Au milieu des années 1980, au moment de l'Acte unique européen, naît un mouvement que nous appelons «Nouvel Européanisme» (New Europeanism). Ce mouvement, qui existe toujours, a connu son plus grand élan après la chute du bloc soviétique pour ensuite perdre en énergie en raison de tensions internes et de contradictions qui le rendirent de plus en plus incohérent. Il me semble que le temps est venu de revenir plus en profondeur sur son histoire et son importance stratégique.
Les objectifs du Nouvel Européanisme étaient à la fois «internes» et «externes». En matière de politique intérieure, il s'agissait de rétablir le pouvoir du capital par la remise en question des engagements pris par les Etats d'Europe de l'Ouest en faveur des travailleurs à la suite de Stalingrad et de Koursk.1 Concernant la politique extérieure, le Nouvel Européanisme visait à faire de l'Europe de l'Ouest une force plus unie, autonome et influente dans les affaires internationales. Cela dans le but de dépasser une autre conséquence de la défaite de l'Europe capitaliste durant la Deuxième guerre mondiale : sa réduction à un quasi-protectorat étasunien.
Ces deux objectifs devaient être atteints par l'utilisation et la transformation de ce que les auteurs anglo-saxons appellent la machinerie de l'«intégration européenne». Une série de conférences intergouvernementales devaient servir à orienter cette machinerie vers les buts du Nouvel Européanisme: l'Acte unique européen, Maastricht, Amsterdam, Nice et, finalement, la «Constitution» de 2004-2005.
Dans les milieux universitaires anglo-saxons le débat dominant concernant les institutions de l'intégration européenne – ce que l'on appelle les «théories de l'intégration européenne» – se focalise sur qui contrôle ces institutions. Selon certains, ce sont les dirigeants des pays membres qui occupent ce rôle central. Pour d'autres, c'est une alliance entre les dirigeants des institutions supranationales de l'Union Européenne (UE) et les intérêts patronaux nationaux. En fait, il s'agit là d'un débat trivial qui ne fascine que les décideurs politiques britanniques et étasuniens, désireux de savoir sur quel bouton appuyer pour obtenir le meilleur levier de pouvoir à propos de telle ou telle question interne à l'UE. En effet, la direction de la construction européenne a toujours été partagée entre ces trois groupes, ou plutôt entre deux d'entre eux: les dirigeants des Etats membres et les intérêts patronaux. Quant aux dirigeants des institutions supranationales, particulièrement ceux de la Commission, ils sont pour la plupart en transit entre les gouvernements nationaux et des postes très lucratifs dans des grandes entreprises.
En fait, les institutions de la construction européenne ont toujours été des instruments aux mains des élites. Dans un texte du début des années 1990, Shirley Williams formule de manière pertinente cette réalité élitiste : «Bruxelles … est accessible aux lobbyistes professionnels – dont bon nombre viennent, comme par hasard, des Etats-Unis et du Japon, et dont les poches sont garnies de cartes de crédit … – mais pas aux paysans grecs, aux pêcheurs portugais, aux travailleurs des usines espagnoles ou aux employés de banque écossais»2.
Le Nouvel Européanisme est le produit de ces élites. Néanmoins, dès son origine, il est constitué d'un mélange de conflits et de consensus tels qu’ils existent au sein de ces élites. Le désaccord le plus patent étant celui qui séparait, d’un côté, les représentants de l'Angleterre thatchérienne et, de l’autre, des élites françaises et allemandes.
La substance de ces désaccords fait l'objet de débats. Certains désignent la question des programmes sociaux comme point d'achoppement entre une Europe sociale et une approche anglo-américaine prônant le marché intégral. D'autres mettent en avant les divergences entre modèles nationaux de capitalisme. Selon moi, aucune de ces questions n'était centrale: le désaccord programmatique portait sur les enjeux géo-économiques et géo-politiques, et non sur des enjeux de pouvoir internes à l'Europe. Néanmoins, l'existence d'objectifs néolibéraux communs ne pouvait masquer d'importantes différences stratégiques entre les thatchériens et leurs homologues continentaux, et celles-ci se cristallisaient dans des discours politiques très différents de part et d'autre de la Manche.
L'objectif hayekien
Comme David Calleo et John Gilligham l'ont expliqué, la face «interne» du projet du Nouvel Européanisme avait comme modèle la Nouvelle Droite anglo-américaine des années 1980. L'impulsion donnée par Thatcher et Reagan pour mettre à bas les compromis sociaux d'après-guerre fut relayée par les élites continentales, ce qui permit l'émergence d'un projet transatlantique commun pour la mise en place de ce que désormais à gauche on appelle fréquemment le «néolibéralisme».
Lorsque Helmut Kohl devint chancelier de la République Fédérale Allemande en 1982, il promit un «tournant» (die Wende). Mais ce fut le gouvernement Mitterrand qui fit le pas décisif pour lancer ce qui s'avérera être la grande transformation sociale des deux dernières décennies. En 1983-1984, Mitterrand développa ce qui constituera le noyau discursif du tournant: d'abord, la «modernisation» et la «réforme» comme moyen de faire face à la «mondialisation»; ensuite, et surtout, l’abandon des objectifs défendus par les partis de gauche lors des élections au profit de ceux de la construction de l'«Europe».3 Cela ouvrit la voie au tournant vers un «projet hayekien», tournant dont le point culminant fut le Traité de Maastricht.
Tommaso Padoa Schioppa4, figure intellectuelle centrale dans la conception de l'Union Economique et Monétaire (UEM), a lui-même reconnu honnêtement que les élites continentales soutenant le projet de Marché Unique Européen au milieu des années 1980 avaient changé de position en adoptant l'idée d’un «Etat minimal». Il écrit en effet : «L'émergence d'une philosophie politique basée sur l’«Etat minimal» permettait … la combinaison entre harmonisation minimum et reconnaissance mutuelle … qui débloqua la mise en oeuvre complète du marché unique». Il poursuit en reconnaissant que Thatcher avait eu un rôle clé dans ce processus en montrant la voie vers «la doctrine de l’Etat minimal» et en «faisant barrage aux propositions visant à compléter l'union monétaire par une union fiscale»5.
Il est frappant de constater cette unité de vue entre élites européennes et gouvernement thatchérien en matière de buts sociaux. Pourtant la notion d'un Etat «minimal», par opposition à «maximal», ne permet pas de saisir véritablement le tournant hayekien. Le problème que percevait Hayek – qui préoccupa de nombreux autres libéraux de l'entre-deux-guerres, tels Benedetto Croce ou José Ortega y Gasset – résidait dans la montée de la démocratie de masse et de la souveraineté populaire. Selon lui, cela conduisait à l'émergence d'un type d'Etat mettant l'accent sur les programmes sociaux et impliquait un contrôle accru de l'Etat sur l'économie. Il donna à cette tendance le nom de «route de la servitude» car, selon lui, elle menaçait la liberté individuelle. Hayek pensait en effet que le marché libre était nécessaire à une société libre. Dès lors, qu'il soit grand ou petit, l'Etat devait être conçu pour pouvoir résister aux engagements sociaux envers la population que la souveraineté populaire ne manquait pas de susciter. Son rôle devait donc se limiter à imposer les règles du libre marché.
De fait, les engagements pris dans la période de l'après-guerre par les Etats capitalistes d'Europe de l'Ouest en matière de sécurité sociale, de plein-emploi et d'accroissement de l'égalité sociale conduisaient précisément sur la «route de la servitude» hayekienne, même si cette «servitude» était ressentie comme une libération par les membres de la classe ouvrière. Le tournant hayekien impulsé par les thatchériens en Angleterre impliquait de libérer l'Etat de ses obligations envers la majorité de la classe ouvrière et de réimposer aux travailleurs l'insécurité du marché. Cette perspective fut également adoptée par les élites d'Europe continentale dès le milieu des années 1980.6
L'interprétation continentale des objectifs hayekiens prit néanmoins une forme stratégique différente de celle qui a prévalu dans le monde anglo-saxon. La stratégie de la Nouvelle Droite anglo-étasunienne a consisté à opposer le populisme autoritaire et le nationalisme à la force organisée des travailleurs, ceci dans le but de démanteler les prestations sociales. De plus, aussi bien aux USA qu'en Angleterre, cette stratégie populiste fut portée à la victoire par les principaux partis dans le cadre des systèmes politiques existants. Tant le parti travailliste britannique que le parti démocrate étasunien furent aisément conquis durant l'offensive menée pour annihiler les conquêtes des travailleurs de l’après-guerre.
Cette stratégie anglo-saxonne était trop radicale pour l'Europe continentale. Une confrontation nationale-populiste avec les travailleurs aurait en effet très bien pu s'exprimer dans des tendances politiques telles que celles portées par le mouvement lepéniste en France ou la droite nationaliste allemande. Mais cela aurait entraîné une trop grande instabilité et aurait pu provoquer de dangereux retours de flamme. Dans ce cadre, le Nouvel Européanisme permit la mise en place d'une stratégie qui visait à restructurer radicalement les institutions étatiques en utilisant la machinerie de l'intégration européenne. Il légitima également la transformation du rapport de classe en le faisant passer pour quelque chose de très différent: un mouvement pour l'«unité européenne».
De cette manière, le Nouvel Européanisme pouvait affirmer que les principes hayekiens étaient simplement les moyens nécessaire à la fin qu'était l'«unité européenne», et cette approche se révéla très efficace durant un certain temps. Ce n'est que très récemment qu'a émergé la conscience que fin et moyens devaient être compris dans l'ordre inverse de celui que présente le discours du Nouvel Européanisme. En fait, l'«unité européenne» constituait le moyen menant à la fin qu'était la «liberté» hayekienne.
La véritable nature du rapport entre fin et moyens apparaît clairement dès lors que l'on remarque que les fondements de la machinerie institutionnelle de ce qui fut appelé «unité européenne» sont inspirés par Hayek, en particulier par sa conception d'une fédération européenne. La conception fédérale de l'ingénieux Autrichien – qui apparaît pour la première fois en 19397 – est dérivée de sa brillante idée selon laquelle le droit international peut être utilisé comme arme juridique contre la souveraineté populaire et les processus de décision démocratique touchant aux questions économiques et sociales nationales. En effet, dans la doctrine juridique occidentale, le droit des traités internationaux ratifiés par les États peut l'emporter sur les lois ordinaires votées par le parlement et les politiques de ces États. Ainsi, un traité portant sur des questions domestiques peut bloquer un processus politique démocratique national. Cette conception était en fait intégrée au Traité de Rome, mais elle resta en sommeil durant un quart de siècle. Ce n'est que depuis le milieu des années 1980 et l'Acte unique qu'elle fut activée dans une série de conférences intergouvernementales, faisant de l'UE une fédération telle que Hayek la concevait.
Dans la conception de Hayek, la fédération doit avoir une fonction avant tout négative, car son rôle est d'empêcher les États membres de céder aux pressions démocratiques dans le champ des politiques économiques et sociales. Elle ne doit donc pas être une fédération démocratique relevant d'une intégration positive, car cela en ferait ce qu'Hayek appelle un «super-État». Or, comme il l'écrit, il faut s'opposer aux États jouissant d'«une souveraineté sans entraves dans la sphère économique … Mais … cela ne signifie pas qu'un nouveau super-État doit recevoir des pouvoirs que l'on n’a pas appris à utiliser intelligemment au niveau national» 8. Les pouvoirs dont Hayek pense que nous avons été trop stupides pour les exercer de manière responsable sont ceux que le gouvernement parlementaire représentatif confère sur la vie économique et sociale. Le but de la «fédération» qu’il propose est donc de limiter l'autorité démocratique nationale et non pas de la transférer à l'échelon supérieur. La fédération doit avoir une «constitution de liberté» au niveau européen, bloquant l'exercice de la démocratie dans le champ de l'organisation et des politiques économiques et sociales. Le rôle de la fédération est d'être «un pouvoir qui peut limiter les différentes nations … un ensemble de règles définissant ce qu'un Etat peut faire et une autorité apte à faire respecter ces règles. Les pouvoirs nécessaires à une telle autorité sont avant tout négatifs: elle doit avant tout être capable de dire «non» à toutes sortes de mesures restrictives»9.
L’orbite hayekienne de l’Union Européenne
C’est cet ensemble d’idées qui ont été mises en œuvre dans l’UE depuis le milieu des années 1980 et qui se sont matérialisées dans le projet de «Constitution» à travers deux mécanismes clés.
Tout d’abord, l’Union a été dotée de la compétence exclusive dans le domaine des «règles de concurrence régissant le fonctionnement du marche intérieur». Cette petite phrase ouvre un gigantesque espace permettant aux institutions de l’UE d'imposer des régimes de «marché libre» aux sociétés européennes. Les mécanismes utilisés à cette fin sont d'une élégante simplicité: le principe d’«intégrationnégative» implique que les membres de l'UE acceptent le droit des entreprises d'opérer dans toute l’Union sur la base des législations de leur pays d'origine. Par ce mécanisme, l’UE établit un régime de concurrence entre les pays membres qui conduit à ce que l'on appelle le «nivellement par le bas».
Le second mécanisme réside dans le fait que la conception de l’Union monétaire confère un pouvoir exclusif et incontrôlable à la Banque Centrale Européenne (BCE) en termes de formulation de la politique macro-économique. Ce mécanisme implique qu'il n’existe pas de «gouvernement économique» combinant politique monétaire et politique fiscale. La politique fiscale reste de la compétence des pays membres tout en étant en permanence limitée négativement par ledit «Pacte de stabilité et de croissance» [prévu par le Traité de Maastricht et confirmé par les traités subséquents]. De plus, les gouvernements désirant utiliser l’instrument fiscal en vue de stimuler leur économie nationale réalisent que le destin de leur politique dépend du choix de la BCE de relâcher, ou pas, la politique monétaire.
Ces deux mécanismes sont soutenus par un système de décision politique, également d’inspiration hayekienne, concernant tout ce qui relève de la juridiction de l’UE. En effet, l'institution qui a le monopole dans la formulation des politiques européennes, la Commission Européenne, est un organe dont les membres ne sont pas élus mais choisis par les pouvoirs exécutifs nationaux.
Ce principe constitue le diamant hayekien sur la couronne de l’UEqui consacre la rupture avec l'un des principes fondamentaux de la démocratie représentative: le principe voulant que l'organe disposant d'une capacité d’initiative politique doit être élu par le peuple. Dans l’UE, ce lien est rompu, car les élections européennes ne confèrent aux électeurs aucune influence sur la composition de l'instance ayant l'initiative dans la formulation des politiques européennes. Comme si, lors d'élections nationales, les électeurs décidaient de la composition du parlement et qu'unRoi ou une Chambre des Lords désigne ensuite le Premier ministre.
Cet ingénieux dispositif consacre ainsi l’établissement d'une dynamique que l'on peut qualifier, en reprenant les termes de Gramsci, de «révolution passive»10: un long mouvement visant à transformer les rapports de force sociaux et à reconfigurer l'économie politique européenne au moyen d'une forme de gouvernement ressentie comme «inorganique»11 par de larges parts de la population, et qui n'entre pas, de ce fait, en conflit frontal avec les aspirations et les valeurs de cette population. Cette forme de «révolution passive» prise par le tournant hayekien est également parfaitement saisie par une autre notion gramscienne: celle de «transformisme» (trasformismo)12. Cette notion renvoie à la stratégie de conquête et de cooptation des directions des partis à base populaire – avant tout les partis sociaux-démocrates – afin d’utiliser leurs appareils comme instruments permettant de saper les valeurs de leurs propres membres.
Ainsi, le mécanisme hayekien permet la reconfiguration des rapports sociaux de classe au niveau de l’UE, sans que les citoyens aient un quelconque accès ou une quelconque capacité de contrôle sur ce mécanisme directeur. En effet, leur unique instrument d'action politique reste cantonné au niveau national, et ce niveau ne dispose pas des moyens d’une élaboration politique permettant de répondre aux frustrations et aspirations populaires.
Les hayekiens britanniques, thatchériens et blairistes, se félicitèrent évidemment du développement de la machinerie européenne en faveur d’une société de marché. Ce fut d'ailleurs Lord Cockfield, proche collègue de Mme Thatcher, qui conçut l'un des piliers de ces arrangements: le régime de concurrence de l’Acte unique européen de 1986. Tandis que l'autre pilier de ce système – l'établissement de la BCE – était soutenu par un autre fidèle lieutenant de Thatcher: le gouverneur de la Banque d’Angleterre. En revanche, la droite britannique hayekienne ne vit naturellement aucune raison de sacrifier sa machinerie de légitimation démocratique nationale au nom de sa conception hayekienne des nouveaux arrangements continentaux. Et ce à l’opposé des élites d’Europe continentale, qui ne pouvaient suivre le chemin hayekien qu'en utilisant la machinerie légale et constitutionnelle européenne pour mettre les décisions socio-économiques hors de portée des institutions démocratiques représentatives nationales.
La scission entre (géo)économie et (géo)politique
Le Nouvel Européanisme n’a toutefois pas seulement consacré la transformation interne de rapports de classes. Il a également stimulé le retour de l'Europe occidentale au centre de la scène économique et politique internationale.
Dans le domaine de l’économie internationale, ce retour se manifeste notamment dans les questions monétaires. La construction de l’euro n'a pas seulement été un pilier central du tournant hayekien en politique intérieure, mais également une action défensive des économies d'Europe de l'Ouest face aux fluctuations impériales et prédatrices du dollar depuis les années 1970. Dans la perspective de Washington, cela impliquait que le bouclier européen pourrait, dans certaines circonstances, se transformer en épée pointant le cœur de la domination du dollar, support essentiel du type de rapports que le capitalisme étasunien entretient actuellement avec le reste du monde. Si, par exemple, les pays d'Asie de l'Est décidaient de constituer leur propre régime monétaire régional et le reliaient à l’euro, les changements provoqués sur l’ensemble des flux de l’économie mondiale auraient des conséquences désastreuses pour les États-Unis. Cela explique les réactions de Martin Feldstein, doyen des économistes républicains, qui, dans une envolée agressive, déclara que le lancement de l’euro pouvait signifier la guerre !
Dans ce contexte, Margaret Thatcher tenta naturellement de bloquer la création de l’euro. Mais lorsque cette tentative échoua, Londres dut faire face à un dilemme angoissant: si le projet de l’«euroland» parvenait à fonctionner sans l'Angleterre, Londres risquait de perdre son rôle de place financière. À l'inverse, si l'Angleterre intégrait l’euroland, elle perdait un pilier essentiel de ses liens structurels avec les États-Unis.
Le Nouvel Européanisme engendra également des tensions géopolitiques entre Européens et Anglo-Etatsuniens, et ces tensions se sont à présent étendues au sein même de l’Europe continentale. Si l'État français s'est présenté longtemps comme le leader du pôle européaniste au sein de l'Alliance atlantique, cette prétention a été bloquée, durant toute la période de la guerre froide, par la dépendance de l’Allemagne de l’Ouest aux États-Unis, notamment en termes de sécurité. Mais la chute du bloc soviétique libérait l’Allemagne de son statut de protectorat américain. Dès lors, le chancelier Kohl décida que la nouvelle Allemagne n’allait pas se lancer dans un Sonderweg13 entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest, mais aurait pour objectif de faire progresser, par ses liens avec Paris, la cohésion de l’Europe de l’Ouest afin de faire de cette dernière un acteur politique des relations internationales. La première tâche liée à ce projet était de développer la machinerie de L'UE, afin d'en faire un acteur capable de remodeler ses relations avec l’Europe Centrale et l'Europe de l'Est. Sous le mot d’ordre d’«union politique», le nouveau projet franco-allemand fut accueilli avec enthousiasme par de nombreuses élites de l’Europe continentale, bien au-delà des deux pays l’ayant conçu. De plus, ce projet renvoyait à des logiques allant bien au-delà des logiques de puissance pure. L'Union Monétaire avait en effet besoin d’une base plus solide d’unité politique de l’Europe occidentale, tandis que les transformations d’inspiration hayekienne des rapports de classes internes rendaient nécessaires de nouvelles ressources en termes d'énergie politique et d’autorité. C'est cela que l’existence d’une politique internationale européaniste autonome devait considérablement faciliter.
C’est précisément cet aspect du Nouvel Européanisme qui était inacceptable pour les dirigeants des États-Unis. Pour eux, rendre l’Europe «unifiée et libre» comme disait le président Bush père, impliquait une division du travail fondamentale dans les développements institutionnels de l’Europe: le rôle de l’UE était de «libérer» l’Europe – au sens de Hayek –, tandis que la réunification de l’Europe était une tâche qui revenait à l’Otan. Or, l’Otan devait être une alliance hégémonique sous leadership étasunien, dépourvue de toute structure politique européenne autonome, dépourvue donc de capacité propre de l’UE à formuler, ou à mettre en oeuvre, des concepts stratégiques européens.
Ces tensions se sont traduites, après 1989, par un conflit constant au sujet de la structure politique au niveau international de l’Europe. Ce conflit éclata ouvertement avec le projet anglo-étasunien d'attaque de l'Irak, pour se propager au sein des institutions fermées des élites politiques de l'Otan et de l'UE.
Ces conflits concernant la nouvelle architecture géopolitique de l’Europe étaient complexes et difficultueux. Paradoxalement, au moment où les dirigeants français finalement obtenaient ce qu’ils cherchaient avec le tournant allemand du début des années 1990, certains d’entre eux – notamment l'incorrigible dilettante Chirac – décidèrent qu’ils n'étaient finalement pas assurés de leurs objectifs. Au lieu de suivre la ligne de Mitterrand, qui visaient à donner à la France le rôle d’une puissance régionale (en association étroite avec l’Allemagne), Chirac caressa l’idée d’une France occupant une place de petite puissance mondiale. Les Britanniques hésitèrent également, notamment après avoir subi l'expérience traumatisante d’être traités par les États-Unis comme une puissance plus ou moins inamicale en Bosnie. Cependant, les efforts américains pour devenir à nouveau hégémoniques en Europe n’ont abouti à aucune victoire décisive. La grande idée des administrations Bush senior et Clinton - l’utilisation des Balkans comme poste de pilotage par lequel ils pourraient réimposer la domination étasunienne sur l’Europe -, a échoué. Les Européens de l'Ouest y répondirent par ladite «Politique européenne de sécurité et défense». De plus, si l’intrusion agressive de l’administration Bush en Irak a bien atteint l'effet escompté de scinder l'UE en réussissant à entraîner les Britanniques, l'aventure se transforma en débâcle pure et simple.
Les «gueules de bois» hayekiennes
Vingt années de mise en œuvre de ce projet de Nouvel Européanisme ont abouti à de nombreuses «gueules de bois», tensions et incohérences. Tant les idéaux du «marché libre» que la confiscation des processus de décision démocratique en ce qui concerne les politiques économiques et sociales ont engendré un malaise politique et populaire croissant à travers l’Europe, malaise évident dans les cas du référendum français et des élections allemandes.
Les dirigeants de la machinerie de l’UE n’ont plus d’idées neuves. Tels des lapins éblouis par les phares hayekiens, ils tentent d’avancer encore plus loin sur la voie néolibérale. Cependant, la seule voie viable pour la réussite du projet de Hayek serait d'enivrer les populations européennes par une orgie consumériste postmoderne qui leur ferait abandonner toute réflexion sur la politique ou les valeurs sociales. Mais les partisans de ce projet ont, dans les grandes lignes, échoué à élaborer une stratégie macro-économique de croissance qui permettrait une telle orgie. Pire encore, leur machinerie hayekienne d’intégration négative a produit un type de capitalisme qui n’est ni national ni européen: il ne fonctionne plus comme fonctionnaient les capitalismes nationaux et il échoue dans sa tâche de construire positivement les institutions d’un authentique capitalisme européen.
Le plus gênant est que, même si le projet hayekien n'a jamais été un véritable projet d’union de l’Europe, il était sans nul doute un projet d'union des dirigeants de la machinerie européenne, avec le but était de garantir que les élites politiques et économiques de l'UE travaillent ensemble dans la gestion des affaires du continent. Mais, pour l'heure, cette condition préalable au succès du Nouvel Européanisme n'est pas remplie: les Anglo-étasuniens sont parvenus à engager l'UE dans un élargissement radical avant que les élites politiques continentales n'aient pu se mettre d'accord sur un système de décision politique élitiste intégré (grâce en particulier au dilettantisme de Chirac lors du sommet de Nice en 2001). Les divisions géopolitiques persistent également et sont à l’origine de nouvelles tensions internes. De même, il n'a été offert aux nouveaux entrants de l’Est qu'un cadre conduisant à l’instabilité de leurs économies nationales et un accord totalement inadapté à l’objectif de l’amélioration de leur niveau de vie.
Il serait agréable de pouvoir annoncer qu'une force politique émerge quelque part en Europe capable d’offrir une nouvelle issue allant au-delà de ce morne chaos que le Nouvel Européanisme est devenu. Un premier pas très simple serait de faire de l’UE une démocratie parlementaire dans les domaines qui relèvent de sa juridiction, donnant aux vainqueurs des élections européennes le droit de former un gouvernement. Mais cette idée est taboue pour les dirigeants de l’UE. Il est vrai qu’un changement de ce type unirait politiquement l’UE, et cela serait un désastre pour les partisans du Nouvel Européanisme. En effet, une telle réforme les priverait de direction la machinerie de l'UE et susciterait également la colère des élites anglo-étasuniennes hostiles à l’émergence d’un «super-État» Européen.
Peter Gowan. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56
Traduction Raphaël Ramuz et Olivier Vardakoulias
1 Les batailles de Stalingrad (septembre 1942 à février 1943) et de Koursk (5 juillet au 23 août 1943) sont considérées comme les deux tournants qui ont provoqué le renversement du rapport de forces sur le front russe durant la 2e Guerre Mondiale. (NdT)
2 Shirley Williams, “Sovereingnity and Accountability in the European Community”, Political Quaterly, n° 61 (3), 1990, p. 299-317.
3 Kenneth Dyson et Kevin Featherstone, The Road to Maastricht. Negotiating Economic and Monetary Union, Oxford, Oxford University Press, 1999, pp.147-151.
4 Tommaso Padoa-Schioppa a été, entre autres, directeur général pour l’Économie et les Affaires financières de la Commission des Communautés européennes (1979-1983) et directeur général adjoint de la Banque d'Italie (1984-1997). En 2006, il est devenu ministre des Finances du gouvernement de centre-gauche de Romano Prodi, après avoir été membre du directoire de la Banque Centrale Européenne, et, en 2007, il a été élu président du comité directeur du FMI, en remplacement de l'ancien ministre des finances britannique Gordon Brown, devenu Premier ministre (NdT).
5 Tommaso Padoa-Schioppa, The Road to Monetary Union in Europe. The Emperor, the Kings and the Genies, Oxford, Oxford University Press, 1994, p.69.
6 Voir David P.Calleo, Rethinking Europe’s Future, Princeton, Princeton University Press, 2001, pp.76-79 ainsi que John Gillingham (2003) European Integration, 1950-2003, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
7 Cf. Friedrich von Hayek, «The Economic conditions of inter-state federalism», New Commonwealth Quarterly, London, 5 (2) septembre 1939, pp.131-149.
8 Friedrich von Hayek, La route de la servitude, édition française: Paris, PUF / Quadrige, 2005.
9 Ibid.
10 Antonio Gramsci, Selection from the prison notebooks, New York, International Publishers, 1971.
11 «Inorganique» renvoie, chez Gramsci, au fait de ne pas être lié de façon interne à un groupe social déterminé, produisant ses propres formes de direction et de représentation. (NdT).
12 Antonio Gramsci, The Antonio Gramsci Reader. Selected writings 1916-1935, New York, New York University Press, 2000.
13 «Voie particulière», spécifique à l’Allemagne, expression servant à désigner le rapport singulier de ce pays à la modernité politique et culturelle. (NdT).