Publié le Dimanche 19 mai 2024 à 12h00.

Comment pense un savant ? de Jean-François Bert

Éditions Anamosa (poche), 2024, 208 pages, 12 euros. 

Le livre, paru en 2018, de Jean-François Bert, sociologue et historien des sciences sociales à l’université de Lausanne, vient de sortir en poche. L’occasion de se pencher sur l’expérience unique et insolite du physicien genevois, Georges-Louis Le Sage (1724-1803).

35 000 fiches

Rousseau, contemporain de Le Sage, emportait dans ses poches lors de ses promenades des cartes à jouer pour prendre des notes aisément, au plus près de son expérience de terrain. Le Sage, lui, utilise les cartes à jouer (récupérées, dit-on, à l’occasion de l’interdiction des jeux de hasard dans la ville de Genève) pour noter ce dont ses démarches de chercheur sont faites. On y trouve des listes de noms de ses contacts, de ses références dans la société savante de Genève mais aussi dans les cercles mondains. On y trouve également les dates importantes de sa vie... Ce qui est passionnant, c’est que Le Sage s’y inclut entièrement ! Il semble considérer que tous les éléments de sa vie personnelle et mondaine procèdent de son activité de chercheur. Il consacre de nombreuses cartes à évaluer son activité, sa personnalité, et porte, au travers de ces micro fiches, un regard qu’il semble vouloir exhaustif sur les qualités qui font de lui un savant et les défauts qui le retiennent d’être pleinement productif.

Une méthode...

Cette utilisation absolument méthodique des cartes à jouer — leur classement par liasses, poches, cases ; leur assemblage ; leur étiquetage — constitue une tentative inédite à cette échelle de constitution d’un fonds documentaire personnel destiné à étayer ses recherches. Par son extension à tous les compartiments de sa vie, du cadre social dans lequel il se meut, il porte témoignage d’une pensée très large de la science en train de se faire. Il y inclut le contexte social de son travail de chercheur, la conviction que la recherche est déterminée par les conditions dans lesquelles elle s’exerce.

Le Sage, via son appareil documentaire, dévoile une pensée moderne qui préfigure les entreprises actuelles de classification, de systématisation, de mise en fiches, ainsi que les écueils inhérents à sa modernité bureaucratique : absorbé par la tâche, dévoré par une méthodologie envahissante, il en oublie le fond de ses recherches et ne publie quasiment rien de sa vie de chercheur... 

Claude Moro