Publié le Mardi 8 février 2011 à 19h00.

Sur l'hypothèse communiste (par Alex Callinicos, Contretemps n°4)

Les interventions d’Alain Badiou et Slavoj Zizek visant à réactiver ce que le premier appelle « l’hypothèse communiste» tombent bien. Au moment où le capitalisme est confronté à sa crise économique la plus sévère depuis la grande dépression, les débats les plus en vogue restent cantonnés dans les présupposés les plus étroits, au point de faire de la taxe Tobin sur les transactions financières internationales une proposition aux allures radicales.

L’idée de communisme tire son importance, en premier lieu, du fait qu’elle renvoie tout simplement à un espace dans lequel une réponse d’envergure systémique au capitalisme (et pas à une autre « variante du capitalisme », pas à une version plus humaine ou plus communautaire du modèle anglo-saxon) peut s’articuler. Cependant, la réaffirmation de « l’hypothèse communiste » ne peut être que le point de départ d’une discussion et d’une analyse beaucoup plus vastes.

Mais de quelle hypothèse s’agit-il exactement  ? Les sens que lui donnent respectivement Badiou et Zizek paraissent différents et quelque peu contradictoires. Pour Badiou, il y a là en même temps une « pure Idée d’égalité » et les deux séquences qui en ont cherché la concrétisation politique, à savoir, des Jacobins à la Commune et d’octobre 1917 à la chute de la « bande des quatre » 1.

Comme c’est souvent le cas chez Badiou, la chose est à la fois trop abstraite et trop concrète. Trop abstraite dès lors que, en tant qu’idéal politique, les formes que peut prendre l’égalité se déclinent sur un registre beaucoup plus vaste que celui que l’on associe généralement à l’appropriation collective des ressources productives contenue dans l’idée de communisme. On songe à la tradition du libéralisme égalitaire, par exemple, qui s’est développée (sur le plan intellectuel, du moins) en particulier aux Etats-Unis depuis Théorie de la justice, l’œuvre clé de John Rawls parue en 1971. Cette école estime, à tort me semble-t-il, que l’égalité est possible sans rupture avec le capitalisme 2.

L’approche de Badiou est également trop concrète lorsque, sans distinction, il jette ensemble tous les projets associés à ce que l’on désigne parfois sous le nom de « communisme historique » : « La révolution l’emporta, suite à des insurrections ou des guerres populaires prolongées en Russie, en Chine, en Tchécoslovaquie, en Corée, au Vietnam, à Cuba 3. » Cette vision tolérante empêche toutefois de se poser la question de la pertinence qu’il peut y avoir, par exemple, à faire de la République populaire démocratique de Corée un cas de figure de « l’hypothèse communiste» ; quel genre de révolution est arrivée en Corée en 1945 dans les fourgons à bagages de l’armée soviétique ?

Ce genre de critique ne va pas sans rappeler de vieux débats que je me garderai de réouvrir. Il faut quand même noter la manière dont cette approche permet l'évacuation de tout ce qu’il juge compromis par le naufrage des régimes staliniens : « Il est clair que ceci [la nouvelle séquence de « l’hypothèse communiste»] ne sera pas, ne peut pas être, la reconduction de la première. Le marxisme, le mouvement ouvrier, la démocratie de masse, le léninisme, le parti du prolétariat, l'Etat socialiste – toutes les inventions du XXe siècle – ne nous sont plus vraiment utiles 4. »

Il y a quelque chose de rafraîchissant à se dire que le marxisme, dont on s’est jusqu’ici débarrassé comme d’une vieillerie datant de l’époque victorienne, peut être maintenant remisé parmi « les inventions du XXe siècle ». Mais l’acheteur avisé souhaitera savoir ce qu’il obtient en échange de ce qu’il cède. Or, ce que Badiou a à offrir, « l’axiome » (contre la fausse unité du marché global et des politiques identitaires) selon lequel « il n’y a qu’un seul monde » et une invocation de la vertu du courage, a peu de chances de compenser la perte du marxisme.

La chose est d’autant plus vraie que ce qui permet fondamentalement de dépasser l’opposition entre l’abstrait et le concret, excessifs l’un et l’autre dans le traitement que propose Badiou du communisme, c’est la critique marxiste de l’économie politique. C’est avec cette critique que le communisme comme aspiration transhistorique des opprimés (Badiou invoque les noms familiers de Spartacus et Münzer) a pu être transformé en un projet historiquement situé et en une résolution des contradictions du mode de production capitaliste.

Je vais revenir sur cette compréhension spécifiquement marxiste du communisme. Mais il vaut la peine d'insister sur le fait que la question de cet idéal se pose sur le terrain du capitalisme. Ce sont les injustices et les désordres constitutifs de ce système économique, et le diagnostic qu’en a fait Marx, qui définissent le communisme dans sa forme moderne. Il est parfaitement envisageable de chercher à débarrasser cet idéal des ces multiples liens au marxisme. Mais une telle entreprise, pour réussir, doit elle-même proposer sa propre critique de l’économie politique. Et Badiou montre une de ses grandes faiblesses lorsqu’il évacue le problème avec dédain.

En comparaison, dans son exploration de « l’hyptothèse communiste», Zizek se montre beaucoup plus disposé à aborder les réalités concrètes du capitalisme contemporain. Il rejette l’argument de Badiou selon lequel le communisme « est ce que Kant appelle une Idée, avec une fonction régulatrice, plutôt qu’un programme » 5. Zizek estime que la reproduction pérenne du système est sous la menace de quatre antagonismes. Trois d’entre eux renvoient à l’appropriation privée des communs de la culture (avec, par exemple, l’extension des droits de propriété intellectuelle), la nature externe (les différentes formes de catastrophes environnementales) et la nature interne (la biogénétique, par exemple). La quatrième ressaisit les précédentes à travers une exclusion constituée en condition partagée : « Cette triple menace contre tout notre être fait de nous tous des prolétaires réduits à une « subjectivité sans substance», pour reprendre les termes de Marx dans les Grundrisse. Le défi éthico-politique consiste à nous reconnaître nous-même dans cette figure ; d’une certaine façon, nous sommes tous exclus, à la fois de la nature et de notre substance symbolique 6. »

Les discussions de Zizek sur ces questions sont, bien sûr, souvent intéressantes. On y relève deux faiblesses considérables cependant. La première tient au fait que quand bien même Zizek, à la différence de Badiou, propose une critique de l’économie politique, cette critique est totalement inappropriée. Face à l’enchaînement classique d’une crise financière et d’une récession économique, il répète les formules de Hardt et Negri sur l’intellect général et le cognitariat. Mais il ne parvient pas à montrer ce en quoi ces concepts (d’une inutilité manifeste pour l’analyse de l’exploitation et des classes dans le capitalisme contemporain) peuvent nous aider à comprendre la crise économique actuelle 7.

Ensuite, Zizek commet lui aussi sa propre version fourre-tout du « communisme historique». Au regard de ce que l’on trouve chez Badiou, sa présentation de la tradition révolutionnaire ne présente guère de différences (avec sa succession de prises opportunistes du pouvoir par des partis communistes conscients de leur manque de soutien populaire). La conclusion, il est vrai, particulière qu’il tire de l’argument repose sur la distinction qu’il fait entre communisme et socialisme :

« Les communs peuvent encore être restitués à l’humanité collective sans le communisme dans le cadre d’un régime autoritaire et communautaire. De la même manière, la désubstantialisation et le « déracinement» du sujet peuvent aussi trouver une réponse sur le registre du communautarisme et un sujet qui trouve enfin sa place dans une nouvelle communauté substantielle. En ce sens, le titre anti-socialiste de Negri, Goodbye Mr Socialism, était correct : le communisme doit être opposé au socialisme qui, à la place du collectif égalitaire, propose une communauté organique (le nazisme était un socialisme national, pas un communisme). Autrement dit, s’il peut exister un antisémitisme socialiste, il ne saurait y en avoir une version communiste (et s’il paraît en être autrement, comme dans les dernières années du pouvoir de Staline, il ne s’agit que d’un indicateur du manque de fidélité à l’évènement révolutionnaire) 8. »

Le défaut du socialisme, pour Zizek, tient au fait qu’il implique un dépassement des antagonismes du capitalisme dans le cadre d’une « communauté nationale » aux limites ethniques ou raciales. Si Badiou n’aurait rien à redire sur le présupposé égalitaire de ce diagnostic, il est important de noter la différence cruciale entre les deux. L’échec du communisme peut être renvoyé au fondement de celui-ci sur le « principe étatique » 9. Mais pour Zizek, il est clair que le problème est ailleurs lorsqu’il avance « deux axiomes de la relation entre l’Etat et la politique : (1) l’échec de la politique du parti-Etat communiste est avant tout et essentiellement l’échec d’une politique anti- Etat, de la tentative de s’affranchir des contraintes de l’Etat, du remplacement des formes d’organisations étatiques par des formes d’auto-organisation (des « conseils») « directes» et non-représentatives ; (2) en l’absence d’une idée claire de ce qui doit se substituer à l’Etat, on ne saurait se soustraire à-, ou se retirer de- l’Etat. Au lieu de prendre ses distances avec l’Etat, la tâche fondamentale devrait viser à faire en sorte que l’Etat opère sur un mode non-étatique 10»

A un certain niveau, l’argument se justifie très bien. La crise en fait la démonstration ; l’Etat reste l’institution de la société moderne qui, de loin, détient la plus grande capacité de mobilisation des ressources et de canalisation des acteurs individuels et collectifs. Toute politique anticapitaliste conséquente doit poser des exigences quant à la manière dont l'Etat utilise cette capacité et incite les mobilisations sociales à même d’imposer ces exigences. De ce point de vue, aucun révolutionnaire ne peut rester indifférent au fait qu’Hugo Chavez ou Evo Morales mettent le pouvoir d’Etat au service de la majorité opprimée exploitée. On reste toutefois loin du compte ; non seulement parce que la critique marxiste classique de l'Etat capitaliste (implicitement réaffirmée dans la référence de Zizek à L’Etat et la Révolution de Lénine) reste vraie, mais également parce qu’il n’est en rien nécessaire de souscrire à l’anti-étatisme de Badiou pour se convaincre que le mauvais tour que prirent les choses après la Révolution russe a à voir avec un retour de formes de pouvoir hiérarchique et bureaucratique. L’idée selon laquelle l’origine du « manque de fidélité à l’évènement révolutionnaire » chez Staline tiendrait au fait que ce dernier aurait été un communiste conseilliste contrarié, est trop grotesque pour être prise au sérieux.

Où en est-on alors de l’idée de communisme ? Où Marx lui-même l’avait laissée : à la fois processus de renversement du capitalisme et terminus de ce processus. Marx et Engels écrivent dans L'Idéologie allemande que ce qu’ils appellent le communisme est le mouvement réel qui abolit l’actuel état des choses. Et dans une lettre célèbre de mars 1852 à Weydemeyer, Marx récapitule ce mouvement et précise, quant au communisme qui en est la conclusion :

« Mon originalité a consisté : 1. à démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3. que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classe 11. »

La grande force propre à cette compréhension du communisme réside, comme on l’a déjà observé, dans sa manière de situer le communisme dans des antagonismes et des luttes qui sont ceux du capitalisme. Ses deux grandes faiblesses sont inscrites dans le présupposé de Marx (incertain et aléatoire au fil des textes, mais explicite dans la dernière citation) que le renversement du capitalisme est inévitable, et dans sa conviction qu’une conceptualisation du communisme comme mouvement historique le dispensait de l’obligation (au-delà des intuitions intéressantes mais fragmentaires formulées dans la Critique du Programme de Gotha) d’en dire davantage sur la nature de la société devant émerger de ce processus.

L’un des grands acquis du marxisme révolutionnaire au XXe siècle, dans les écrits de penseurs aussi différents que Gramsci ou Benjamin, a consisté à débarrasser le matérialisme historique de la nécessité. Mais l’effondrement du stalinisme nous a privés du refuge que la critique du socialisme utopique nous fournissait grâce à Marx. Nous devons élaborer une description convaincante de la nature de notre alternative au capitalisme 12. La crise économique en cours, en faisant apparaître le besoin de cette alternative, rend la tâche d’autant plus urgente.

Alex Callinicos. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 Alain Badiou, « The Communist Hypothesis », New Left Review, 49, janvier-février 2008.

2 Pour une approche critique de cette tradition, cf. Alex Callinicos, Equality, Cambridge, Polity, 2000.

3 Alain Badiou, op. cit., p. 36.

4 Ibid., p. 37.

5 Ibid., p. 35 ; à comparer avec Slavoj Zizek, First as Tragedy, Then As Farce, Londres, Verso, 2009, p. 87.

6 Slavoj Zizek, op. cit., p. 92.

7 Ibid., p. 138-148. Pour une critique synthétique de ce qu’il advient du concept de classe chez Hardt et Negri, cf. Alex Callinicos, The Resources of Critique, Cambridge, Polity, 2006, p. 143-146 ; et pour une analyse plus systématique, cf. Chris Harman, Zombie Capitalism, Londres, Bookmarks Publications, 2009, ch. 14.

8 Slavoj Zizek, op. cit., p. 95.

9 Alain Badiou, op. cit., p. 36.

10 Slavoj Zizek, op. cit., p. 130.

11 Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance, Tome III, Janvier 1852-Juin 1853, Editions sociales, 1972, p.79.

12 Cf., par exemple, Stathis Kouvélakis (dir.), Y-a-t-il une vie après le capitalisme ? Paris, Le temps des cerises, 2008.