Le Parlement polonais vient de voter une loi interdisant la production et la diffusion des symboles communistes. Cet interdit s’ajoute à celui qui existe depuis longtemps déjà, concernant la propagation de l’idéologie communiste. Les pays de l’Est européen ont largement adopté la figure rhétorique de l’équation entre nazisme et communisme. Il est clair qu’une telle opération contribue à jeter les fondements idéologiques des régimes issus de l’ancien pays du socialisme réel. Les intellectuels provenant de milieux dissidents, en particulier Vaclav Havel et Adam Michnik, ont fourni les outils intellectuels pour le renversement radical de l’imaginaire politique collectif. Le clivage essentiel n’est plus entre la droite et la gauche, mais entre le totalitarisme et la démocratie. Dans cette perspective, il devient clair que le nazisme et le communisme soviétique étaient essentiellement la même chose et que leur hostilité historique n’était donc qu’une contingence.
Il n’y pas lieu de polémiquer avec ce discours. Il faut tout de même reconnaître que l’Union soviétique et son projet de transformation de la société trouvent leurs racines dans une fraction du mouvement communiste (ce qui ne veut pas dire que l’on doive identifier le communisme avec sa variante bolchevique : de ses débuts jusqu’à son dernier souffle, le bolchevisme était critiqué voir dénoncé par d’autres courants communistes). Il existe de nombreuses explications de l’échec du communisme bolchevique : le thermidor stalinien, les purges et massacres de militants communistes de la première heure effectués par le régime dans les années 1930, les dérives du capitalisme d’Etat en Russie y compris l’accumulation primitive déguisée en collectivisation. L’échec de ce grand projet qui est un fait historique ne peut pas laisser indifférents ceux qui se disent communistes aujourd’hui. Or cet échec est spectaculaire. Il ne s’agit pas uniquement de l’effondrement du bloc de l’Est. On connaît l’argument hégélien selon lequel la force d’une révolution ne se manifeste pleinement qu’après la défaite politique, militaire ou physique. Tel fut le cas de la Révolution française : c’est paradoxalement le congrès de Vienne qui a assuré le caractère irréversible de certaines institutions révolutionnaires, comme le code civil.
Rien de tel dans le cas de la révolution d’Octobre. Elle a certes changé la face du monde mais pas d’une manière qui permettrait de parler des acquis irréversibles de cette révolution. Sans vouloir diaboliser la Russie contemporaine, il faut tout de même dire que le système post-soviétique est autoritaire, très inégalitaire, oligarchique et nationaliste. Quant à la Chine, l’État gouverné par le parti dit communiste représente le dernier rempart du capitalisme mondial comme l’illustre la crise actuelle. C’est un de ces paradoxes que l’histoire ne cesse de produire. Même sous la forme d’un idéal ou d’une idée régulatrice, le communisme n’inspire plus un mouvement ouvrier en grande partie désorienté et morcelé politiquement.
Tout cela veut-il dire que la perspective communiste et l’engagement communiste ne sont plus à l’ordre du jour ? D’aucuns prétendent que l’aventure communiste relève de circonstances historiques uniques, et de trois éléments conjoncturels majeurs : le stade initial du capitalisme industriel avec sa masse de prolétaires déshérités et révoltés ; l’hégémonie du discours progressiste partagé aussi bien par des socialistes que par des libéraux ; l’idée de la révolution conçue comme l’évènement capable de couper l’histoire en deux et de produire d’un seul coup les nouvelles règles du monde social. Ce discours était fondé sur une idée linéaire de l’histoire et sur la vision d’une amélioration tendancielle de l’humanité en matière de connaissances et de morale. La combinaison de ces trois éléments aurait seule rendu possible le mouvement communiste. Il serait donc censé disparaître avec l’effacement des conditions historiques de sa possibilité. Bien qu’il soit discutable de savoir si et à quel point les trois conditions en question ont effectivement disparu, il est hors de doute que la dynamique du communisme comme mouvement et comme concept a subi un recul considérable pendant les dernières décennies. La question demeure : s’agit-il d’une crise, d’une marginalisation durable ou définitive, ou d’une agonie ?
Rappelons ici quelques composantes de ce qu’on pourrait appeler un ethos communiste. C’est bien moins qu’une définition, et encore moins un programme d’action. Pourtant l’ethos joue historiquement un rôle non négligeable. La pertinence d’un certain ethos ouvre les voies de questionnements, d’un imaginaire, mais aussi d’un travail conceptuel et politique. On peut donc risquer l’hypothèse que si l’ethos communiste est encore vivant, les défaites et les échecs de la cause communiste ne sont pas définitifs.
Le communisme est un égalitarisme radical. Les diverses gauches de notre époque tiennent un discours d’égalité des chances (notion vague qui sert à se disculper des inégalités réellement existantes). Le communisme plaide une égalité des effets. Bien évidemment, l’égalité sociale ne doit pas être confondue avec une équation mathématique. L’égalité sociale est une manière d’organiser les rapports entre une multitude d’individus différents. Mais ce type de rapports exclut profondément les relations de domination. Le lien social fondamental est celui de l’amitié ou de l’alliance, de sorte que la communauté communiste se distingue aussi fortement du modèle de la Gesellschaft (société contractuelle et procédurale) que de celui de la Gemeinschaft (société comme communauté organique naturelle). Les revendications d’égalité ne cessent de traverser et d’agiter nos sociétés. Elles prennent des formes très variées, en commençant par les nombreux courants du féminisme, jusqu’aux diverses formes de revendications minoritaires et culturelles. Il semble que la perspective communiste dispose encore d’un potentiel critique unique, qui coïncide en grande partie avec ces revendications, mais approfondit et radicalise leurs enjeux. Le communisme est égalitaire, aussi, parce qu’il rejette l’idée selon laquelle l’égalité peut être acquise « par le haut », à travers des structures et institutions bureaucratiques et administratives. L’égalité ne peut être conquise que « par le bas ». Cela n’implique pas que la forme des institutions politiques actuelles est sans importance, même si les communistes s’opposent à un fétichisme de ces institutions.
Le communisme est un anticapitalisme. Bien qu’il semble clair aujourd’hui que l’appropriation de la plus-value capitaliste n’est pas l’unique source de la domination, le communisme ne peut se permettre de céder à une conception radicalement nominaliste de la domination. Le capitalisme est un système hégémonique mondial de domination. Malgré ses nombreuses mutations, il préserve une unité essentielle à travers toute son histoire. Par conséquent, les luttes de classes demeurent essentielles, non seulement afin de comprendre les dynamiques et les enjeux politiques contemporains, mais aussi pour fournir une potentialité de changement radical voire de sortie du capitalisme. En ce sens, le communisme reste révolutionnaire. Mais il faut aussi dire qu’être révolutionnaire n’implique pas forcément l’adhésion à une vision philosophique naïve d’une révolution qui diviserait l’histoire humaine en deux phases : celle de la nécessité et celle de la liberté, mettant fin une fois pour toutes à toutes les formes de domination et assurant d’un seul coup le bien-être serein de l’humanité. Toutefois, le communisme conçoit la révolution comme l’évènement qui fait rupture, qui déclenche les nouvelles dynamiques sociales et permet les nouvelles causalités au sein du social. La révolution n’est pas une garantie pour la réalisation du projet communiste, elle n’est que sa condition historique de possibilité. De toute façon, l’alternative entre le réformisme et la révolution n’est plus à l’ordre du jour. La social-démocratie contemporaine n’est plus réformiste, elle a tout simplement abandonné l’idée communiste (voire socialiste). Elle se veut uniquement « administratrice de gauche »
Le communisme est un matérialisme. Il ne rejette nullement le processus de désenchantement du monde. En revanche, il garde ses distances et parfois s’oppose ouvertement à ces matérialismes qui, tout un négligeant l’historicité des connaissances humaines, prennent une forme idéologique déguisée en science (en particulier les économismes et les biologismes vulgaires ou bien vulgarisés). Le communisme est aussi un matérialisme dans la mesure où il rejette l’idée de salut par la morale, même si une certaine forme d’idéal moral a toujours animé le mouvement communiste. Il ne cache pas qu’il cherche à former un homme nouveau. L’histoire produit constamment (ce que les idéologies conservatrices occultent) de nouvelles formes de subjectivité et d’intersubjectivité. Le communisme ne prétend pas fabriquer l’homme nouveau ex nihilo. Il cherche en revanche à raffermir toutes les forces et les potentialités déjà présentes qui sont porteuses d’un monde égalitaire, sans domination ni exploitation. L’avenir est imprévisible, à l’exception peut-être d’un fait : l’histoire ne se terminera qu’avec la fin physique de l’humanité. En ce sens, la conception de Marx et d’Engels reste d’actualité. Pour eux, le « communisme [est] le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent actuellement ». Une autre de leurs formules reste aussi d’actualité, à savoir que « les communistes ne forment pas un parti distinct ».
Il est vrai que le communisme n’inspire plus l’imaginaire collectif des masses populaires et intellectuelles. Il est vrai aussi qu’au niveau mondial il n’existe plus de puissant mouvement politique communiste. Il est vrai enfin que le communisme a subi de nombreux échecs et que les communistes ont appliqué des conceptions politiques erronées, voire catastrophiques. Mais cela ne signifie pas la mort de l’idée communiste. Sa pertinence ne dépend pas de la conjoncture politique et culturelle. Elle dépend avant tout de sa capacité à identifier les enjeux névralgiques de notre modernité (capitalisme, égalité, universalisme). Et c’est précisément en cela qu’elle reste puissante.
Michal Kozlowski. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56