Calais, la Chapelle, Grande-Synthe… La liste est longue de ces campements de migrantEs qui ont été, parfois plusieurs fois, démantelés par les forces de répression, sur ordre du pouvoir politique. Lieux de passage, lieux de vie, lieux de lutte : les campements sont depuis plusieurs années l’un des symboles les plus visibles du combat des migrantEs contre les politiques racistes de l’État français, et posent un certain nombre de questions essentielles au mouvement de solidarité.
Le 2 juin 2015, les flics de la BAC, les CRS et la police nationale ceinturent les alentours du boulevard Barbès sur plusieurs centaines de mètres en amont de la station de métro la Chapelle. Dans ce quartier historique des luttes de l’immigration, des cars de ramassage scolaire viennent s’aligner dans la zone ainsi délimitée et interdite. C’est le début d’une opération d’expulsion de plusieurs centaines de migrantEs, hommes, femmes et enfants, qui campent là, sous le métro aérien, depuis des mois.
Un archétype de l’expulsion des migrants
C’est la première d’une longue série, dans ce quartier et ailleurs, dans les semaines, les mois et années qui suivent. Mais, première du genre, elle en est l’archétype.
- Les migrantEs ne sont pas des interlocuteurs ou des interlocutrices, surtout collectivement. Aucun dialogue avec eux et elles, ni avant ni après.
- L’expulsion est précédée (et justifiée) par une campagne médiatique sur les dangers pour le quartier (épidémie, sécurité…).
- Toute l’opération est organisée via des associations prestataires de services pour l’État, France terre d’asile et Emmaüs, qui donnent un label « humanitaire » à ce qui n’est à l’arrivée qu’une opération de police.
- Ce n’est pas la présence des migrantEs (qui sont là depuis 8 mois), ni leur situation précaire qui a déclenché l’opération, mais leur visibilité devenue incontournable avec l’extension du campement.
Alors que la maire de Paris annonce un « accompagnement personnalisé », l’objectif principal est de détruire le regroupement et de disperser les migrantEs. La moitié des migrantEs sont amenés dans un centre du 115 (hébergement à la nuit pour les sans-abris) et deux cars sont simplement déposés dans la rue deux stations de métro plus loin devant un centre de l’Armée du salut !
La préoccupation essentielle du pouvoir est d’éviter une reformation du campement. Les lieux sont immédiatement grillagés et des forces de police restent sur place.
Les jours suivants, les migrantEs qui se regroupent à la Chapelle vont être traqués par la police et expulsés trois fois, avant d’être accueillis le soir du 8 juin pour deux nuits dans un jardin partagé du quartier géré par une association.
Inacceptable visibilité
Le pouvoir, tel qu’il se définit politiquement, et tel qu’il évolue, ne peut reconnaître les migrantEs en tant que migrantEs. Pour les reconnaître il faut qu’ils et elles cessent d’être migrantEs et rentrent dans des catégories qui peuvent être pensées par l’ordre politique : réfugiéEs statutaires ou hors-la-loi criminalisables et expulsables (car être hors-la-loi c’est au moins entrer dans les catégories de la loi !).
Car les reconnaître, collectivement, comme migrantEs, ce serait les reconnaître comme êtres humains circulant, égaux en droit sur le territoire sur lequel ils et elles s’installent ou passent. Bref ce serait reconnaître la liberté de circulation et d’installation et déconnecter les droits de la nationalité.
C’est ce qui explique qu’un campement de migrantEs doit être détruit par le pouvoir dès lors que, pour une raison ou pour une autre, il devient visible aux yeux de l’opinion. Car l’espace public est un espace politique, et être visible dans l’espace public c’est exister politiquement.
C’est aussi ce qui explique pourquoi les autorités, en tant qu’autorités, ne peuvent jamais considérer les migrantEs, collectivement, comme des interlocuteurs ou interlocutrices.
Dépolitiser
Tant qu’il s’inscrit dans l’ordre tel qu’il est, le mouvement de solidarité entre en contradiction, pour des raisons analogues à celles du pouvoir : « [S]a tendance quasi spontanée est d’opérer un transfert du registre politique au plan de la morale, de la charité, de la compassion, de la générosité. […] Dépolitiser des luttes éminemment politiques mais qui sont au-delà du politiquement pensable, dénaturaliser des luttes dont l’enjeu est la mise en cause du principe même de la souveraineté nationale est, en la circonstance, la seule manière de faire entrer dans l’ordre politique et l’ordre national ce qui va à l’encontre de l’un et de l’autre. »1
D’où la tendance « naturelle » à exprimer la solidarité par le don, de nourriture, d’argent, de vêtements, de savoir, etc., qui s’accompagne souvent de « conseils » à ne pas manifester. À la différence, malgré tout essentielle, du pouvoir, les soutiens voudraient « réhumaniser » leur relation avec les migrantEs. Mais cette humanité est limitée car elle est tronquée, inégale, dominée si elle refuse d’être politique.
Les conflits au sein du mouvement sont apparus dès les premiers campements de l’été 2015, entre, d’une part, ceux et celles qui cherchaient à favoriser l’auto-organisation des migrantEs dans l’organisation du campement lui-même (collecte des aliments, cuisine, ménage, etc.), ce qui allait aussi avec l’établissement de revendications, l’organisation de manifestations et d’événements revendicatifs et, d’autre part, ceux et celles organisant la vie du campement pour (c’est-à-dire à la place) les migrantEs et qui leur conseillaient de ne pas manifester (de ne pas se manifester).
Casser l’auto-organisation
Les premières semaines de l’été 2015, cette contradiction a été contenue par la conjonction entre la politique portée concrètement par un noyau d’activistes sur les campements et la détermination des migrantEs eux-mêmes et elles-mêmes. Les positions étaient par ailleurs souvent fluides, évoluant sous l’influence des expériences.
Le 19 juin, près de la Chapelle, au jardin d’Éole, les autorités vont expulser à nouveau un campement de lutte issu de la dynamique née après le 2 juin.
Aux caractéristiques des expulsions énoncées au début de cet article vont s’en ajouter deux autres. À partir de là, l’un des critères du pouvoir, outre la visibilité, sera de détruire tout lieu qui menace de devenir lieu d’organisation collectif des migrantEs et d’organisation politique de la solidarité. Et, pour favoriser les courants « humanitaires » qui dépolitisent le mouvement, les autorités s’attacheront à légitimer chaque expulsion par l’attribution de places d’hébergement dont la gestion est confiée à des associations.
Campement, occupation, etc.
Depuis 2015, la logique du pouvoir n’a pas changé. Les dispositifs administratifs, législatifs et policiers contre les migrantEs se sont perfectionnés et durcis. La déshumanisation des migrantEs, qui a légitimé ces politiques et qui en est aussi la conséquence, continue de favoriser le développement du racisme.
Le refus brutal de l’accueil des migrantEs fait que la question de leur hébergement est celle qui s’exprime de la manière la plus immédiate. Elle devient d’autant plus brûlante avec la restructuration des foyers de travailleurs immigrés et la transformation des centres d’hébergement en centres d’assignation à résidence.
Pour le mouvement de solidarité, il n’y a pas de hiérarchie à faire entre les formes d’hébergement collectif des migrantEs, campements, occupations, centres « officiels », etc. Ce qui devrait être déterminant dans les choix faits, c’est le rôle qu’y jouent les premierEs concernéEs, les capacités que cela leur donne pour s’organiser et organiser le combat pour leurs droits.
Denis Godard et Alain Pojolat
- 1. Abdelmalek Sayad, L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité (publié en 3 tomes chez Raisons d’agir).