme tel que l’entendait le jeune Marx: non pas le commandement de la caserne, non pas la discipline de fer de l’entreprise étendue à toute la société, mais l’obligation morale de veiller à rendre ce que l’on doit à ceux qui nous ont confié un avantage ou une charge, de faire son devoir en somme à l’égard de tous ceux qui nous ont conféré un droit ou confié un pouvoir. Com-mune est un mot latin composé de deux racines, cum avec, et munus le don. Commune, ce qui est commun, vient de communis, commun. «Commun» se rapporte donc au don par lequel on est lié aux autres, du fait même de l’avoir reçu, avec et comme les autres, et d’avoir à rendre à la communauté en contrepartie.
La communauté se caractérise non pas le partage d’une substance, d’une qualité, d’une ou même plusieurs «propriétés», mais par le fait d’avoir en commun un devoir pour les avantages reçus, d’être en dette. Le commun renvoie à ce que l’on n’a pas, au manque, à l’impropre 5. Le commun n’est donc pas ce que l’on a en commun, mais ce que l’on doit en commun.
Instituer les communs
Ce commun comme don qui oblige à rendre est un principe qui guide les pratiques et doit déterminer le cadre juridique susceptible de les favoriser. Le commun n’est pas un ensemble de biens qui n’appartiendraient à personne et que tout un chacun, à sa fantaisie et selon son intérêt, pourrait s’approprier et utiliser librement. Ce serait là confondre le commun avec ce que le droit romain désignait comme res nullius. L’argument de la «tragédie des communs» a légitimé les enclosures et les privatisations: si chacun puise à sa guise dans les communs, ces derniers sont vite exténués par la surexploitation 6. L’argument tombe, dit-on, du fait que les biens informationnels ont des rendements croissants, d’où leur privilège dans la pensée contemporaine des communs mondiaux. Plus on les produit, moins il coûte à produire à l’unité, plus on les consomme, plus il y a de commun. Mais, outre que c’est là faire bon marché de la distinction entre information et connaissance, c’est reconduire une pensée de l’abondance illimitée qui ne vaut que pour un certain type de biens. En tout état de cause, ce ne peut être le cas des biens de la nature, qui réclament des limites dans leur utilisation.
Ce qu’il faut récuser ici, c’est une catégorisation en vertu de laquelle on attribue à un certain type de biens des propriétés intrinsèques ou une nature qui ferait d’eux des «biens communs» ou des «biens publics mondiaux». Aucune chose n’est par nature un «bien commun mondial». Le commun ne saurait relever de l’ontologie. Il faut se départir ici de la conception néo-classique des «biens publics» qui n’en fait qu’une exception aux biens marchands, comme de la conception néo-marxiste de l’immatériel qui reconduit le schéma de l’émergence historique du communisme. Il faut tenir que les communs mondiaux sont avant tout affaire de normes, normes qui doivent procéder d’un acte collectif d’institution. Car il ne s’agit pas de reconnaître, mais d’instituer. Ce qui a pour conséquence que les communs mondiaux ne peuvent être pensés comme l’extension progressive de communs locaux et sectoriels, ou comme la généralisation de «communautés existentielles» 7. Ils doivent être d’emblée institués à l’échelle mondiale.
Il y a cependant beaucoup à apprendre et beaucoup à attendre des communs locaux et sectoriels. Un «commons» n’est pas d’abord un bien que chacun utilise, c’est d’abord un savoir commun, une intelligence collective inséparable de pratiques. Les pratiques sont elles-mêmes ordonnées à des règles de production et d’usage définies par ceux qui en ont la pratique, par ceux qui en sont des praticiens 8.
La gestion des communs ne peut être que le fait des praticiens, producteurs et usagers, qui ont l’intelligence collective des pratiques 9. D’où la nécessité d’institutions démocratiques directes vouées à la gestion des communs. Mais chaque communauté locale ou productive ne peut définir ses propres règles de production et d’usage sans tenir compte du bien commun qui intéresse les citoyens bien au-delà des praticiens directs. La gestion des communs pose donc la question de la démocratie.
Aucune réinvention du communisme n’est concevable si l’on maintient l’idée d’une abolition des rapports de pouvoir et d’un dépérissement du droit et de la politique dans la société future. La perspective anti-politique que Marx avait reprise du saint-simonisme doit être désormais rejetée 10. Les leçons historiques ne manquent pas pour indiquer que la «commune» est depuis fort longtemps, bien avant l’âge industriel, le cadre politique dans lequel en Europe a été pensée et pratiquée la démocratie moderne. La Commune de Paris, héritière de cette tradition de lutte, a ébauché un nouveau mode de gouvernement qui unit l’idée républicaine de la citoyenneté et l’ambition égalitaire du socialisme du XIXe siècle: le «communalisme». Marx, dans La Guerre civile en France, feint d’en ignorer la portée car la doctrine des acteurs de la Commune n’entre pas dans son schéma du développement de l’histoire. Sans doute le communalisme des communards veut-il encore que chaque commune soit en quelque sorte «propriétaire d’elle-même», face à la centralisation étatique, héritant par là de cette conception appropriative qu’a donnée aux mouvements pluriséculaires des communes la bourgeoisie.
Mais là n’est pas l’essentiel de son expérience. La Déclaration au peuple français de la Commune du 19 avril vise une refondation de l’unité politique sur la base d’une fédération de communes auto-gouvernées: « L’unité politique, telle que la veut Paris, c’est l’association volontaire de toutes les initiatives locales». Articulant républicanisme traditionnel, fédéralisme proudhonien et socialisme internationaliste, ce communalisme entend instaurer «l’intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées, la libre défense de leurs intérêts». C’est là un exemple à méditer, sur le même plan que toutes les expériences de conseils qui lui ont succédé.
Le commun comme principe normatif des résistances
On se demandera sur quoi pourrait s’appuyer ce mouvement communaliste, surtout si l’on sait quelles forces s’exercent sur tous les sujets pour diminuer leur capacité d’action collective. La rationalité néolibérale, si elle a contribué à affaiblir les dimensions collectives du travail, n’a pas pour autant détruit la «subjectivité rebelle» de masse 11. Les forces de rappel ne manquent pas dans la société, comme l’indiquent les multiples mobilisations contre la mise en place d’un système de normes obéissant à la logique du marché et de l’appropriation privée. Le commun est le grand principe transversal, insuffisamment explicite, auquel s’articulent toutes les luttes. L’écologie politique, en dépit de ses incarnations politiques décevantes, en démontre la nécessité sous la forme de la préservation des «ressources naturelles». Les pratiques de mise en commun des savoirs le manifestent sous la forme de l’exigence de la gratuité. Non seulement dans la création artistique et scientifique, mais dans toutes les formes de travail, la solidarité, la coopération, la signification sociale de ce que l’on fait continuent d’être ressenties comme des besoins existentiels, même et surtout lorsque ces dimensions sont niées par les techniques individualisantes du management 12. Le commun reste encore ce qui nous lie les uns aux autres, ce qui fait résistance à la logique du marché. Marcel Mauss, à sa façon, l’avait remarquablement bien observé et analysé dans son Essai sur le don: «Nous n’avons pas qu’une morale de marchands 13.»
Ce commun transversal et polymorphe définit en pointillés un «espace public oppositionnel» beaucoup plus vaste que les seuls mouvements anti-néolibéraux et anticapitalistes d’aujourd’hui. Le communisme n’a pas vocation à rester l’apanage de la minorité agissante des usagers de l’informatique et de la création artistique, non plus que des groupements de l’extrême gauche radicale. Rien n’interdit de penser qu’il pourrait devenir majoritaire et que la rationalité du commun, aujourd’hui dominée, puisse devenir un jour dominante. Encore faudrait-il que cette exigence du commun trouve ses formes d’expression et d’organisation en dehors des schémas traditionnels du marxisme-léninisme. Le marxisme dans sa forme classique, avec sa foi progressiste dans la nécessité historique de l’œuvre destructrice du capitalisme, est incapable de donner une expression politique à cette norme du commun dans toutes ses dimensions, y compris les plus simples et les plus archaïques. Le communisme, s’il doit avoir un avenir, ne pourra que rompre avec son interprétation marxiste. Ce qui est d’ailleurs un mouvement bien entamé.
Le commun tel que nous l’entendons est un principe normatif, il n’est pas une nécessité du cours de l’histoire, il n’est pas seulement la spontanéité et l’évidence de la vie et du travail en commun, même s’il en dépend. Il commande l’institution politique de cette vie et de ce travail en commun, ce qui est le secret des révolutions quand elles forment des conseils 14.
Christian Laval. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56
Notes
1 Karl Marx, Manuscrits de 1844, Garnier-Flammarion, 1999, p.141-142.
2 Ibid., p. 159.
3 Rappelons à cet égard ce qu’Engels prédisait avec assurance dans les Principes du communisme: «La grande industrie, libérée des contraintes de la propriété privée, connaîtra une extension en regard de laquelle son développement actuel apparaîtra aussi mesquin que la manufacture comparée à la grande industrie moderne.», cité dans Marx/Engels, L’Idéologie allemande, Les intégrales de philo, Nathan, p. 91.
4 Manifeste du parti communiste, Œuvres I, La Pléiade, p. 175.
5 Roberto Esposito, Communitas, Collège international de philosophie, 2000.
6 Cf. Garrett Hardin, «The Tragedy of the Commons», Science, vol. 162, décembre 1968.
7 Cf. Christian Ansperger, Ethique de l’existence post-capitaliste, Pour un militantisme existentiel, Paris, Cerf, 2009.
8 Nous reprenons assez ici l’argument d’Isabelle Stengers dans Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2009.
9 C’est le principal enseignement des travaux de Elinor Ostrom sur les biens communs.
10 Cf. parexemple, Misère de la philosophie: «Il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile.» (Œuvres I, La Pléiade, p. 136).
11 Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel, Critique de la politique, Payot, 2007.
12 Cf. Danièle Linhart, Travailler sans autrui?, Le Seuil, 2009.
13 Marcel Mauss, «Essai sur le don», in Sociologie et Anthropologie, PUF, 1968, p. 258.
14 Cf. Hannah Arendt, «Réflexions sur la révolution hongroise», in Les Origines du totalitarisme, Quarto Gallimard, 2002, p. 924.