Où en est-on avec le marxisme aujourd’hui, plus de trois décennies désormais après le tournant capitaliste de la Chine populaire et la fin de l’URSS? Répondre de façon claire et succincte à cette question s’avère bien moins simple que de la poser. La difficulté tient, d’une part, au fait que toute tentative suppose un regard planétaire et, de l’autre, à ce que, contrairement à d’autres traditions intellectuelles, le marxisme ne relève justement pas de la seule théorie mais d’une combinaison de «théorie» et de «pratique», combinaison elle-même fort variable dans sa configuration, étroitement dépendante de la période historique et de chaque situation concrète. En d’autres termes, en matière de marxisme, le rapport à la pratique politique est explicite, revendiqué, constitutif de la spécificité de son statut théorique même. Pour paraphraser la célèbre dernière thèse de Marx sur Feuerbach, l’enjeu n’est plus simplement d’interpréter le monde mais de le changer. Ce qui, précisons-le, ne signifie aucunement cesser de l’interpréter, au sens de l’analyser et le rendre intelligible, mais mener ce travail sous condition, à partir du point de vue de la transformation radicale de ce monde.
On peut dire bien entendu que la persistance de ces difficultés témoigne de la persistance de l’objet. Plus exactement, compte tenu de l’échec des expériences révolutionnaires du siècle précédent, de la résilience d’une «pensée devenue monde», même si ce monde-là renvoie à une toute autre réalité que celle de la période historique antérieure à cet échec. La question n’est toutefois pas tranchée: s’agit-il d’une véritable résilience, capable de donner de nouveaux résultats théoriquement et pratiquement significatifs, ou d’une survie résiduelle, derniers feux avant extinction?
«Marxisme occidental»: fin de partie?
En matière de cartographie du marxisme, à en juger par le succès du terme et la reprise des hypothèses qui l’accompagnent dans les synthèses les plus récentes[1], la référence à la problématique du «marxisme occidental», formulée vers la fin des années 1970 par l’historien britannique Perry Anderson, semble fournir une sorte de point de départ obligé[2]. Ce choix n’est certes pas sans présenter quelques inconvénients, dont le principal est l’eurocentrisme, et même l’eurocentrisme sous une forme aggravée puisqu’il réduit le champ de vision à l’«Occident». Pourtant, et malgré ces limitations, qui nous conduiront notamment à laisser entièrement de côté la production théorique marxiste de l’URSS et des anciens pays du «socialisme réel» est-européen, nullement réductible, précisons-le, à la vulgate officielle, la redéfinition de la notion de «marxisme occidental» par Anderson n’est toutefois pas dépourvue d’un mérite essentiel. Car contrairement à ce qu’affirmait l’inventeur du terme, Maurice Merleau-Ponty[3], le «marxisme occidental» n’est pas l’«autre» du léninisme mais, très précisément, celui du stalinisme. Là où l’auteur des Aventures de la dialectique opposait la «dialectique» et l’hégélianisme de Lukacs, considéré comme le fondateur de cette variété de marxisme, au «réalisme» des bolcheviks[4], qu’il reliait au filon positiviste et scientiste présent chez Marx, et, davantage encore, chez Engels, l’historien britannique fait du «marxisme occidental» le résultat de la réception en Europe occidentale, au sens de Gramsci (l’aire européenne où la révolution n’a pas eu lieu, ou fut défaite, après la première guerre mondiale) d’Octobre 1917. Nulle coupure donc en ce type-là entre «léninisme» et «marxisme occidental», au contraire même, dans la mesure où les marxistes occidentaux entendent se placer dans le droit fil des révolutionnaires russes. Mais cette filiation se révélera presque immédiatement comme une histoire bien plus compliquée que ne le pensèrent ses acteurs. Le «marxisme occidental» est en quelque sorte le résultat de cette double complication: d’une part, la défaite de la révolution «en occident» s’est révélée bien plus durable qu’elle ne pouvait le paraître aux lendemains mêmes de l’échec des tentatives révolutionnaires allemandes (1923); de l’autre, la révolution russe a rapidement suivi un cours pour le moins imprévu, aux conséquences proprement historico-mondiales, avec la montée, puis la prise de contrôle exclusif du parti bolchevik par le groupe dirigeant regroupé autour de Staline.
Il en résulte une césure profonde qui sous-tend la périodisation andersonienne de la trajectoire du marxisme au cours du demi-siècle qui s’étend des années 1920 aux années 1970. Au «marxisme classique» de la IIe Internationale et des premières années de la IIIe, celles qui précède la période stalinienne, succède donc une configuration nouvelle, le dit «marxisme occidental». Son acte de naissance est, comme chez Merleau-Ponty, Histoire et conscience de classe de Lukacs (1923) et son acte final la crise du marxisme de la fin des années 1970. Ses figures les plus marquantes, outre son fondateur hongrois, sont Gramsci, Korsch, Bloch, Lefebvre, Goldmann, Sartre, Althusser, les penseurs francfortois, Della Volpe et Colletti. Après la seconde guerre mondiale, ses foyers principaux se déplacent d’Allemagne et d’Europe centrale, lieux de son éclosion dans l’entre-deux-guerres, vers la France et l’Italie, deux pays où les partis communistes dominent le mouvement ouvrier et occupent une place centrale sur la scène politique nationale.
Avec Anderson, le «marxisme occidental» cesse donc d’être, comme chez Merleau-Ponty, une version du marxisme parmi d’autres, fût-elle contenue en germe dans les contradictions internes à l’œuvre de Marx et d’Engels, pour devenir une catégorie historique, désignant la situation, ou plus exactement: la transformation du marxisme propre à tout une période du développement politique et intellectuel du monde ouest-européen. Une transformation qui débouche sur une nouvelle configuration d’ensemble, sorte de matrice générale, comportant plusieurs possibilités internes, et qui se distingue de celle qui l’a devancée (le marxisme «classique») par les cinq caractéristiques suivantes[5]:
1. Le marxisme occidental est le produit de la défaite de la révolution en Europe occidentale. Cette défaite est sa «marque cachée», et ses principaux travaux ont été «sans exception produits… dans des situations d’isolement et de désespoir politique»[6].
2. Son émergence témoigne de la rupture du lien entre la théorie et la pratique, conséquence de la montée du stalinisme et de la domination de la vulgate «marxiste-léniniste» en tant que doctrine officielle des partis communistes. Ses figures de proue sont des universitaires et non plus des dirigeants politiques à l’instar de celles du «marxisme classique».
3. Les domaines de prédilection du «marxisme occidental» sont également très différents de ceux de son prédécesseur «classique»: s’y affirme un tournant vers la philosophie, la théorie de la culture et l’esthétique, concomitant au caractère universitaire des travaux en question, au détriment de l’économie politique et de la réflexion sur la politique, l’Etat et la stratégie qui étaient la marque des classiques, et le terrain propre du marxisme en tant que tel.
4. Au rapport original, et originel, entre théorie et pratique du mouvement ouvrier se substitue, «de façon subtile mais constante», un rapport nouveau, orienté vers l’éclectisme, entre marxisme et «théorie bourgeoise», avant tout celle des «types successifs d’idéalisme européen»[7].
5. Des deux traits précédents découle également le caractère spéculatif et le langage ésotérique du marxisme occidental, le public visé étant davantage celui des universitaires que des militants.
Au début des années 1980, Anderson reprend ses hypothèses à la lumière de la crise du marxisme de la fin de la décennie précédente et qui a mis fin à ses espoirs d’un dépassement du «marxisme occidental» par une nouvelle unité de la théorie de la pratique impulsée par la radicalisation politique et intellectuelle de la période ouverte par les luttes de 68[8]. Suite à l’échec des partis communistes français et italien, véritable cause (conjointement au tournant de la Chine) de la «crise du marxisme» de la fin des années 1970, le centre de gravité de la théorie marxiste se déplace vers le monde anglophone, qui affirme de plus en plus son hégémonie culturelle au niveau mondial. Là, détachée de ses attaches à tout mouvement politique, le marxisme réussit à se développer en se cantonnant strictement dans le milieu universitaire. Ce marxisme là, théoriquement productif mais politiquement impuissant[9], de plus en plus en sur la défensive au sein même du paysage intellectuel, est une sorte de «marxisme occidental» au carré, dans un contexte marqué par l’effondrement de l’URSS et la domination mondiale désormais incontestée du néolibéralisme: «pour la première fois depuis la Réforme protestante, il n’y a plus d’oppositions significatives, à savoir des visions d’ensemble rivales, au sein de l’univers de pensée de l’Occident»[10]. Sur une tonalité moins pessimiste, du fait notamment de la «dissémination des pensées critiques aux quatre coins de la planète», ces hypothèses ont fourni le point de départ de la synthèse sur les «nouvelles pensées critiques» proposée par Razmig Keucheyan[11]. Or, concernant plus particulièrement le marxisme, qui fournit paradoxalement la majeure partie des «nouvelles» pensées que l’auteur passe en revue[12], il ne s’agit que d’une fausse bonne nouvelle, car «l’une des caractéristiques principales des nouvelles théories critiques est la perte d’hégémonie du marxisme en leur sein»[13], du fait notamment de l’émergence du «structuralisme» et de ses épigones «poststructuralistes». Voilà donc le marxisme doublement acculé, tant sur sa droite par une pensée libérale devenue dominante que sur sa gauche par de «nouvelles pensées critiques» qui offrent des alternatives à ceux qui contestent l’état actuel des choses. Davantage qu’une défaite, nous aurions alors affaire aux premiers signes d’un authentique dépassement du marxisme par une relève intellectuelle qui, du moins dans certaines de ses versions (le «post-marxisme» pour aller vite), peut même se payer le luxe d’en intégrer certains éléments.
Dépasser le marxisme?
Il conviendrait toutefois en la matière de s’entendre, concernant plus particulièrement le diagnostic de Keucheyan, sur les quelques critères qui servent de fil conducteur à l’analyse. En quoi par exemple une théorie peut-elle être dite «nouvelle»? Selon l’auteur d’Hémisphère gauche, ce critère est essentiellement chronologique puisque «les nouvelles théories sont nouvelles en ceci qu’elles sont apparues après la chute du mur de Berlin, en 1989»[14]. La date n’est assurément pas choisie au hasard: c’est celle de la «chute du mur de Berlin», qui a débouché sur la fin de l’URSS et, selon Eric Hobsbwam, sur la clôture du «court vingtième siècle». Mais le sens de cette périodisation n’a rien d’une évidence: qu’est-ce qui se termine au juste avec l’URSS? Le communisme, le marxisme, ou simplement l’une de leurs formes d’existence? Et comment caractériser le monde qui lui succède (capitalisme, mondialisation, marché)? Or c’est de la réponse à ce type de questions que dépend l’hypothèse de périodisation, tout particulièrement en matière d’histoire politico-intellectuelle, car elle seule permet d’établir un rapport interne entre ses éléments constitutifs. A défaut, le risque est de se cantonner à une vue simplement chronologique, qui voudrait que tout ce qui vient après telle date est «nouveau» par rapport à ce qui la précède. Cette définition s’avère, pour ce qui nous préoccupe ici, doublement problématique. Tout d’abord, d’un strict point de vue factuel, Keucheyan lui-même reconnaît que «les penseurs critiques reconnus dans l’espace public ont, dans la plupart des cas, passé soixante ans, et même souvent soixante-dix». Il en découle que «les nouvelles théories critiques consistent en l’effort effectué par des intellectuels formés au cours d’un cycle politique passé de comprendre le commencement d’un nouveau cycle. (…) La distinction entre«anciennes» et «nouvelles» théories n’est donc pas nette. Une part de ce qui passe pour être nouveau aujourd’hui remonte à des problématiques théoriques apparues au cours des années 1960, et même auparavant»[15]. Autant dire donc, et c’est le second problème, déjà évoqué ci-dessus, que la question de la «nouveauté» d’une théorie est elle-même une question théorique, ou, pour le dire autrement, que la question de la périodisation estdépendante d’hypothèses théoriques lourdes sur ce qui constitue l’unité interne d’une séquence, dans sa différence spécifique avec celle qui la précède ou lui succède. D’où la signification proprement conceptuelle des dates qui servent à marquer le début ou la fin d’une période.
Il existe un sens trivial de la notion de nouveauté qui reviendrait à dire que, du moment où une élaboration théorique apparaît après une certaine date, et qu’elle est de ce fait inévitablement, de façon plus ou moins assumée, informée de ce qui l’a précédée (au sens où elle est marquée par les effets de cette sédimentation déjà effectuée), elle est, ou plutôt elle se veut «nouvelle». A ce concours de la «nouveauté», il est certain que les grands «paradigmes» théoriques modernes, en général associés à des «ismes» accolés aux noms propres («freudisme», «marxisme», «weberianisme», «lacanisme» etc) qui dénotent l’«événementialité» dont ils furent porteurs, partent perdants. Sans aucun doute, la «dominationsur le marché mondial de l’enseignement et de la recherche des universités nord-américaines»,[16] selon les formulations percutantes de Keucheyan, n’est-elle pas étrangère à cette course à la nouveauté, effet intrinsèque de la structure compétitive-marchande du champ ainsi défini. Il y a pourtant fort à parier que, dans bien des cas, cette nouveauté, à l’instar des modes, n’est que de surface, même si, en la matière, la surface est le fond même de la chose. Et qu’en fait de dépassement, on n’assiste que trop souvent à des régressions à des étapes antérieures des pensées que l’on prétend dépasser. L’argument central de Sartre, souvent incompris, quant au caractère «indépassable» du marxisme était précisément celui-là: «un prétendu "dépassement" du marxisme ne sera au pire qu’un retour au prémarxisme, au mieux que la redécouverte d’une pensée déjà contenue dans la philosophie que l’on voudrait dépasser»[17]. Est-ce particulier au marxisme? Non, car ce dernier ne fait que suivre les grandes pensées systématiques qui l’ont précédé et qui sont «indépassables tant que le moment historique dont elles sont l’expression n’a pas été dépassé»[18]. Ces dépassements illusoires sont avant tout le signe d’une pensée qui s’enivre de son autonomie et refoule son propre caractère historique et pratique, qui la fait adhérer à son époque. Il y a bien sûr une sorte de boucle (ou d’autoréférentialité) à cet argument, car tout dépend de la manière dont on définit le «moment historique» en question. Le signe d’une pensée nouvelle est précisément dans sa capacité à nommer un moment historique, à l’exprimer de la façon la plus complète possible, en en fournissant l’horizon d’intelligibilité, et, ce faisant, à œuvrer concrètement à son dépassement. La «Raison» des philosophes des Lumières, modèle de référence pour historiciser le marxisme aussi bien pour Sartre que pour Gramsci, est l’expression adéquate de son moment historique, i.e. de la lutte d’une classe montante contre l’«irrationalité» et l’«obscurantisme» de l’absolutisme théocratique et du monde féodal finissant.
Si l’on définit le moment historique dont le marxisme est l’expression en termes de capitalisme, d’un mode de production prenant place dans une séquence non-linéaire et non-téléologique de modes de production, la question du dépassement du marxisme ne peut être séparée de sa «réalisation», c’est-à-dire du dépassement du capitalisme par un mode de production véritablement autre et pourtant contenu dans celui-ci en tant que possibilité. Mais il s’agit là d’une définition proprement interne au marxisme. Si le moment historique est défini, par exemple, en termes de «société industrielle», de «rationalisation du monde» ou de «patriarcat», il en va bien entendu tout autrement. Il y a donc bien un effet de perspective théorique, qui ne conduit pas au relativisme absolu mais au caractère irréductible des choix, et à la nécessité de clarifier les termes de la question. Il n’est pas indifférent, à notre sens, de préciser l’enjeu de la discussion assez ancienne du «dépassement» du marxisme[19] porte sur la périodisation historique en termes de modes de production, périodisation elle-même menée à partir d’un moment présent défini (ou pas) comme mode de production capitaliste.
Cette question rejaillit sur le second terme de la cartographie de la pensée contemporaine dressée par Keucheyan, celui de «critique». La définition qu’en propose Hémisphère gauche est la suivante: «sont critiques les théories qui remettent en question l’ordre social de façon globale. Les critiques qu’elles formulent ne concernent pas des aspects limités de cet ordre, comme l’instauration d’une taxe sur les transactions financières, ou telle mesure relative à la réforme des retraites. Qu’elle soit radicale ou modérée, la dimension «critique» des nouvelles théories critiques réside dans la généralité de leur mise en question du monde contemporain»[20]. En apparence simple, ce critère est toutefois plus exigeant, et, surtout, bien plus discriminant, qu’il n’y paraît au premier abord. La généralité de l’ambition critique suppose en effet une conception elle-même généralisante, ou, pour dire les choses par leur nom, totalisante du monde contemporain. On ne saurait en effet exclure du champ de la critique une approche «partielle» si l’on est d’avis que l’objet de cette approche est lui-même dépourvu d’unité interne d’ensemble et/ou qu’une telle approche «totalisante», loin d’être «critique» n’est en fait que le masque d’une volonté de puissance, d’une autre domination, si ce n’est d’un projet intrinsèquement totalitaire. Or ce sont là précisément les signes distinctifs de la quasi-totalité des «nouvelles» pensées qui sont apparues avant comme après la fin de l’URSS en tant qu’adversaires plus ou moins explicites du marxisme. Pour le dire autrement, la «guerre à la totalité» déclarée par Lyotard dans la Condition post-moderne, mais largement partagée par tout une constellation théorique qui va au-delà même de ce qu’il est habituelde ranger sous le label de «post-moderne» ou même de «post-structuraliste», n’est pas seulement le trait distinctif majeur du paysage théorique post-68 (ce qui du reste laisse penser que la date de 1989 serait à relativiser), elle est justement le trait essentiel dans lequel ce paysage s’est lui-même pensé et défini comme nouveau. Lui appliquer de façon rigoureuse un tel critère «critique» revient inévitablement à lui dénier cette qualité, et du même coup la «nouveauté» au sens fort, théorique, du terme. Mais que reste-t-il alors du diagnostic initial, à savoir celui d’un marxisme déclinant au sein d’un foisonnement de «nouvelles pensées critiques» brillant de tous leurs feux sur la rampe des grandes universités étatsuniennes?
Les choses deviennent encore plus délicates si à ce critère certes totalisant mais encore négatif de la critique on ajoute, comme le fait Keucheyan, un critère encore plus exigeant, mais qui constitue, à vrai dire, le corollaire logique du premier: celui de «s’interroger sur les conditions de possibilité d’un autre monde»[21]? Les deux critères, en effet, sont indissociables: remettre en question de façon globale, «totalisante», le monde contemporain suppose en effet, ne serait-ce qu’en creux, qu’un autre monde est possible et qu’il y a un lien interne entre cette remise en cause d’ensemble et l’advenue de ce monde autre. C’est exactement le sens de la «critique» élaborée par Marx dans le Capital, dont le sous-titre est «critique de l’économie politique». En historicisant le capitalisme de façon radicale, en le concevant donc comme un mode de production, et uniquement comme tel (donc non pas comme la fin de l’histoire, un état de nature ou la réalisation d’une volonté de puissance), il rend pensable quelque chose susceptible de lui succéder, sans garantie ni finalisme aucun, à savoir un mode de production autre et pourtant lié à celui-ci dans la mesure où il est issu de ses contradictions internes. S’il en est ainsi, on ne peut s’empêcher de se livrer à l’exercice consistant à mesurer à l’aune de cette notion de critique les aperçus des «nouvelles pensées critiques» qui figurent dans la seconde partie du livre de Keucheyan et qui, en un sens justifient son titre (au lieu de, par exemple, un autre du type «une cartographie du marxisme contemporain» ou même «une cartographie du radicalisme contemporain»). En quoi Habermas, Laclau, Butler, Haraway, Honeth, Benhabib ou Spivaksont-ils porteurs d’une remise en cause globale de l’ordre social? En quoi exactement s’interrogent-ils sur la possibilité d’un «autre» qui soit un autre monde? Ou plutôt, ne serait-il pas plus pertinent de dire que, par delà leur grande diversité, leurs approches convergent précisément en ce qu’elles substituent à cette question – d’un autre monde post-capitaliste – une autre, ou une série d’autres: celles, par exemple, de la multiplicité contingente des singularités, de la forme d’une universalité compatible avec la différence, des conditions d’un agir orienté vers l’intercompréhension, ou encore de l’épanouissement d’une intersubjectivité assumant la reconnaissance de l’altérité? Malgré leurs divergences, ces problématiques ne partagent-elles pas un même découplage de tout projet de renversement des structures disons «objectives» du capitalisme actuel? Dans la mesure où, pour certaines d’entre elles, la question d’un ordre social alternatif au capitalisme garde un sens, la réponse paraît du reste plutôt négative. Habermas par exemple nie explicitement la possibilité de dépasser les «médiums» de l’économie capitaliste. En quoi son projet reste-t-il alors critique au sens discuté ici?
En réalité, cette question de la dépassabilité ou non des structures économiques du capitalisme, voire même de la simple incidence entre le type de projet «émancipateur» mis en avant par ces penseurs et les structures en question, s’avère le punctum dolens de ces «nouvelles pensées critiques». Comme le souligne Keucheyan, à propos du débat sur la «reconnaissance» entre Honneth, Fraser et Benhabib, «reste en particulier indéterminé le rapport entre la reconnaissance et les revendications de type économique»[22]. Les termes évoqués par la suite pour tenter de définir ce rapport paraissent en effet, pour le moins, vagues: «justice sociale», «parité de participation», «capacité des individus à se concevoir comme tels en tant qu’elle suppose la reconnaissance des individus par autrui», «itération démocratique». Relevons par ailleurs, que, pour un lecteur possédant une familiarité minimale avec la tradition du libéralisme classique, la «nouveauté» de ces propositions n’a rien d’une évidence.
Les choses ne sont guère plus claires lorsque la terminologie sonne résolument «neuve». Malgré la prolifération d’un vocabulaire que Gramsci qualifierait de «subversiviste», saturé d’«antagonismes», de «chaînes d’équivalences», d’«articulations contingentes» et autres «positions subjectives», le rapport entre la logique hégémonique «populiste» prônée par Ernesto Laclau et le dépassement du capitalisme est pour le moins énigmatique. Sa confrontation avec Zizek[23] laisse plutôt penser qu’il ne s’agit pas simplement de signifier son congé à toute conception «classiste» du sujet de la politique, mais d’une rupture plus profonde avec l’idée même d’une remise en cause globale du capitalisme, terme du reste refoulé dans la mesure où il demeure censé avoir partie commune avec la vision «classiste/essentialiste» du monde social. Il serait du reste intéressant de construire une classification de ces «nouvelles pensées critiques» en fonction de ce marqueur, la reconnaissance du capitalisme comme catégorie centrale pour penser l’ordre actuel. Laclau n’est certainement pas de ceux qui y répondraient de façon affirmative. Selon lui, la «question politique principale» à laquelle nous sommes confrontés actuellement est celle du choix entre la «prolifération des particularismes» (ou leur «unification autoritaire», qui n’en est que l’autre face) et celle de «nouveaux projets émancipateurs qui soient compatibles avec la multiplicité complexe de différences qui façonnent le fonctionnement (the fabric) de la société actuelle»[24]. Il s’agit donc bien de préserver comme une richesse cette «complexification du social», fort indéterminée par ailleurs, qui caractérise le monde actuel. Sur un autre registre, il est difficile de ne pas penser que poser la question politique en termes de «reconnaissance» interdit d’emblée de penser la question du renversement de l’ordre fondamental même au sein duquel cette reconnaissance est appelée à s’effectuer.
Quelle conclusion tirer de tout cela? Sans doute que l’hypothèse, somme toute assez optimiste, d’un «dépassement» du marxisme par des pensées qui, se présentant comme «nouvelles», en rejettent la méthode et en répudient le projet politique tout en en réussissant à en préserver la triple ambition fondatrice – penser de façon totalisante le monde contemporain, le remettre radicalement en cause et réfléchir sur les conditions de possibilité d’un monde autre – n’est sans doute pas adéquate aux transformations profondes du champ théorique contemporain, ni du côté du marxisme, ni du côté de ses concurrents, présumés ou effectifs. Pour le dire de façon plus triviale, une telle hypothèse revient à vouloir le beurre et l’argent du beurre en même temps. Là réside peut-être l’explication du paradoxe d’un livre construit sur l’hypothèse d’un dépassement et d’un déclin du marxisme par le foisonnement des «nouvelles pensées critiques» et dont les trois-quarts sont consacrés discuter du marxisme et de ses récents développements.
Une catégorieillusoire: le «marxisme occidental»
Avant de poursuivre la discussion des tendances à l’œuvre dans le paysage théorique contemporain, et de la place du marxisme en leur sein, revenons à la catégorie qui sert de base au diagnostic précédent, commun à Anderson et Keucheyan, et sans doute largement partagé par ceux que de telles questions préoccupent actuellement, à savoir le «marxisme occidental».
Avec le recul du temps, et l’expérience vécue de la défaite de la gauche marxiste à partir de la fin des années 1970, la vision andersonienne d’un «marxisme occidental» marqué du péché originel de la défaite, suspect de dérive spéculative et d’accointances avec la culture bourgeoise, qui vient succéder à l’«âge d’or» d’un marxisme «classique», paraît pour le moins simplifiée et unilatérale, si ce n’est incongrue[25]. Tout n’est certes pas faux, loin s’en faut, dans le tableau dressé par l’historien britannique: il ne fait aucun doute que la domination de la vulgate d’extraction stalinienne a exercé des effets dévastateurs au sein du mouvement révolutionnaire qui s’est réclamé de Marx et de Lénine. Il est non moins avéré que la plupart des penseurs marxistes des années 1930 aux années 1970, et même après, n’ont occupé aucune fonction de direction dans les organisations politiques au sein desquelles, pour ceux qui en firent partie, ils étaient considéré avec suspicion. Un Lukacs,et bien d’autres avec lui, fut effectivement réduit au silence sur les questions directement politiques, et même après la fin de la période stalinienne proprement dite, la marge de discussion sur des sujets susceptibles de remettre en cause la «ligne» adoptée par les partis (et Partis-Etats) était bien étroite. Le repli sur des sujets plus abstraits et sur un langage codé a pu sembler une stratégie acceptable, si ce n’est un passage obligé, pour nombre d’intellectuels militants au sein des organisations du mouvement communiste. Sans aucun doute, tout cela témoigne d’un basculement profond par rapport à l’époque de Kautsky, de Rosa Luxembourg ou de Lénine.
Pour autant, il n’y a pas de muraille de Chine séparant un «marxisme occidental» d’un marxisme «classique», catégories qui amalgament des réalités extrêmement diverses, si ce n’est contradictoires, avec des effets inévitablement simplificateurs, le mythe d’un âge d’or du marxisme «classique» s’opposant au stéréotype non moins marqué d’un «marxisme occidental» décadent. Reprenons rapidement les cinq caractéristiques du modèle andersonien évoqué ci-dessus.
Tout d’abord le rapport du marxisme à la défaite, et à la victoire, avant, pendant et après son moment «classique» ou «occidental» est bien plus ambivalent que ne le suggère Anderson. Le marxisme des fondateurs, Marx et Engels, qui n’ont du reste jamais été des dirigeants de partis ouvriers, n’est-il pas le résultat de la grande défaite de la vague révolutionnaire de 1848? N’a-t-on pas écrit[26], à juste titre, que le Capital, œuvre par ailleurs extrêmement abstraite et ardue, certainement hors de portée des militants ouvriers ordinaires de l’époque (et pas seulement…), est une profonde méditation sur les raisons de cet échec? Quant à la période historique couverte par la catégorie de «marxisme occidental» (des années 1920 aux années 1970), sa qualification de «liste ininterrompue de défaites politiques»[27] laisse pour le moins dubitatif. Certes, rétrospectivement, on sait que la révolution n’a pas eu lieu en Occident. Mais était-ce le cas lorsque les œuvres du «marxisme occidental» ont été écrites? Et quid des révolutions victorieuses hors de cette partie du monde, qui ont amené, aux lendemains de la dernière guerre mondiale, un tiers de la planète dans l’orbite de régimes se réclamant du marxisme? Même en Europe, ne pourrait-on pas dire que là justement où, selon Anderson, se situèrent les foyers du marxisme occidental (Allemagne et Europe centrale avant 1940, France et Italie dans l’après-guerre), la perspective d’un changement révolutionnaire apparaissait au contraire comme tout à fait concrète, notamment lors des moments d’irruption des masses ouvrières qui ont scandé l’ensemble de cette séquence (Fronts populaires, Libération, années 68)? En réalité, pour qui a vécu la défaite des décennies post-1990, la période qui s’étend des années 1920 à la fin des années 1970 apparaît plutôt comme celle dont l’horizon historique était marqué par le socialisme, la possibilité concrète de sortir du capitalisme, et ce à l’échelle mondiale. Les différences doctrinales au sein du mouvement révolutionnaire et du marxisme portaient d’ailleurs sur les moyens les plus appropriés de parvenir à cette fin. A cet égard, le diagnostic d’Alain Badiou, pour qui le XXe siècle est celui de la «passion du réel», où, contrairement au XIXe siècle, la révolution socialiste est une perspective immédiate et où le léninisme s’affirme comme un «marxisme de la victoire» paraît bien plus pertinente que la très rétrospective sagesse du pessimisme andersonnien[28].
Venons-en maintenant à la question cardinale du marxisme, celle de son rapport à la pratique: s’il est vrai qu’à l’époque de la IIe Internationale, le marxisme s’affirme comme une référence doctrinale centrale pour le mouvement ouvrier[29], ses principaux théoriciens ne sont pas exclusivement des dirigeants, loin de là du reste. Leurs rangs nombre ont compté nombre d’intellectuels traditionnels, tels que le philosophe Antonio Labriola, le spécialiste d’histoire intellectuelle et culturelle Frantz Mehring, des économistes comme Conrad Schmidt, ou des penseurs atypiques, à l’écart de toute affiliation organisationnelle, comme Georges Sorel. Marx et Engels ne cessaient par ailleurs d’ironiser sur le faible niveau théorique des dirigeants de la social-démocratie allemande, à commencer par les plus célèbres: August Bebel et Wilhelm Liebknecht. Ne leur est-il pas arrivé à distinguer de façon formelle un centre théorique, à savoir eux-mêmes, et un centre de direction effective du parti, auquel ils restèrent de fait subordonnés dans la mesure même où ils acceptèrent de tenir secrètes pendant plus d’une décennie des interventions aussi cruciales que la Critique du programme de Gotha (rédigé en 1875, publié à titre posthume par Engels en 1891). Lisons ce qu’écrivait à ce propos Marx à Bebel, l’ami et dirigeant social-démocrate: «les gens s’imaginent que nous tirons d’ici les ficelles de toute cette histoire, alors que vous savez aussi bien que moi que nous ne nous sommes presque jamais mêlés des affaires intérieures du parti et que, si par hasard nous l’avons fait, ce fut uniquement pour redresser dans la mesure du possible les bévues qui selon nous avaient été commises et à vrai dire toujours dans l’ordre de la théorie»[30]. Voilà qui ressemble à s’y méprendre à du «marxisme occidental», même si certains ont forcé le trait en assimilant ces formules dictées par une conjoncture précise à une théorisation «revenant à faire de l’état-major du parti le canal obligé et l’arbitre de la «fusion» entre la théorie et le mouvement révolutionnaire»[31], alors même que ce que Marx et Engels cherchent précisément à éviter est d’attribuer une légitimation morale et intellectuelle à ce rôle «filtrant» de la direction social-démocrate. Ce dernier rôle fut par contre incontestablement celui que Kautsky a tenu, si ce n’est inventé, en s’érigeant en incontestable «pape du marxisme» de la IIe Internationale. S’il lui arrivait d’intervenir dans les débats stratégiques, à vrai dire essentiellement pendant la brève période consécutive à la révolution russe de 1905, pendant laquelle il suit un cours autonome et se rapproche de Rosa Luxemburg et de la gauche du parti[32], Kautsky était avant tout un «fonctionnaire de l’idéologie» auprès de la direction du parti, et un pourvoyeur de légitimité «orthodoxe» aux choix du SPD, qu’un véritable leader politique[33]. La revue théorique qu’il dirigeait, la prestigieuse Neue Zeit, faisait certes autorité dans le mouvement socialiste, mais son tirage n’a jamais dépassé les dix mille exemplaires, plutôt en-deçà de celui des grandes revues marxistes de l’après-guerre en France ou en Italie.
Du côté des «marxistes occidentaux», Gramsci (une figure fondatrice au moins comparable à Lukacs et dont l’influence s’est révélée bien plus durable), même emprisonné, ne cesse d’être le dirigeant du parti communiste de son pays, ce qui en a déterminé la réception et la traduction politique posthume, certes non exempte de diverses torsions, par la médiation de Togliatti du projet défendu par le communisme italien de l’après-guerre. Au-delà de Gramsci, ou même de Lukacs, qui joue un rôle politique de premier plan lors des deux révolutions qu'il connût de son vivant (1919 et 1956), la plupart des marxistes occidentaux mentionnés par Anderson étaient des militants des principales organisations se référant au marxisme de leur pays (en règle générale les partis communistes)[34]. A l’écart de postes de responsabilité certes, considérés avec suspicion et surveillés par les directions de leurs partis, mais, comme le suggère justement ce dernier fait, non dépourvus d’une certaine influence. Car leur travail théorique, le «détour par la théorie» selon l’expression frappante d’Althusser (et dont la validité va bien au-delà de son cas), était conçu comme un passage obligé pour peser politiquement au sein de ces organisations. On a souvent souligné, à juste titre d’ailleurs, l’hyperthéorisation de l’intervention politique induite par cette démarche. On en a plus rarement relevé l’autre face, à savoir l’hyperpolitisation de la théorie. Ecrire la Critique de la vie quotidienne ou Pour Marx relève d’une tout autre logique qu’ajouter un item à liste de publications à des fins de promotion universitaire. Le public auquel ce type d’ouvrages s’adressaient (et c’est la raison pour lesquelles leurs travaux étaient principalement publiés par des maisons d’éditions et des revues militantes, souvent liées à des organisations politiques) était avant tout un public d’intellectuels-militants et de cadres politiques, assez nombreux dans les partis ouvriers et produits en nombre par la massification continue, tout particulièrement dans l’après-guerre, de l’enseignement secondaire et supérieur. Du reste, la position institutionnelle, plutôt marginale (lorsqu’elle existe), de leurs auteurs témoigne elle-même de la transformation de la fonction de ces institutions dans les sociétés capitalistes développées. L’école de Francfort, qui rompt effectivement très vite tout lien avec le mouvement ouvrier et la perspective de renversement du capitalisme, pour se cantonner à une sphère strictement universitaire (sous la houlette protectrice de l’Etat ouest-allemand après la guerre), apparaît de ce point de vue comme une exception frappante au sein des courants regroupés par Anderson au sein du «marxisme occidental». Son ralliement au camp occidental au cours de la guerre froide, et l’hostilité ouverte de ses principales figures aux mouvements de contestation sociale qui surgissent dans les années 1960 la placent de toute façon à part d’un ensemble qui, aux dires mêmes d’Anderson, malgré tous ses avatars, jamais «ne se rendit au capitalisme triomphant comme l’avait fait avant eux des théoriciens de la IIe Internationale, beaucoup plus proches des masses en luttes»[35].
Qu’en est-il toutefois de la forme et des thèmes censés constituer la marque de fabrique du «marxisme occidental»? Il est vrai, et les remarques d’Anderson touchent juste sur ce point, que c’est en matière d’économie et de théorie politique que le corset de la vulgate marxiste officielle s’est révélé le plus étouffant. Ainsi, au début des années 1960, au moment le plus fort de la croissance de l’après-guerre et de l’entrée dans la «société de consommation», le secrétaire du PCF Maurice Thorez en est encore à défendre la thèse d’une «paupérisation absolue» de la classe ouvrière! Même les dirigeants du PC italien, incomparablement plus sophistiqués pourtant en matière de théorie, soutiennent, au même moment, la vision d’une Italie encore sous-développée et d’un capitalisme impuissant. Si l’on élargit pourtant quelque peu la focale, les choses apparaissent sous un jour différent du fait notamment des travaux sur la planification et l’histoire du capitalisme de Maurice Dobb, d’Oskar Lange, de Claudio Napoleoni, de Charles Bettelheim, entièrement absents du tableau andersonien, qui ne retient qu’Ernest Mandel considéré, en tant que trotskiste, comme un rescapé du «marxisme classique», et, dans une simple note de bas de page, Michael Kalecki. Quant à la très importante école étatsunienne de la Monthly Review (Paul Sweezy, Paul Baran et Harry Magdoff), dont les travaux pionniers sur l’histoire du capitalisme, des crises et de l’impérialisme, ont pourtant inspiré quantité de travaux, elle se trouve, par une autre note de bas de page, mise hors-champ pour un supposé manque d’orthodoxie marxiste[36]. Ce qui permet du même coup d’occulter également le courant des «théories du système-monde» (world system theory), proche de l’école précédente, qui a regroupé dans les années 1960 et 1970 un groupe de chercheurs majoritairement issus des pays du Sud (S. Amin, I. Wallerstein, A. Gunder-Frank, A. Emmanuel, F.-H. Cardoso), dont les recherches sur la polarisation planétaire du développement capitaliste entre pays du centre et ceux de la périphérie ont connu un immense retentissement dans le monde extra-européen et qui vient démentir la vision eurocentrique véhiculée par une catégorie indexée sur l’«Occident».
Toujours sur ce terrain de l’économie, la supposition implicite d’Anderson, qui lie la dominante philosophique/spéculative du «marxisme occidental» à la marginalisation de la critique de l’économie politique, est d’autant plus difficilement soutenable que le courant le plus éloigné de toute pratique politique, si ce n’est de tout engagement anticapitaliste, à savoir l’école de Francfort, est aussi celui qui a sans doute accordé l’attention la plus soutenue à l’analyse du capitalisme contemporain. Se détache à cet égard avec clarté les figures majeures de Henryk Grosman[37], pour ses recherches sur la théorie des crises et Friedrich Pollock, dont la théorisation du capitaliste d’Etat prolonge la vision du «capitalisme monopoliste organisé» de théoriciens «classiques» comme Hilferding, ou même Boukharine. Dans une orientation voisine, mentionnons également la recherche en histoire économique du jeune Karl Wittfogel. Ces travaux d’économie sont venus compléter les recherches bien connues, et plus concrètement sociologiques, menées par d’autres chercheurs affiliés à ce courant, notamment sur la famille (Adorno, Horkheimer), la prison (Kirchheimer et Rusche) ou les structures politiques de l’Etat nazi (Neuman, Fraenkel).
Par ailleurs, où moment où l’ouvrage d’Anderson est publié, la discussion marxiste sur les questions de l’économie, de la division capitaliste du travail, mais aussi de l’Etat et de la stratégie, connaît une véritable explosion, grâce, entre autres, aux travaux français sur le capitalisme keynésien, la théorie de la monnaie ou des formes d’internationalisation du capital menés par Michel Aglietta, d’Alain Lipietz, de Christian Palloix, Pierre Salama, C.-A. Michalet ou de Suzanne de Brunoff. La discussion sur l’Etat capitaliste est relancée par les ouvrages de Nicos Poulantzas et de Ralph Miliband, le renouveau de l’intérêt pour la théorie politique de Gramsci (C. Buci-Glucksman) suivis de près par l’école allemande de la «dérivation de l’Etat» (Joachim Hirsch, Christel Neusüss, Wolfgang Müller). La sociologie, et tout particulièrement la sociologie du travail, d’inspiration marxiste connaît également des heures de gloire: en France, après les travaux pionniers de Pierre Naville, puis d’André Gorz, un courant émerge autour des questions de la division du travail, thème du colloque de Dourdan de 1977 (dirigé par R. et D. Linhart) qui en signale l’entrée en scène. Sur un terrain très proche, Harry Braverman impulse un grand débat sur le procès de travail dans le monde anglophone, qui sera relancé par les travaux de M. Burawoy, tandis que le courant opéraïste italien (Raniero Panzieri, Mario Tronti, Romano Alquati, Antonio Negri) se lance dans l’enquête ouvrière et l’analyse de la grande usine fordiste. Si le climat politique créé par la radicalisation consécutive aux mouvements de 1968 a certainement contribué à ces développements, il semble tout à fait exagéré de les interpréter, à l’instar d’Anderson[38], comme une quelconque rupture avec le «marxisme occidental», auquel se rattachent par de multiples fils la quasi-totalité de ses penseurs et travaux mentionnés auparavant.
D’autres éléments de continuité entre le marxisme d’avant et d’après les années 1920 pourraient être mentionnés, à commencer par la formation de très importantes écoles d’historiens marxistes, tout particulièrement en Grande-Bretagne, avec le célèbre groupe d’historiens communistes qui regroupa, avant le départ de certains de ses membres en 1956, à peu près tout ce que le pays compta d’historiens radicaux et novateurs (Christopher Hill, Eric Hobsbawm, E. P. Thompson, John Saville, George Rudé), mais aussi en France, autour de l’histoire de la Révolution française (Albert Soboul, Michel Vovelle).
La question essentielle demeure toutefois celle du «tournant philosophique». S’agit-il de l’expression de la coupure entre la théorie et la pratique, plus exactement d’une sublimation spéculative de la défaite? Il est vrai que les principales œuvres philosophiques du «marxisme occidental» ont été écrites dans circonstances complexes, souvent très difficiles, mais contradictoires – parfois même offensives– et, somme toute, essentiellement ouvertes, loin du «désespoir et de la solitude» auxquelles les réduit Anderson. Les essais regroupés dans Histoire et conscience de classe de Lukacs, le livre fondateur, ont été écrits avant l’échec de la révolution allemande, alors que tout était encore possible – d’où la vision épique du prolétariat comme «sujet-objet de l’histoire» qui forme le nœud de l’ouvrage. La Critique de la vie quotidienne de Lefebvre est à l’évidence dans le prolongement des projets de changement radical du mode de vie qui ont animé l’époque du Front populaire et de la Libération. Et l’autre grande «critique» du marxisme français de l’après-guerre, la Critique de la raison dialectique de Sartre, est traversée de bout en bout par le souffle des révolutions anticoloniales (voir en ce sens le rapport de Sartre à Fanon) et de l’espoir suscitée par la déstalinisation. Quant au Pour Marx d’Althusser, il transpire la confiance dans un possible redressement révolutionnaire du mouvement communiste, par le biais d’une intervention adéquate dans le domaine de la théorie et de la critique idéologique. En réalité, cette «passion philosophique» du «marxisme occidental» débuta avant tout comme une réaction à ce qui fût perçu comme l’affligeante pauvreté philosophique du marxisme dominant au sein de la IIe Internationale, marqué (à la lumineuse exception de Labriola) par un évolutionnisme scientiste et le rejet de l’apport hégélien, quand ce n’était par une régression vers le moralisme néokantien[39]. Elle se transforma par la suite en moyen de résistance à la vulgarisation stalinienne, plus précisément à sa codification de la «philosophie marxiste» en «matérialisme dialectique», donc en moyen d’intervention théorique, souvent fort abstrait il est vrai, dans des débats dont l’enjeu demeurait pourtant fondamentalement politique, parfois même de façon assez transparente.
Cette sous-estimation du caractère inhérent au marxisme du travail philosophique témoigne, de la part d’Anderson, d’une sorte d’impatience politiciste, qui traduit une sous-estimation des médiations proprement théoriques du travail militant, par ailleurs fort caractéristique de l’ambiance «garde-rouge» des années 1970. Cette impatience éclate dans la dernière phrase de l’ouvrage, qui prophétise avec superbe que «lorsque les masses elles-mêmes parleront, les théoriciens – du type de ceux produits en Occident ces cinquante dernières années – seront nécessairement silencieux»[40]. Pourtant, des avant-gardes européennes du début du XXe siècle à Lu Xun et aux diverses «nouvelles vagues» des années 1960, l’expérience historique indique que l’effervescence et la créativité théorique et culturelle caractérisent tout moment révolutionnaire, et contribuent à le préparer. En ce sens, plutôt que d’être sommairement amalgamés dans un «marxisme occidental» frappé de suspicion, les divers courantsmarxistes critiquesgagneraient sans doute à être considérés comme des ressources intellectuelles importantes où sont venues s’alimenter des expériences et des pratiques politiques diverses, dont la théorie s’est également nourrie, et qui ont en commun d’avoir tenté de trouver des façons de changer le monde distinctes des impasses de l’«orthodoxie» ossifiée du Parti-Etat soviétique et du modèle que celui-ci imposa au mouvement révolutionnaire mondial. Une forme donc médiée, mais féconde, et non dépourvue d’effets, d’unité de la théorie et de la pratique dans une époque historique contradictoire, où se combinèrent de façon imprévue blocages et espérances, avancées et défaites des efforts visant à changer le cours des choses.
«Mille marxismes» sous bannière anglo-étatsunienne?
Qu’en est-il toutefois de la seconde partie de l’analyse d’Anderson, qui se propose de retracer la configuration de la théorie marxiste à partir des années 80 en termes de déplacement du centre de gravité des foyers franco-italiens vers le monde anglophone, à l’instar de ce qui s’était passé après la dernière guerre entre, d’un côté, l’Allemagne et la Mittel-Europa et, de l’autre, la France et l’Italie? Là encore, on ne peut nier une certaine pertinence descriptive à l’analyse. Incontestablement, l’échec des partis communistes français et italien à la fin des années 1970, suivi de la montée du néolibéralisme et d’un antimarxisme particulièrement virulent, conduisit à un profond reflux du marxisme dans ces pays. Un reflux qui s’est du reste accompagné du recul de leur place culturelle au niveau mondial, particulièrement sensible dans le cas de la France. Le monde qui émerge après la fin de l’URSS, et l’échec des projets de transformation sociale dans les pays européens développés, est incontestablement un monde où l’hégémonie des Etats-Unis ne rencontre plus de rival sérieux, y compris dans le domaine théorique. La domination de l’anglais signifie également, comme le souligne Razmig Keucheyan, que ce sont également les universités étatsuniennes, et non plus la Rive gauche parisienne, qui donnent aujourd’hui le ton dans les débats intellectuels, y compris dans la partie gauche du spectre.
D’autant, et c’est incontestablement l’autre phénomène majeur de la période, qu’à partir des années 1960, le marxisme, jusqu’alors assez marginal dans la culture intellectuelle britannique ou étatsunienne, connaît une diffusion importante, tant dans la réception de la littérature d’Europe «continentale» que dans l’apparition de courants de pensée ou de théoriciens majeurs se réclamant du marxisme. Quatre domaines semblent tout particulièrement concernés: les «études culturelles» et la critique littéraire, avec des figures théoriques majeures comme Fredric Jameson, Terry Eagleton et Stuart Hall; l’économie politique, avec les travaux d’Anwar Shaikh, Fred Moseley et des économistes basés à l’université de Londres-SOAS (Ben Fine, Alfredo Saad-Filho, Costas Lapavitsas); les relations internationales avec l’école néo-gramscienne initiée par Robert Cox, la théorie de la classe capitaliste transnationale de Kees van der Pijl et celle du développement inégal et combiné de Justin Rosenberg, ainsi que les travaux sur l’impérialisme et l’«économie politique internationale» d’Ellen Meiksins-Wood, Giovanni Arrighi, Peter Gowan, Leo Panitch et Alex Callinicos; et la géographie, tout particulièrement celle de l’espace urbain, avec les travaux de David Harvey, Mike Davis, Edward Soja et leurs nombreux continuateurs (Neil Smith, Noel Castree, Neil Brenner).
Le paysage est en réalité bien plus complexe, puisqu’il inclut des courants à caractère inter-disciplinaire, avant tout le «marxisme analytique», initié par la lecture de Marx du philosophe Gerry A. Cohen. Son moment productif coïncide avec les années 1980, mais, de façon plus éclatée, certains de ses animateurs restent fort actif, notamment le sociologue Erik Olin Wright et l’historien Robert Brenner. Mentionnons également le courant de la «Nouvelle Dialectique», davantage centré sur la lecture de l’œuvre de Marx dans un sens hégélien, animé à la fois par des économistes et des philosophes (Chris Arthur, Tony Smith, Patrick Murray) et le travail, plus éclaté que par le passé d’historiens comme Peter Linebaugh, Chris Wickham, Benno Teschke et John Haldon. Les questions de l’environnement et de l’écologie se sont également constituées en champ privilégié d’une analyse historico-matérialiste grâce, entre autres, aux contributions marquantes de James O’Connor, John Bellamy-Foster et Paul Burkett.
Il y a là une incontestable vitalité intellectuelle, qui ne semble pas donner de signes de ralentissement, les reflux de certains courants (notamment du «marxisme analytique», dont les principaux initiateurs ont graduellement abandonné le cadre de référence marxiste) étant compensé par l’apparition d’autres et la multiplication des terrains d’intervention, qui s’accompagne d’une importante relève générationelle[41]. Il faut mentionner sur ce point l’importance de revues marxistes généralistes, qui aident à structurer les débats (principalement Rethinking Marxism et Historical Materialism), notamment à travers l’organisation de grands colloques internationaux.
La majeure partie de cette production se situe dans le champ des sciences sociales, point fort traditionnel de la culture intellectuelle du monde anglophone. Elle semble de ce fait s’opposer au caractère philosophique et hautement abstrait du «marxisme occidental». Mais cette divergence pourrait bien n’être que de surface, comme le montre l’œuvre d’un Fredric Jameson, dont une bonne partie relève de ce qu’on entend en Europe continentale par «philosophie», d’un Moishe Postone ou, à l’autre bout du spectre celle des philosophes du marxisme analytique, tels Gerry Cohen, ou Jon Elster. La filiation du marxisme anglophone postérieur aux années 1970 avec le «marxisme occidental» se confirme sur deux autres points essentiels: une séparation d’avec la pratique politique autrement plus radicale que celle de leur homologues d’Europe continentale d’avant les années 1980, accompagné d’un caractère universitaire bien plus accentué. Perry Anderson l’a reconnu en qualifiant l’œuvre de Fredric Jameson, sans doute le plus spéculatif, le plus classiquement universitaire et le moins «politique» des marxistes anglophones, de «point culminant de la tradition du marxisme occidental»[42]. Là encore, le trait marquant est que le marxisme a en effet maintenu, dans le monde anglophone, une légitimité au sein de l’institution universitaire qu’il a presque entièrement perdu dans la plupart des pays d’Europe continentale, avant tout en France.
Ce phénomène est amplifié par le fait que, dans le contexte de la domination accrue de l’anglais, l’université étatsunienne et, dans une moindre mesure, britannique sert à la fois de lieu d’accueil et de caisse de résonance de penseurs et de théories dont l’origine, ou le foyer, se trouvent ailleurs. Le succès international de penseurs marxistes ou «para-marxistes» ces deux dernières décennies tels que Slavoj Zizek, Alain Badiou, Jacques Rancière et Antonio Negri ne peut s’expliquer autrement. Comme nous l’avons toutefois déjà relevé, dans la quasi-totalité des cas, ces penseurs (tout comme un certain nombre de leurs homologues du monde anglophone, notamment Jameson et Harvey) sont plutôt les derniers représentants (non repentis) du radicalisme intellectuel des années 1970 que les initiateurs des présumées «nouvelles pensées critiques», postérieures à la césure historique de 1990. C’est le caractère tardif de leur reconnaissance dans le monde universitaire anglophone qui leur donne les apparences de nouveauté. Même Zizek, d’une génération plus récente, peut être considéré comme un prolongement ultime de cette tendance, tant les fils qui le relient de façon directe au structuralo-marxisme français de cette période sont évidents. Car plutôt qu’un courant homogène se posant comme alternative au marxisme, comme l’affirme avec insistance R. Keucheyan[43], le «structuralisme» désigne plutôt une thématique diffuse, fonctionnant souvent en étroite osmose avec le marxisme. Le rôle d’Althusser et de son école sont à cet égard d’une importance décisive et ils expliquent en grande partie pourquoi, contrairement aux grandes tirades anti-structuralistes de Perry Anderson du début des années 1980 (lorsqu’il pariait sur Habermas pour maintenir la flamme du matérialisme historique contre la débandade intellectuelle franco-italienne), la pénétration du structuralisme a davantage accompagné qu’entravé celle du marxisme dans l’aire culturelle anglophone, comme elle l’avait fait en France une ou deux décennies auparavant dans les sciences sociales[44]. On pense notamment aux effets souvent féconds de l’althussérisme hors du terrain de la philosophie, sur lesquels G. Elliott a mis l’accent à juste titre[45]. Notamment en anthropologie, avec M. Godelier, E. Terray ou P.-P. Rey, en histoire, avec G. Bois, R. Robin ou J. Guilhaumou, en linguistique, avec M. Pêcheux, F. Gadet et J-J. Lecercle, en économie, avec A. Lipietz, C. Bettelheim ou S. de Brunhof, en sociologie avec les premiers travaux de C. Baudelot, R. Establet, de M. Castells ou de N. Poulantzas sur les classes sociales.
Pour revenir au présent, plutôt que d’un recul du marxisme au sein d’une constellation de «nouvelles pensées critiques», c’est du caractère problématique du renouvellement de ces dernières, notamment en termes générationnels, qu’il conviendrait de parler, dans la mesure, faut-il le préciser, ou, celles-ci se situent dans le champ d’un radicalisme intellectuel, explicitement anticapitaliste, que nous avons ici désigné sous le vocable de «para-marxisme», en référence à des figures comme Badiou et Zizek. Le succès de ces derniers, tout particulièrement lors de la dernière période, marquée par la mise en avant par Badiou de l’hypothèse communiste, et que Zizek avait anticipé par son «tournant léniniste» du début des années 2000[46], apporte bien la confirmation d’un changement d’époque dans l’atmosphère intellectuelle, tout particulièrement dans le sens d’un ébranlement de l’hégémonie postmoderne dans le monde anglophone. Les choses se présentent sous un jour différent lorsqu’on examine la situation au sein du champ universitaire, avec les nuances qui s’imposent, notamment entre le monde anglophone et l’Europe continentale. Ici, le constat de Keucheyan conserve une pertinence à condition de le comprendre non pas comme l’éclosion de «nouvelles pensées critiques» mais davantage comme une tendance puissante – quoique non dépourvue de contre-tendances – à la déradicalisation du monde universitaire, dont l’antimarxisme virulent des décennies précédentes fut l’acte inaugural. Elle se poursuit désormais sous un cours «normalisé», produisant un nouveau mainstream «libéral», au sens anglo-américain: le discours de «centre-gauche» de la «différence», de la promotion des diverses «identités» et de la tolérance «cosmopolite» qui sous-tend la réalité du capitalisme mondialisé dans lequel nous vivons.
Il n’est de ce fait guère étonnant si, contrairement à certaines idées répandues[47], les marxistes ne pullulent pas dans les universités du monde anglophone, surtout dans les plus élitistes (plus particulièrement celles de la Ivy League étatsunienne ou «Oxbridge» au Royaume-Uni). Une telle carte de visite ne facilite guère les carrières, et les cas de Jameson ou de certains théoriciens du marxisme analytique (G. A. Cohen ou E. O. Wright) font à cet égard plutôt figure d’exception: la notoriété mondiale d’un David Harvey, par exemple, n’empêche pas qu’il enseigne à la «plébéienne» City University of New York, bien loin (symboliquement et institutionnellement parlant) des prestigieux lambris de Columbia ou de NYU. De même, Terry Eagleton, tout comme avant lui E. P. Thompson, a enseigné toute sa vie dans des universités provinciales sans lustre particulier, et Eric Hobsbawm dans un collège de l’université de Londres destiné aux salariés. Il y a aujourd’hui en Grande-Bretagne assurément moins d’enseignants marxistes à Oxford, Cambridge (ou à la London School of Economics), à supposer même qu’il y en ait, que dans les années 1950, du temps de Maurice Dobb ou de Christopher Hill[48]. Par ailleurs, on remarque une forte concentration d’universitaires marxistes ou radicaux dans des lieux particuliers, et relativement atypiques dans le paysage universitaire, marqués par une forte tradition de gauche (l’université de York au Canada par exemple, la SOAS à Londres, les universités de Sussex et de Warwick en Angleterre, certains départements de l’université de Los Angeles aux Etats-Unis) et, souvent, par une proportion significative de non-nationaux.
Au total, le monde anglophone actuel ne semble pas si différent de la situation française de l’après guerre et jusqu’aux années 1970 telle que la décrit Lucien Sève à propos de la place des communistes dans l’université à l’époque où le PCF, et le prestige du marxisme, étaient à leur apogée: «Si des communistes ont pu en cette période accéder à la Recherche ou l’Enseignement supérieur, c’est à peu près toujours à la faveur d’un rapport de forces sectoriel moins défavorable créé par des luttes (…). Et si on regarde de près ces cas d’accès, on constatera qu’il a souvent fallu les payer d’un renoncement à la discipline d’origine – par exemple à la philosophie –, d’une carrière très difficultueuse –, et de discriminations sur quoi, bien curieusement, n’existe à ma connaissance dans l’abondante littérature concernant les communistes aucune étude d’ensemble…»[49]. Dans tous les cas, le contraste est frappant avec les «pensées critiques» non-marxistes: en Allemagne, par exemple, la force de frappe institutionnelle de l’Institut de Recherche Sociale de Francfort, actuellement dirigé par Axel Honneth, est tout à fait impressionnante, et il ne semble guère exagéré de considérer son ancien directeur, Habermas, comme le philosophe officiel de la République fédérale. Le fait est d’autant plus frappant que, dans ce pays, le marxisme est presque entièrement exclu de l’université, dans une ambiance d’anticommunisme institutionnalisé suite aux lois de 1972 sur l’interdiction professionnelle dans la fonction publique, qui se sont soldées par des «tests de loyauté» touchant trois millions de personnes, des poursuites judiciaires engagées contre onze mille d’entre elles, pour la plupart membres de l’ancien parti communiste ouest-allemand, et la radiation définitive de plus d’un millier. D’une façon générale, et comme l’échantillon est relativement significatif à l’échelle international, il serait instructif de faire une étude comparée des déroulements de carrière d’universitaires ayant passé du statut de «marxiste» à celui de «converti» aux diverses versions du libéralisme dominant.
Vers un marxisme-monde?
Devrait-on en conclure que la thèse andersonienne du «marxisme occidental» a enfin trouvé sa confirmation, après-coup d’une certaine façon, ou qu’elle avait en fin de compte valeur d’anticipation? Cette défaite là, qui débouche sur une postmodernité américanisée, pour l’essentiel réconciliée avec l’idée du capitalisme comme horizon indépassable de l’époque, serait-elle en quelque sorte «la bonne»?
Trois raisons nous incitent à penser qu’une telle conclusion est, pour le moins, fort discutable.
Tout d’abord, bien plus qu’une confirmation de la thèse andersonienne sur le rapport entre défaite et développement théorique et la rupture «épocale» du lien de la théorie à la pratique, la vitalité du marxisme dans les pays anglophones au cours de ces dernières décennies indique plutôt que, dans cette partie du monde, la question du rapport de la pratique politique à la théorie marxiste et, plus largement, aux formes de radicalisme culturel et intellectuel, se pose, aujourd’hui comme hier, autrement qu’en Europe continentale. L’absence historique d’organisation de masse se réclamant du marxisme, et surtout, l’absence complète, dans le cas des Etats-Unis, de parti issu du mouvement ouvrier tout court, ont toujours agi dans le sens d’un déplacement des mouvements sociaux anticapitalistes vers la sphère culturelle, tout particulièrement outre-Atlantique. Ce phénomène, déjà perceptible dans une certaine mesure aux Etats-Unis dans les années 1930[50], a profondément marqué les mouvements de la jeunesse des années 1960-1970. Dépourvus de cadres organisationnels à caractère de masse, les militants qui en sont sortis se sont massivement orientés vers la sphère de la culture ou de la recherche intellectuelle, au sein de laquelle, en l’absence d’enjeu politique immédiat, ils ont, en règle générale, mieux résisté au tournant conservateur des années 1980 que leurs équivalents d’Europe continentale. On peut dire en un sens que le maintien, certes, nous l’avons vu minoritaire et fragile, d’un courant radical et marxiste dans le monde de l’université anglophone sert à la fois de substitut à et de médiation vers la pratique politique dans une conjoncture particulière.
En deuxième lieu, cette analyse laisse dans l’ombre le maintien au cours de cette période d’une production théorique marxiste dans ses anciennes places fortes d’Europe occidentale. Le trait distinctif de ce marxisme maintenu est incontestablement sa prédominance philosophique et par le brouillage des lignes de démarcation héritées des courants antérieurs. C’est le paysage des «mille marxismes» dont André Tosel, lui-même l’un de ses principaux représentants, a proposé la synthèse de référence[51]. En France, il est reste marqué par l’évolution de penseurs formés dans le courant althussérien (André Tosel, Jean Robelin, Tony Andréani, Georges Labica et, de façon plus distendue quant aux cadre de référence marxiste, Etienne Balibar et Jacques Bidet), et par le maintien d’une orientation dialectique, parfois teintée d’esprit messianique, par des théoriciens issus de la mouvance trotskiste (Daniel Bensaïd, Michael Löwy), communiste (Lucien Sève, Michel Vadée), ou influencés par l’école de Francfort (J.-M. Vincent, G. Raulet. Une tradition d’étude des textes marxiens s’est également maintenue, avec les travaux de Miguel Abensour, Jacques Texier, Antoine Artous, Solange Mercier-Josa, Tran-Haï-Hac plutôt orientée désormais vers des questions de théorie politique, ou la lecture du Capital, que vers les problèmes épistémologiques qui occupèrent le devant de la scène au cours de la période antérieure.
On observe une vitalité comparable du marxisme philosophique en Italie, d’où est venue le principal défi lancé au libéralisme triomphant de l’époque, avec l’œuvre massive de Domenico Losurdo, largement consacrée à une contre-histoire de la pensée libérale, mettant en lumière ses aspects obscurs, son universalisme tronqué, ses liens profonds avec certaines des formes de domination modernes les plus dégradantes (en premier lieu l’esclavage et la colonisation). L’œuvre de Losurdo s’inscrit elle-même dans une tradition italienne particulièrement riche d’histoire de la pensée, qui compte parmi ses représentants marxistes Guido Oldrini, Alberto Burgio, le grand philologue Luciano Canfora et, plus récemment, Massimiliano Tomba. Elle coexiste avec une multiplicité de courants philosophiques d’inspiration historico-matérialiste, ou de penseurs en marge: le post-opéraïsme (Antonio Negri, Paolo Virno, Christian Marazzi), les gramsciens (Guido Liguori, Fabio Frosini, Giorgio Baratta), les post-althussériens (V. Morfino, M. Turchetto) et des figures plus difficilement classables comme Roberto Finelli, Costanzo Preve, ou Roberto Fineschi et Giuseppe Prestipino. On pourrait relever une tendance similaire en Allemagne, avec les relectures de l’œuvre marxienne de critique de l’économie politique proposée par Michael Heinrich et Helmut Reichelt, ou, suivant une orientation différente, le courant autour de la revue Krisis (Anselm Jappe, Robert Kurz), tous deux s’inspirant du travail pionnier sur la forme-valeur de Hans-Georg Backhaus.En Allemagne, un pôle essentiellement philosophique s’est également structuré autour de la revue berlinoise Das Argument dirigée par Wolfgang Haug, et qui dirige le monumental Dictionnaire Historico-Critique du Marxisme (quinze volumes prévus, sept parus, plus de 1500 entrées), une somme inégalée, fruit d’un travail qui mobilise depuis une vingtaine d’années bon nombre de chercheurs marxistes du monde entier.
Disséminée à travers le monde, la pensée du Lukacs de la maturité continue à féconder les recherches philosophiques des disciples toujours actifs, parfois connus comme «école de Budapest», parmi lesquels se distinguent G. Markus (basé en Australie) et, surtout, I. Meszaros (basé en Grande-Bretagne), auteur d’une œuvre monumentale, combinant critique philosophique du capitalisme et exploration anthropologique et normative d’un avenir post-capitaliste. Peu connue en France, malgré les efforts de N. Tertulian, le dernier Lukacs a rencontré un écho significatif au Brésil (citons les sociologues Sergio Lessa et Ricardo Antunes) et en Italie (Guido Oldrini).
Certes ce marxisme d’Europe continentale d’après le déluge n’est pas que philosophique. Il convient de mentionner plus particulièrement l’économie, avec, en France, les travaux sur le capitalisme contemporain de Gérard Duménil, Michel Husson, François Chesnais ou Isaac Johsua, en Italie ceux de Ricardo Bellofiore et Gianfranco LaGrassa et, en Allemagne, ceux de Elmar Altvater, de Jörg Huffschmid ou de Joachim Bischoff. De façon relativement logique, la sociologie du travail et du monde ouvrier a constitué un terrain de prédilection d’une recherche inspirée par le marxisme, tout particulièrement en France: Michel Verret et l’équipe nantaise du LERSCO (J.-P. Molinari, C. Leneveu) ont impulsé l’étude du l’espace ouvrier dans ses multiples dimensions, Michel Freyssenet et Benjamin Coriat se sont concentrés sur le taylorisme et la division du travail, tandis qu’un nombre important de chercheurs, longtemps regroupés, pour nombre d’entre eux, autour de la revue Société française, se sont tournés vers la sociologie de la classe ouvrière, mais aussi du salariat non-ouvrier, (J.-P. Terrail, O. Schwarz, J. Lojkine, P. Bouffartigue), ou sur l’anthropologie et la psychologie du travail (Y. Schwarz, Y. Clot).
Cette persistance d’une production théorique multiforme, avec une forte composante philosophique, permet de déceler une deuxième continuité avec l’époque antérieure, celle d’un lien médié,certes distendu mais non rompu, entre cette recherche philosophique et, plus largement cette production théorique, et les courants politiques de la gauche anticapitaliste, issus, dans ces trois pays à la fois de la matrice communiste, des ailes radicale de la social-démocratie et de l’extrême-gauche. Ces liens s’appuient pour une part sur des institutions liées aux structures politiques en question telles que la puissante Rosa Luxemburg Stiftung, liée au parti Die Linke, et le réseau Transform! qui fédère les instituts de recherche liés aux partis de la gauche radicale communiste ou post-communiste européenne (Italie, Espagne, Grèce, Allemagne, Portugal). Dans une situation de reflux politique, le marxisme européen résilient, désormais marginalisé, voire exclu de l’université, s’est, une fois de plus, pour reprendre l’expression d’André Tosel, efforcé de «maintenir ouverte la question de la possibilité réelle».
Le dernier élément qui vient contredire l’idée d’une confirmation décalée de la thèse du «marxisme occidental» est peut-être le plus crucial. Car aussi bien au siècle passé qu’à celui-ci, avant comme après la chute de l’URSS, le marxisme a cessé d’être un phénomène propre à l’Occident. Il s’est profondément «nationalisé» et «régionalisé», prenant racine, de façon certes inégale, dans la plupart des aires culturelles et linguistiques de la planète. Pour la période des révolutions anti-coloniales et anti-impérialistes, les noms de Mao, de José-Carlos Mariategui ou d’Amilcar Cabral suffisent à indiquer une forme d’unité de la théorie et de la pratique politique dans la droite ligne de la génération des révolutionnaires des deux premières décennies du XXe siècle. Pour autant, le marxisme et, plus généralement, le radicalisme intellectuel du monde non-européen ne s’est pas développée dans un rapport d’extériorité avec le «marxisme de l’Occident». C’est tout à fait évident dans le cas du Japon, avec sa forte tradition en économie politique, initiée par la lecture hégélienne de l’œuvre marxienne par Kozo Uno, et renouvelée par les travaux de Makotoh Itoh et de Thomas Sekine. En Amérique latine, l’univers intellectuel de la figure marxiste fondatrice du sous-continent, Mariategui, nourri de Croce, de Gentile et de Sorel, s’avère fort proche de celui de Gramsci. Plus proche de nous, la théologie de la libération latino-américaine, directement en prise avec la réalité des luttes ouvrières et populaires, tout particulièrement au Brésil, est inconcevable sans la quasi-totalité des penseurs du «marxisme occidental». D’une façon générale, Lukacs, Althusser, Benjamin, Gramsci, Poulantzas restent des références essentielles du marxisme latino-américain. En témoigne le travail de penseurs contemporains comme le bolivien Alvaro Garcia-Linera, le mexicain Bolivar Echevarria, l’argentin Enrique Dussel, la chilienne Marta Harneker, le brésilien Carlos Nelson Coutinho ou le péruvien Anibal Quijano[52]. Il faut en effet rappeler que, à l’exception, une fois de plus, de l’école de Francfort, et malgré l’eurocentrisme évident de leur univers intellectuel, les figures de proue du marxisme dit «occidental» appartiennent à ces générations d’Octobre 1917, qu’il est parfaitement possible de comprendre comme le début de la vague de révolutions anti-coloniales du XXe siècle. A l’heure de la mondialisation sous domination néo-impérialiste étatsunienne, gageons qu’il s’agit d’un aspect de l’héritage qui n’a rien perdu de son actualité.
Il se pourrait donc bien que le sens profond de cette résilience marxiste au cours d’une période de recul politique revienne à ceci: ce à quoi nous avons affaire n’est que l’indice, sans doute encore non pleinement lisible, d’un antagonisme qui sous-tend la réalité du système dans lequel nous vivons, le capitalisme mondialisé sous hégémonie étatsunienne, et qui se traduit par l’existence, en partie souterraine et inchoative mais irréductible, de forces sociales qui se lèvent contre lui et rendent pensable la perspective de son renversement. Quant à l’exercice prospectif relatif à son avenir, il paraît difficile d’éviter l’adage de Chou En-Lai à propos de la Révolution française: «il est trop tôt pour le dire».
Statis Kouvelakis
[1]R. Keucheyan, Hésmisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2010 ; S. Kouvélakis; «Crises du marxisme, transformation du capitalisme», in J. Bidet & S. Kouvélakis, Dictionnaire Marx Contemporain, Paris, PUF, 2001, p.41-56 ; Göran Therborn, From Marxism to Post-Marxism, Londres, Verso, 2008; Peter Thomas,«Contours of Contemporary Western Marxism», communication au séminaire «Contemporary Marxist Theory» de King’s College Londres, le 15/12/2010.
[2] P. Anderson, On Western Marxism, Londres, NLB, 1976. Nous citons d’après la traduction française: Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1976.
[3] M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955. Le chapitre II (p. 43 à 80) s’intitule «Le marxisme ‘occidental’» (le terme est toutefois placé entre guillemets), entièrement consacré à Histoire et conscience de classe de Lukacs, et la notion est approfondie dans la chapitre suivant, significativement intitulée «‘Pravda’» (81-99).
[4] Une opération idéologique de ce type sera répétée à une échelle bien plus large dans les années 1960-1970 par toutes les interprétations d’un Gramsci «antiléniniste», véritable fondateur d’un marxisme «occidental», s’opposant non seulement à Lénine et Staline, mais à l’«arriération asiatique» dont la révolution russe, et son devenir, furent le symptôme.
[5] Nous en omettons ici une sixième, qui a pourtant fait couler de l’encre au moment de la publication de l’ouvrage, à savoir que la tradition trotskiste, représentée, selon Anderson, par les figures de Roman Rosdolski, Isaac Deutscher et Ernest Mandel, est considérée comme une continuation du «marxisme classique» et se trouve ainsi catégoriquement exclue du «marxisme occidental». Il s’agit à l’évidence d’une thèse insoutenable (Deutscher et Rosdolski, deux paisibles chercheurs sans affiliation partidaire, pouvant difficilement passer pour incarner une unité de la théorie et de la pratique supérieure à celle d’un Lukacs ou d’un Gramsci), qui porte la marque du climat partisan de l’époque et des prises de position du moment de son auteur, qui s’empressera du reste de la retirer de son schéma d’ensemble auquel il restera, moyennant quelques aménagements, fidèle.
[6] P. Anderson, Sur le marxisme occidental, op. cit., p. 63.
[8] P. Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Chicago, The University of Chicago Press, 1984.
[9] Nous résumons ici de façon inévitablement simplificatrice les positions d’Anderson au cours des années 1980-1990. Lorsqu’il publie In the Tracks of Historical Materialism, il est paradoxalement beaucoup plus optimiste sur l’avenir du marxisme anglophone, mais c’est au prix d’un relâchement considérable du critère de l’unité de la théorie et de la pratique, qui devient un simple tournant disciplinaire vers des thèmes de théorie politique, économique et sociale, loin des brumes spéculatives du «marxisme continental». De même, il tente de circonscrire la «crise du marxisme» aux seules places fortes de l’Europe latine, Habermas en Allemagne et les théoriciens anglophones sont censés en être prémunis.
[10] P. Anderson, «Renewals», New Left Review, II /1, 2000, p. 17.
[11] Cf. R. Keucheyan, Hémisphère gauche…, op. cit.
[12] Voir la seconde partie de l’ouvrage pp. 93-301.
[14] Ibid. p. 8. Cf. aussi p. 95.
[16] Ibid. p. 28. Dans la même page, ces universités sont caractérisés comme «des établissements très côtés sur le marché international».
[17] J.-P. Sartre, «Questions de méthode», in Critique de la raison dialectique, t. 1, Paris, Gallimard, 1985, p. 21.
[19] C’est bien sûr le problème posé par tous les «révisionismes», depuis Bernstein jusqu’au «post-marxisme» des années 1980, qu’on peut qualifier de «bernsteinisme du pauvre». Je me permets sur ce point de renvoyer à mon texte «Crises du marxisme, transformation du capitalisme», in Dictionnaire Marx Contemporain, op. cit.
[20] R. Keucheyan, Hémisphère gauche…, op. cit., p. 8-9.
[21] Ibid. p. 66. Les penseurs «convertis» cessent ainsi d’être des penseurs critiques, «même lorsqu’[ils] demeurés attachés à des positions progressistes», à partir du moment où ils ne s’interrogent plus sur les conditions de possibilités d’un autre monde, ibid, p. 65-66.
[23] J. Butler, E. Laclau, S. Zizek, Contingency, Hegemony, Universality, Londres, Verso, 2000.
[25] Pour une vue d’ensemble des débats qu’elle a suscités dans les années 1970 et une discussion critique actualisée nous ne pouvons que conseiller les pages de l’ouvrage minutieux de G. Elliott, Perry Anderson: The Merciless Laboratory of History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998, plus particulièrement p. 95-110 et p. 170-182.
[26] Cf. E. Balibar, La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993, p. 8-9.
[27] P. Anderson, Sur le marxisme…, op. cit., p. 64. Keucheyan radicalise encore le propos en faisant débuter le chapitre inaugural de son livre par la phrase «tout commence par une défaite» (Hémisphère…, op. cit. p. 13). On se prend à s’interroger de quoi cela a bien pu être la défaite, puisque, à l’instar du Logos divin de l’évangile selon Jean, rien ni jamais ne peut la précéder.
[28] Alain Badiou, Le siècle, Paris, Seuil, 2005.
[29] Mais jamais unique: il pénètre peu les puissants partis travailliste britannique ou sociaux-démocrates d’Europe du Nord. Quant à l’Europe du sud, l’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire, parfois imprégnés de marxisme il est vrai, sont des concurrents redoutables (Italie ou Espagne).
[30] Marx, Lettre à Bebel du 18-28 mars 1875, in Marx-Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris, Editions sociales, 1981, p. 60.
[31] E. Balibar, «Etat, parti, idéologie», in E. Balibar, C. Luporini, A. Tosel, Marx et sa critique de la politique, Paris, Maspero, 1979, p. 151.
[32] Voir les textes rassemblés par Richard B. Day and Daniel Gaido dans Witnesses to Permanent Revolution: The Documentary Record, Leiden, Brill, 2009.
[33] Cf. la mise au point de G. Haupt dans son indispensable étude «Groupes dirigeants internationaux du mouvement ouvrier» (G. Haupt, L’historien et le mouvement social, Paris, Maspero, 1980, p. 267-292). Sur Kautsky, Haupt conclut: «ses interventions sont décisives dans les débats d’ordre doctrinal, mais son poids dans les décisions politiques est limité», ibid. p. 290.
[34] L’exception la plus importante est sans doute le courant opéraïste italien, mais elle va dans le sens d’un rapport bien plus étroit de la théorie à la pratique. Issu des courants radicaux du parti socialiste italien, cette mouvance politico-intellectuelle a expérimenté, tout particulièrement à l’époque de la revue Quaderni Rossi et de l’organisation Potere Operaio, des formes de liaison directe avec des militants ouvriers des usines et d’autres secteurs sociaux.
[35] P. Anderson, Sur le marxisme…, op. cit. p. 130. Anderson considère que Horkheimer est une exception mais les nouveaux matériaux dont nous disposons sur l’histoire de l’Institut de Francfort permettent de mieux rendre compte de degré d’allégeance, publiquement inavoué, de ses animateurs vis-à-vis de l’Etat Ouest-allemand et du «camp occidental». Cf. par exemple la correspondance Adorno/ Marcuse sur le mouvement étudiant allemand publiée dans la New Left Review, I/ 233, 1999.
[36] Cf. la note en bas de page où Anderson reproche à Sweezy son prétendu rejet du concept de plus-value, ibid. p. 68.
[37] Furtivement évoqué par Anderson, mais détaché du contexte francfortois.
[39] Quand ce n’était, du côté de Bernstein, des austro-marxistes mais aussi de Karl Liebknecht, par le néokantisme. Ce qui indique par ailleurs que l’éclectisme avec les courants de pensée «bourgeois» est loin d’être un signe propre du «marxisme occidental». Les écrits de Plekhanov ou de Kautsky sont incompréhensibles hors de l’atmosphère imprégnée de darwinisme et de postivisme scientiste de leur époque.
[41] Un relevé hâtif des intervenants des colloques marxistes internationaux les plus représentatifs laisse apparaître une moyenne d’âge autrement moins élevée que celle des représentants des «nouvelles pensées critiques» de R. Keucheyan. Il est vrai que celui-ci se limite à des figures «reconnues» dans le champ universitaire.
[42] Cf. Perry Anderson, Les origines de la postmodernité, Paris, Les prairies ordinaires, 2010.
[43] Hémisphère…, op. cit. p. 32. Curieusement, Keucheyan relève que le structuralisme s’est «systématiquement hybridé avec d’autres courants», citant le «féminisme, l’écologie et les études littéraires marxistes» (ibid. p. 53) mais passe sous silence le moment structuralo-marxiste conquérant de la France des années 1960-70.
[44] Ajoutons à ce propos que l’affirmation de Keucheyan selon laquelle l’influence intellectuelle du structuralisme est inversement proportionnelle à son absence de base sociale est pour le moins discutable, sauf à entendre «base sociale» dans le sens restrictif de «base de masse» ou de «base populaire». Les critiques du structuralisme ont en général mis l’accent sur les liens forts entre la montée du structuralisme dans les années 1960 et les nouvelles couches moyennes émergeant dans la France de la modernisation gaulliste: cadres, «technocrates», diplômés issus de la massification de l’enseignement supérieur de l’après-guerre, tout particulièrement dans les sciences humaines. Formulée, entre autres, par H. Lefebvre (L’idéologie structuraliste, Paris, Anthropos, 1971), cette thèse est brillamment développée dans l’ouvrage de référence de Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus plus blanc. La culture française au tournant des années soixante, réédition, Paris, Seuil, 2006.
[45] Cf. G. Elliott, Althusser, The Detour of Theory, réédition, Leiden Brill, 2007.
[46] Cf. A. Badiou, L’hypothèse communiste, Paris, Lignes, 2009, Slavoj Zizek, Revolution at the Gates, Londres, Verso, 2003.
[47] Keucheyan écrit par exemple, sans doute avec ironie: «les Lénine, Trotski et Rosa Luxemburg contemporains sont des universitaires, qui évoluent souvent dans des établissements très côtés sur le marché international», Hémisphère…, op. cit., p. 28.
[48] Relevons cependant que le déroulement de la carrière de Dobb, l’une des sommités mondiales en économie de son époque, a été bloqué pendant des décennies du fait de son militantisme communiste et de sa fidélité au marxisme: vingt-quatre ans pour accéder au rang de fellow au Trinity College de Cambridge où il enseignait depuis 1924, et onze ans supplémentaires pour devenir reader.
[49] Lucien Sève, «Intellectuels communistes: peut-on en finir avec le parti pris?», in Contretemps, n° 15, janvier 2006, p. 144.
[50] Cf. l’important ouvrage de Michael Denning, The Cultural Front,Londres, Verso, 1998.
[51] André Tosel, «Devenir du marxisme: de la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes; France Italie 1975-2005», repris dans son ouvrage Le marxisme du XXe siècle, Paris, Syllepse, 2009.
[52] L’eurocentrisme incontestable de notre expérience et de nos compétences ne nous permettent pas de nous étendre sur l’Inde ou l’Afrique du sud, pays où co-existent des forces communistes de masse et d’importantes traditions intellectuelles à référence marxiste.