Black-Label et autres poèmes
Les trois grands poètes de la négritude sont souvent réduits à deux figures : Césaire et Senghor, Damas étant souvent oublié. La publication de Black-Label en format de poche est l’occasion de (re)découvrir cet auteur moins connu. Ses longs poèmes sont autant d’outils venant fouiller la mémoire collective, celle de la société coloniale comme celle des colonisés, brassant les mots et les images. Un travail déchirant, écartelé entre différentes identités qu’il faut combiner, et parvenir à unifier. Dans son second poème par exemple, bien avant nos débats contemporains, Damas évoque déjà la violence de la traite négrière, ainsi que les combattants des deux guerres mondiales, chaque passage scandé d’un « T’EN SOUVIENT-IL » frappant par ses majuscules mêmes. On ressent la violence de la société coloniale comme la rage qui bout en lui et qu’il essaie parfois d’éteindre à coups de whisky. Mais les braises continuent de rougeoyer.
Henri Clément
Chasseurs de têtes par Jo Nesbø
Les amateurs de Harry Hole, l’inspecteur déglingué au centre des romans de Nesbø, seront déçus : ce nouveau roman ne fait pas partie de cette série. Malgré mon premier mouvement de recul, je me suis vite laissé entraîner dans l’histoire. Le style énergique de Nesbø et son sens du scénario y sont pour beaucoup. On sent également une envie de sortir de l’atmosphère lourde et poisseuse qui entoure Hole et ses enquêtes pour quelque chose de plus « léger ». Tout se passe dans la haute société, chez les cadres dynamiques : brunchs, salaire à cinq ou six chiffres, verres en cristal, vernissages d’expositions d’art contemporain et dents qui rayent le parquet. C’est le quotidien de Roger Brown, recruteur hors-pair grâce à sa méthode d’évaluation calquée sur les directives du FBI. Malheureusement, son train de vie lui coûte une fortune et, pour boucler ses fins de mois, il a monté une véritable affaire de vol de tableaux. Jusqu’au jour où il s’attaque à la mauvaise personne. Le récit est rondement mené et les retournements de situation très efficace. L’auteur s’efforce de donner à l’ensemble une tonalité de critique sociale, en mettant en scène « le sommet de la chaîne alimentaire » : « C’était le triomphe du secteur tertiaire sur l’ouvrier industriel, le triomphe du design sur le besoin de logements, le triomphe de la fiction sur la réalité ». Mais il délaisse rapidement cet aspect, au final peu convaincant pour se concentrer sur son intrigue. Parfois, on n’en demande pas plus et cela nous suffit pour passer un excellent moment. Pour ceux qui ne connaissent pas Nesbø, c’est une bonne introduction. Pour les autres, une pause divertissante avant le prochain Hole.
Lomax, collecteur de folk-songs
Alan Lomax est un ethno-musicologue texan connu pour son travail de collecte de musiques populaires (folks) du monde, sur les traces de son père John, pionnier dans l’enregistrement de folks du sud des USA pour la bibliothèque du Congrès. Loin de se cantonner à une œuvre conservatoire poussiéreuse, les Lomax menèrent un véritable travail politique de valorisation de cultures populaires (noire et blanche) méprisées par la culture dominante, un travail démontrant en pleine ségrégation l’influence majeure de la musique noire sur la culture américaine. C’est grâce aux Lomax que l’on doit la découverte de Leadbelly ou Muddy Waters, le soutien à Pete Seeger et Woody Guthrie. Autant dire que sans eux, pas de Dylan, de Rolling Stones, de Johnny Cash, d’Elvis ou de Springsteen… Alan mena ce travail de collecte jusqu’en 1985, en parallèle d’une carrière de producteur. Proche des milieux syndicalistes et du PC, il partit travailler en Europe pendant le McCarthysme.
Frantz Duchazeau nous raconte les premières collectes d’Alan, menées à 18 ans, en 1933, avec son père. La BD rend bien compte de leur attachement visionnaire aux chants de pénitenciers (où l’on croise un certain Leadbelly) ou de travail collectif où la musique rythme l’effort. Au dessin parfois inégal, la BD vaut pour l’utilisation de beaux clair-obscur charbonneux, représentations du Sud ségrégationniste sillonné par les Lomax : racisme, travail ingrat, les sombres rades pour Noirs où joue un piano bastringue, l’univers presque clandestin de ces citoyens de seconde zone. Et au milieu de cette misère s’élève la musique que la BD (fait rare) parvient à faire vibrer à l’écrit.
« L’Histoire n’est pas faite que de rois et de présidents. Nous pensons que les gens qui ramassent le coton ou le maïs ont quelque chose à voir avec l’Histoire… », fait dire Duchazeau à John. Entrecoupé de beaux paysages du Sud ou d’illustrations de certaines chansons, Lomax montre que le voyage initiatique d’Alan n’avait rien d’un inventaire figé, mais fut bien un engagement antiraciste et social pour une perpétuation vivace des cultures populaires.