Par André Vitalis, auteur notamment de l’Incertaine révolution numérique (2016). La « révolution numérique », c’est à la fois du prévisible et de l’inattendu. Née du croisement d’une logique libérale avec une logique libertaire, elle offre de nouvelles possibilités d’expression qui ne doivent pas faire oublier d’autres aspects moins positifs1.
La révolution du numérique prolonge une société industrielle en crise en préservant ses chances de croissance. Au début des années 1970, des sociologues et des économistes annoncent l’avènement d’une société post-industrielle, où les technologies de l’information auraient une place centrale. Des rapports officiels, comme le rapport japonais Jacudi de 1972, montrent qu’une société de l’information peut constituer une alternative à une société industrielle jugée trop polluante. En 1978, le rapport Nora/Minc, en France, plaide dans le même sens et, dix ans plus tard aux États-Unis, un rapport du MIT (Massachusetts Institute of Technology) recommande à l’État fédéral d’investir massivement dans les industries électroniques pour conserver au pays sa suprématie sur l’économie mondiale. En 1993, l’annonce par le gouvernement américain de la construction d’autoroutes de l’information et, deux ans plus tard, celle par le G7 de la construction d’une société mondiale de l’information nous font véritablement entrer dans l’ère numérique.
Tous ces projets sont marqués par une forte empreinte libérale. Ce sont les entreprises privées qui se voient reconnaître le rôle principal dans l’édification de cette société de l’information avec une intervention minimale des États. L’empreinte libérale se retrouve aussi dans la priorité donnée à la croissance des moyens, sans qu’aient été définis au préalable les buts ou les réformes souhaitables que ces moyens devaient servir. La pensée libérale s’est toujours montrée pessimiste sur les capacités des hommes à édifier une bonne société. Elle préfère les voir suivre leurs intérêts personnels régulés par la main invisible du marché et agir sur le monde avec les armes de la science et de la technique. En l’absence de définition de finalités, les nouvelles techniques et les réseaux d’information sont considérés comme bons et utiles en eux-mêmes, et l’on se retrouve ici avec une ampleur décuplée, le discours enchanté qui depuis le télégraphe a toujours accompagné l’innovation dans la communication. Comme par un effet magique, ces nouvelles techniques vont permettre de travailler avec plus d’efficacité, de mieux participer à la vie démocratique, de mieux diffuser la connaissance et, de manière générale, d’apporter une solution à tous les problèmes sociaux.
Vingt ans plus tard, toutes ces promesses sont loin d’avoir été tenues. La mise en place d’une infrastructure mondiale d’information a assuré un développement des échanges et permis aux entreprises américaines de conforter leur suprématie. Après le règne de la machine, avec IBM, puis celui du logiciel, avec Microsoft, ce sont les données, avec Google et Facebook, qui dominent aujourd’hui le monde numérique.
Ouverture, universalité et gratuité
La « révolution numérique » a ouvert de nouveaux espaces de liberté grâce aux fonctionnalités des nouveaux outils qu’elle propose, mais aussi, et surtout, grâce au caractère démocratique d’Internet. Ce réseau universel est un espace de communication mondial mis à la portée de tous. Constitué d’un nombre indéterminé et potentiellement illimité de points interconnectés, il offre un mode de communication déterritorialisé et sans point central de contrôle.
Ce caractère démocratique du réseau, nous le devons à une conjonction surprenante, et qui aurait pu ne pas se produire, entre des institutions financées par des fonds publics et l’activité autonome de chercheurs et de passionnés d’informatique souvent influencés par les milieux américains de la contre-culture. Internet a été construit au départ pour pouvoir résister à une attaque militaire, puis il a été mis au service de la communauté scientifique. C’est grâce à la contribution de scientifiques indépendants et de hackers dont le mot d’ordre était « le Web à tous, à tout et en tout lieu » qu’au début des années 1990, le réseau a été mis à la disposition du plus grand nombre. Ces contributeurs partageaient une culture commune de la solidarité et de l’entraide qui se retrouve dans leur œuvre. Pour eux, la priorité devait être donnée à l’intérêt collectif et à la gratuité avant toute autre considération.
Des entreprises sensibles à l’intérêt du réseau comme source de profit se sont très vite manifestées, mais, malgré leur place toujours plus importante, elles n’ont pu remettre fondamentalement en cause ces options de départ. Ce sont ces choix de l’ouverture, de l’universalité et de la gratuité qui, au-delà de la puissance d’un outil numérique interactif, ont permis à un nombre toujours croissant d’individus d’accéder à des stocks énormes d’informations, de communiquer entre eux dans des forums et de pouvoir s’exprimer dans l’espace public. Depuis 2003, le Web participatif n’a fait que multiplier ces possibilités avec les blogues, les wikis et les réseaux communautaires. Le monde de l’information en a été transformé. J’ai étudié en détail un cas exemplaire de cette transformation au moment de la marée noire de l’Erika, à la fin de 1999, alors que la France comptait 6 millions d’internautes et que le premier site collaboratif venait d’apparaître. L’information diffusée sur Internet dans ces moments de crise a mis en cause l’information délivrée par le gouvernement, les experts et les médias en se révélant souvent plus fiable. De nouveaux acteurs informationnels que l’on n’avait pas invités sont brutalement apparus sur la scène publique en brisant le monopole de la parole gouvernementale et médiatique.
Société de contrôle
La « révolution numérique » est ambivalente, car les libertés nouvelles qu’elle permet vont de pair avec un accroissement du contrôle social. Le double caché de la société de l’information est la société de contrôle. Internet facilite la participation, mais c’est en même temps un système qui dépossède les internautes de leurs données.
Tout support numérique (réseau de télécommunication, mais aussi cartes bancaires ou téléphones portables) comporte une caractéristique fondamentale : il garde trace des différentes transactions effectuées, que cela concerne les traces du passage dans tel lieu et à telle heure, les traces de l’accès à tel service ou à telle banque de données. Ces traces ne sont pas immédiatement perceptibles pour l’utilisateur, qui ignore le plus souvent leur captation, leur stockage et leur traitement. Cette production automatique et invisible d’informations personnelles constitue une ressource commerciale de premier ordre. Connaissant grâce à elles le goût des individus, leurs centres d’intérêt ou leurs opinions, le marketing peut établir des profils et des segmentations comportementales.
Le recueil et le traitement de ces traces sont, si l’on peut dire, le prix de la gratuité des services offerts sur Internet. L’individu numérique jouit sur le réseau de la plus grande liberté, mais sous le regard de puissances économiques et policières. L’exemple du moteur de recherche Google est, à cet égard, particulièrement éclairant. Les traces laissées par ses millions d’utilisateurs sont stockées et traitées dans 30 énormes centres de données et de calcul répartis à travers le monde. Le traitement de ces données à partir de mots clés permet à l’entreprise de se rémunérer sur les publicités contextuelles qui apparaissent en marge des réponses faites lors d’une requête. La plus grande liberté d’action renvoie paradoxalement à la plus grande possibilité d’observation et d’analyse. Cette cartographie planétaire des identités porte gravement atteinte au droit à la vie privée, que les nombreuses lois informatiques et les libertés intervenues depuis trente ans se montrent incapables de protéger. L’entreprise, après avoir voulu garder indéfiniment ces données, a bien voulu en réduire la durée de conservation à neuf mois. Le problème de la propriété des données produites par la numérisation des supports n’est jamais posé.
Surveillance d’anticipation
La centralisation et le traitement des données personnelles par des entreprises privées portent atteinte au droit à l’intimité des personnes, mais elles comportent aussi des intérêts pour la gestion collective. Ainsi, alors que Google n’entend rien au mécanisme de propagation des virus, cette entreprise peut pourtant prévoir deux semaines avant les autorités sanitaires compétentes le degré de propagation du virus d’une grippe.
Comme le montre le succès des réseaux sociaux où les individus dévoilent eux-mêmes des informations jugées jusqu’alors confidentielles, la préservation du droit à la vie privée ne semble pas, aujourd’hui, un souci prioritaire. Cependant, depuis les révélations d’Edward Snowden en juin 2013, cette question retient davantage l’attention. Il est en effet difficile de rester indifférent, notamment pour les États, devant le pillage mondial des données personnelles effectué par l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) avec la complicité des opérateurs de télécommunications et des géants de l’Internet. Lors du Netmundial organisé à Sao Paulo en avril 2014 par la présidente du Brésil, les pratiques de cette agence ont fait l’objet d’une condamnation unanime, de même que le mode actuel de gouvernance du réseau.
La numérisation des supports permet la mise en place d’un modèle inédit de surveillance, qui est d’autant mieux supporté qu’il est invisible et qu’il n’est pas aux mains d’un unique Big Brother. Les buts de cette surveillance sont essentiellement commerciaux et sécuritaires. C’est une surveillance de masse, qui repose sur la captation et le traitement des traces de près de 3 milliards d’internautes ; c’est une surveillance d’anticipation, où il s’agit surtout de prévoir le comportement de l’individu pour déterminer des stratégies très ciblées pour l’influencer dans ses achats ou pour prendre les mesures nécessaires en cas de comportement déviant. On le voit, l’internaute et l’utilisateur de supports numériques est un individu qui jouit d’une grande liberté, mais c’est aussi un individu devenu un suspect et une cible commerciale.
- 1. Extrait de « La “révolution numérique” : une révolution technicienne entre liberté et contrôle », revue Communiquer, n°13, en ligne sur https://journals.openedition.org/communiquer/1494