Cobalt, 2024, 15 euros.
Avis à celles et ceux qui auraient regardé trop distraitement la pochette : il ne s’agit pas d’un inoffensif disque de blues que l’on passerait en fond sonore lors d’un dîner avec des convives, pas plus qu’un recueil de maloya (l’un des deux genres musicaux majeurs avec le séga de l'île de la Réunion) pour nous faire chalouper en douceur en fin de soirée.
Chanter l’esclavage et l’inceste
La musicienne et poétesse réunionnaise Ann O’aro chante les douleurs de l’esclavage et de l’inceste. Rien que ça ! C’est un disque d’une grande beauté. Dans la tradition des fonnkèrs, ces poèmes typiques de la Réunion qui expriment une sensibilité intime et mélancolique, c’est de manière très singulière que nous sont contées la terre, la mort, les larmes et l’océan.
Ce qui frappe en premier lieu, c’est l’absence de démonstration de virtuosité ou de « recette », soit deux manières trop faciles de flatter les oreilles. Ce qui charme ici, c’est que tout est juste et cohérent, suivant un propos délicieusement habité. On sent une urgence et une radicalité qui, sans contredire les deux premiers albums de la chanteuse, s’en émancipent de manière fulgurante.
Piano et quartet
Premier changement : l’emploi du piano, pour « retrouver ce qu’il y avait avant les mots » selon l’autrice. Mais celui-ci est parcimonieux, et c’est toujours la voix qui nous guide, impériale, parfois totalement dépouillée. Pour l’accompagner, trois musiciens impliqués échafaudent une instrumentation inattendue. Teddy Doris, de son trombone grave et chaleureux, se tient au plus près du chant, le prolongeant presque comme pour l’inviter à s’y lover. Bino Waro, aux percussions, alterne frottements à peine esquissés et éclats soudains qui en disent long. Enfin, autre nouveauté remarquable, les machines de Brice Nauroy traitent en temps réel les sons repiqués de ses camarades et y ajoutent leurs propres sonorités. Ainsi quelques synthés s’ajoutent aux notes étirées du trombone pour faire écho aux voix, en bourdonnant telles des sirènes de bateaux ou des vagues implacables.
La structure des titres est totalement libre et imprévisible, les ambiances variées et évocatrices. Cette alchimie pour le moins inédite donne naissance à un disque intense à écouter d’urgence, avec ses dix titres comme autant de chants de colère et de réconfort.
Benjamin Croizy