En 1972, Bruce Lee tourne La fureur du Dragon. Après Big Boss et la Fureur de vaincre c’est le troisième film où l’acteur tient le rôle titre.
Dans ce film il incarne un jeune honkongais, Tang Lung, venu à Rome défendre une lointaine famille aux prises avec la mafia locale qui veut s’approprier leur restaurant (chinois). Ouacha ! Pim ! Chack ! Poum! Certes, le scénario n’est pas épais et le jeu d’acteur parfois limité. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel c’est Bruce Lee lui-même. Justicier solitaire qui pour moins qu’un œil vous refait les deux yeux et toutes les dents, en quelques mouvements secs et élégants. Les méchants mafieux ne parvenant pas à venir à bout de Tang Lung font appel à un spécialiste des arts martiaux venu des États-Unis, Colt, incarné par Chuck Norris1. Le combat qui clôt le film se déroule dans le Colisée. Haaaaya ! Pum ! Houcha ! Aïe! Et là, il faut voir ce que prend Chuck Norris, le combat est beau, l’Américain s’effondre, tente de se relever et périt.
Mais finalement que voit-on? Tang Lung corrigeant un nervi de la mafia romaine ?
Un Vietcong passant à tabac George W. Bush ? Un jeune manifestant tunisien qui savate le général Bigeard ? Rosa Parks terrassant Pinochet ? Franz Fanon humiliant Alain Finkelkraut ? C’est sûrement un peu de tout cela qu’incarne Bruce Lee. Première star mondiale non blanc. Incarnant des héros issus du peuple, travailleur immigré chinois en Thaïlande dans Big Boss où jeune étudiant luttant contre la domination nippone dans La fureur de vaincre, Bruce Lee est toujours du côté des opprimés.
Comme les prolétaires qui n’ont que leur force de travail à vendre pour vivre, il incarne à chaque fois un héros qui n’a que ses bras et ses poings à opposer à l’injustice.
Dans un ouvrage récent, Bernard Benoliel2, ancien critique des Cahiers du cinéma et actuel directeur de l’action culturelle à la Cinémathèque française, propose une analyse pointue du dernier des quatre films que Bruce Lee tourna dans sa carrière, avant de mourir à 33ans en juillet 1973. Opération dragon, n’est toujours pas un chef-d’œuvre, mais il est remarquable à plus d’un titre. Et une fois encore, c’est Bruce Lee qui retient toute notre attention. Bernard Benoliel souligne que « Bruce Lee est aussi un corps naturel, l’un des derniers, un corps d’avant les effets spéciaux et d’avant le numérique ».
Car à voir et à revoir Opération Dragon, on est marqué par ce corps, sculpté par une impressionnante musculation, à tel point que lorsqu’il tombe la veste pour engager le combat, l’homme semble ne plus être que muscles en tension.
La maîtrise de son art martial et la vitesse d’exécution de ses mouvements amènent même le réalisateur Robert Clouse à tourner certaines scènes en 30 ou 32 images secondes (au lieu de 24 habituellement) pour que la caméra puisse saisir les mouvements de l’acteur.
Le 20 juillet 1973, Bruce Lee meurt avant la sortie en salle de ce qui sera l’un des plus gros succès du box office mondial de cette année-là.
La vie posthume de Bruce lee commence alors. Combien d’entre nous se sont abîmés les mains, les genoux, les bras et la tête à essayer de manier un nunchaku comme Bruce (sans parler des dommages collatéraux sur le mobilier environnant).
Le 26 novembre 2005, la ville de Mostar en Bosnie-Herzégovine inaugurait une statue en bronze représentant Bruce Lee en position de combat armé de son nunchaku, une main ouverte tendue vers l’avant. Les habitants de la ville dévastée par la guerre n’ayant pas réussi à trouver une personnalité locale faisant consensus, c’est l’acteur sino-américain, qui fut choisi. L’un des hommages qui lui fut alors rendu affirmait que « Bruce Lee a combattu pour la justice, la liberté et la réconciliation. J’espère que cette statue vous apportera bonheur et prospérité ».
On se plaît à imaginer que ce ne fut qu’une première étape. Que la lutte contre les injustices, contre toute forme d’impérialisme et pour la justice sociale s’est intensifiée à Mostar. Et peut être existe-t-il aujourd’hui des mouvements dont le corpus idéologique se définit comme marxisme-brucelisme.
L’internationale Nunchaku est sûrement en marche. Fais pas trop le malin Chuck Norris !
Pierre Baton
1. Chuck Norris est un acteur américain né en 1940 qui incarne régulièrement au cinéma et à la télé des héros, le plus souvent mus par la vengeance et l’autodéfense, en particulier dans la série Walker Texas Rangers. Réactionnaire à l’écran, il l’est aussi à la ville, il fut un des rares soutien du monde de la « culture » de Georges W. Bush lors de ses deux campagnes présidentielles.
2. Opération Dragon de Robert Clouse, éditions Yellow Now, collection coté film #17 (12,5 euros).