La tuerie raciste de Hanau n'est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle s'inscrit dans un processus d'imprégnation fasciste, dont l'islamophobie est une composante centrale, diffusant et légitimant l'imaginaire d'une nation assiégée par un ennemi aussi omniprésent que conquérant.
Le fascisme a frappé à nouveau il y a quelques jours à Hanau. Ce constat devrait assurément constituer une évidence partagée, et pourtant nombre de professionnels du commentaire politique s’échinent à dépolitiser cet acte de terreur en en proposant – explicitement ou implicitement – une interprétation psychologisante, faisant de Tobias Rathjen un « loup solitaire », isolé et désaxé. Le Parisien, dans son édition du 21 février, ose ainsi classer comme « fait divers » l’assassinat de neuf personnes, immigrés ou descendants d’immigrés d’origines turque, kurde, bosniaque, polonais et bulgare ; pourtant un assassinat manifestement planifié et préparé, justifié politiquement par un homme biberonné aux thèses racistes du « grand remplacement », et favorisé par un contexte de développement de l’islamophobie dans les pays occidentaux.
Mais il y a plus, et pire. Le FN/RN et une partie de la droite française ont ainsi prétendu que l’attentat fasciste s’expliquerait, non par la haine raciste et le suprémacisme blanc, mais par l’immigration. Rachida Dati, candidate LR à la mairie de Paris, a ainsi affirmé : « Angela Merkel n’a pas mesuré les conséquences de l’ouverture massive des frontières ». Eric Ciotti a enfoncé le clou quelques heures plus tard, déclarant que « Angela Merkel et l’Allemagne ont menacés [sic] directement l’Europe de façon suicidaire en ouvrant les frontières de l’immigration massive en 2015 ». On pourrait répondre sur un plan scientifique à ces pseudo-arguments, en rappelant cet acquis de la sociologie politique selon lequel il n’y a aucun lien mécanique – et bien souvent même pas de lien indirect – entre d’un côté la présence (ou l’arrivée) d’immigrés ou de descendants d’immigrés sur un territoire, et de l’autre l’adhésion aux « idées » d’extrême droite ou le fait de commettre des violences racistes pouvant aller jusqu’à l’assassinat.
Mais une telle réfutation, en soi utile, n'a guère d'efficacité politique, car de tels discours ne se tiennent nullement sur le plan de la connaissance et n'ont que faire d'énoncer des âneries. Ils visent à rendre coupable les victimes du racisme de la persécution qu’ils et elles subissent (violences, discriminations, stigmatisation, etc.), et permettent incidemment à celles et ceux qui l’emploient de masquer leur propre rôle, absolument central, dans la diffusion et la légitimation de la haine islamophobe. De même doit-on rappeler qu’il s’agit là d’une vieille tactique rhétorique employée par les néofascistes, de la « Nouvelle droite » ou du FN, qui, dès les années 1970-80, prétendaient protéger les immigrés en stoppant l’immigration, au prétexte que cette dernière engendrerait mécaniquement le ressentiment raciste ; supprimer le racisme et la xénophobie en supprimant l’immigration et les immigrés, il fallait y penser.
On a beaucoup focalisé l’attention ces derniers temps sur la figure d’Éric Zemmour, mais il faudrait veiller à ce que l’expression la plus décomplexée du racisme que l’on trouve chez lui ne dissimule ce qui fait la force de l’islamophobie politico-médiatique, à savoir ses multiples relais au sein d’organes de presse et de partis mainstream à première vue éloignés de l’extrême droite, et sa légitimation au plus haut sommet de l'État (qu'on pense aux propos de J.-M. Blanquer sur le caractère "pas souhaitable" du port du foulard). L’arbre Zemmour, aussi répugnant soit-il, ne devrait pas faire oublier la forêt de l’islamophobie se présentant sous des formes plus « respectables » mais qui toutes pointent vers l’idée d’un « péril musulman », d’un « ennemi de l’intérieur » qui aurait pris le contrôle de territoires entiers et serait engagé dans une entreprise de conquête de la société française.
Outre la responsabilité de celles et ceux qui ont tendu le micro à Zemmour à des fins d’audimat, que ce soit Laurent Ruquier et la productrice Catherine Barma il y a une dizaine d’années, RTL et le Figaro, ou encore CNews depuis septembre dernier, n’est-ce pas Fayard qui a fait paraître en 2018 le livre Inch’Allah. L’islamisation à visage découvert ? N’a-t-on pas vu tout récemment les Presses universitaires de France (PUF) s’abaisser à publier le livre Les territoires conquis de l’islamisme ? Et la promotion de ces écrits n’a-t-elle pas été assurée très largement, non seulement par la presse de droite et d’extrême droite (Le Point et Valeurs actuelles notamment) mais aussi par Le Monde ? N’est-ce pas Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres, qui a ainsi loué ce dernier ouvrage, en cohérence avec le long entretien particulièrement complaisant qu’il avait réalisé il y a quelques mois avec l’idéologue Alain Finkielkraut, quand bien même celui-ci n’a cessé ces dernières années de diffuser des thèses d’extrême droite, en particulier la prétendue théorie du « grand remplacement » (et invitant d’ailleurs Renaud Camus dans son émission sur France Culture) ?
Dans un entretien pour Libération, le spécialiste des extrêmes droites Jean-Yves Camus prétend par ailleurs qu’il n’y aurait aucun lien entre la présence de grands partis d’extrême droite et les actes de terreur fasciste ; ces partis constitueraient même un « bouclier contre les aventures individuelles ou collectives vers le terrorisme ». C’est là typiquement une affirmation à courte vue. Il n’y a effectivement pas de lien mécanique : l’Allemagne a été le théâtre de nombreuses tueries racistes dans les dernières décennies, bien avant la progression sur la scène électorale d’un parti d’extrême droite, en l’occurrence l’AFD. Mais ce n’est le cas ni de l’Italie, où le terrorisme d'extrême droitedes années 1970-80 a coexisté avec la présence - loin d'être négligeable électoralement - du MSI (alors une organisation néofasciste) ; ni de la France, où plusieurs meurtres racistes ont été commis par des militants ou sympathisants du FN (notamment en 1995 les meurtres d’Ibrahim Ali et de Brahim Bouarram) ; ni de l’Inde, où les pires tueries islamophobes au cours des vingt dernières années ont été le fait de groupes en lien avec le RSS (organisation dont est issu le BJP, parti actuellement au pouvoir).
En réalité, le développement d’organisations d’extrême droite disposant d’un appui électoral de masse et la survenue d'attentats racistes, que ces derniers soient le fait d’individus ou de groupes, s’enracinent dans un même processus d’ « imprégnation fasciste » (des esprits, de la culture, des institutions d’État, du champ politique), pour reprendre une vieille formulation de l’historien Raoul Girardet. Or ce processus s’incarne en particulier dans l’idée que la nation serait conquise (ou en voie d’être conquise), occupée voire colonisée par un groupe inférieur mais menaçant. Doit-on rappeler à ce propos ce qu’énonçait dès 1976 François Duprat, l’un des principaux stratèges du néofascisme français et alors numéro 2 du FN : « Quiconque croit que notre nation est colonisée acceptera tôt ou tard nos méthodes d’action en vue de sa libération ».
On sait le rôle qu’a joué l’antisémitisme, à partir de la fin du 19e siècle, dans ce processus ; on devrait prêter la plus grande attention à la manière dont l’islamophobie remplit une fonction homologue dans les sociétés occidentales contemporaines, la dénonciation d’un « islam conquérant » permettant de dissimuler les discriminations systémiques dont sont l’objet les musulman·e·s, mais aussi de justifier la déshumanisation des migrant·e·s (et donc les politiques anti-migratoires qui tuent chaque année plusieurs milliers de personnes), ou encore le recul très net des libertés publiques fondamentales à coup de lois dites « antiterroristes ».
Rien ne rend plus manifeste cette imprégnation que la reprise par des hommes politiques de droite comme de gauche, et ce depuis tant d’années, de pans entiers du programme de l’extrême droite et des mots mêmes de celle-ci. Qu’on pense, entre autres exemples récents, à la « submersion migratoire » dont parlait Gérard Collomb lorsqu’il était ministre de l’Intérieur d’Emmanuel Macron, au prétendu « racisme anti-blancs » (cette expression qui n’était employée dans les années 1980 que par l’extrême droite et qui se trouve maintenant dans toutes les bouches politiciennes), aux "signaux faibles de radicalisation" invoqués par Christophe Castaner qui reviennent - à y regarder de près - à soupçonner chaque musulman·e pratiquant·e d'être engagé·e dans une trajectoire menant au terrorisme, au « séparatisme islamiste » pointé par Macron, qui rend les musulman·e·s responsables des pratiques d’exclusion et de ségrégation dont ils·elles sont l’objet (notamment sur les marchés du travail et locatif), ou encore aux « quartiers de reconquête républicaine » (dispositif mis en place par le gouvernement à l’automne 2018).
Autant dire, dès lors, qu’aucune lutte sérieuse contre la dynamique fasciste, que celle-ci s’incarne dans des actes de terreur ou dans la progression électorale de l’extrême droite, ne saurait esquiver le combat politique contre cette imprégnation, et en particulier la nécessité de riposter de la manière la plus large et unitaire possible au développement de l’islamophobie.