Éditeur, intellectuel, militant des causes progressistes et révolutionnaires, Maurice Nadeau nous a quittés la semaine dernière. Afin de lui rendre hommage, Tout est à nous ! ouvre ses colonnes à Angelo Rinaldi que nous remercions ici chaleureusement.Pour parodier une épistolière du XVIIe siècle, mon chagrin serait peu de chose si je pouvais le décrire. Ma rencontre avec Maurice Nadeau aura changé ma vie. Bien qu’indécent de parler de soi devant une tombe à peine refermée, il le faut, parce que l’accueil qu’il me réserva illustre, au-delà de ma simple personne, son attitude devant l’inconnu, l’inconnu à tous les sens du terme : une curiosité que jamais rien ne lassait.
Qu’on se figure un journaliste stagiaire de province, se trimbalant du commissariat au tribunal correctionnel, avec détour au bal des sapeurs-pompiers, le meilleur du métier étant réservé à qui pense « bien ». Qu’on l’imagine dans sa vingtaine, écrivant, comme beaucoup, un premier roman (1), par un sursaut de refus devant un avenir sans horizon. « Que j’aie au moins tenté une fois », pense-t-il dans sa naïveté, et son accablement face à la résignation de camarades plus âgés, si doués pourtant. Avec régularité, six lettres de refus le douchent au fil des mois, lorsque, lecteur de La Quinzaine littéraire, déjà fondée, lecteur en outre de la revue Les Lettres nouvelles, et tout intimidé qu’il soit par l’auteur d’Histoire du surréalisme, mi-désespoir, mi-curiosité, il décide de lui envoyer ses pages, dactylographiées par la générosité d’une amie qui a l’air d’y croire.
La joie que me procura, deux semaines plus tard, une réponse positive, ne me sera plus jamais renouvelée dans l’existence avec pareille intensité, tous domaines confondus. Dans une société qui était, et demeure, une gare de triage de laquelle ne partent que les trains de première classe, et les passagers qui ont déjà leur siège assuré par la naissance et les meilleures écoles, Maurice plaçait mon wagonnet sur les rails. Il me donnait le courage de larguer les amarres, d’affronter Paris, où il fit de son mieux pour me trouver du travail. Si la partie n’était pas gagnée – ne l’étant jamais en littérature, où l’on reste toujours un perpétuel débutant –, du moins avait-elle une chance de commencer. Dans ma situation, bien d’autres se sont trouvés, à commencer par Claire Etcherelli, l’ancienne ouvrière, auteur du chef-d’œuvre Élise ou la vraie vie.
Et aussi bien, au fond, ces auteurs étrangers qui abordaient la France sans la recommandation d’un succès de vente chez eux. Par quel mystère, Maurice, qui ne lisait que le français, a-t-il débusqué le Sicilien Leonardo Sciascia, instituteur comme lui à ses débuts, Gombrowicz le Polonais, Malcom Lowry, Henry Miller, Jean Rhys, Walter Benjamin et tant d’autres que l’on s’épuiserait à énumérer ? Aussitôt publiés par lui, ils obtenaient la reconnaissance à travers le monde. Le Sud-Africain Coetzee, prix Nobel, en sait quelque chose.Les grandes maisons d’édition auxquelles Nadeau s’adossait rompaient assez vite, au nom de la comptabilité, avec cet éditeur exemplaire, façon « hors commerce ». Aussi se risqua-t-il à miser sur l’indépendance. Pari fou qu’il soutint jusqu’à la fin, à cent deux ans, lucide jusqu’au bout.Et quelle lucidité ! « Comme elle est curieuse, la sensation de s’en aller », me disait-il, il y a dix jours, par téléphone, de sa voix gouailleuse.
Le thésard de demain fouillant la collection complète des Lettres nouvelles s’apercevra que la revue étendait son influence à de multiples catégories : l’histoire, la sociologie, la peinture fraîche, à travers le critique d’art Pierre Schneider, le théâtre grâce à Geneviève Serreau, épouse de Jean-Marie le metteur en scène, traductrice de Brecht, ouvreuse pour les vingt spectateurs à la première d’En attendant Godot, et aussi la meilleure nouvelliste de l’après-guerre. À différents titres, Marthe, l’épouse, Geneviève, la correctrice de la traduction des grands, Anne Sarraute, l’assistante, ont secondé Maurice, qui suscitait partout des dévouements par son désintéressement même, dans une vie inscrite sous le double patronage de Trotsky et de Breton, pour lui deux maîtres en liberté. Aussi ne se gênait-il pas pour louer Jouhandeau autant que Borges, que ne lisaient que deux cents personnes.
On me voit sans doute venir. En politique, Maurice n’a jamais changé de chemise. D’un certain rouge au commencement, elle en conserva la teinte dans sa fraîcheur, par défi à tous les totalitarismes, et fidélité aux victimes de toutes sortes. Il fut dans sa jeunesse un militant, un « permanent », qui changeait sans cesse d’hôtel pour déjouer la police. Que possédait son couple dans sa valise, outre le minimum pour les vêtements ? Le chat Doudou, qui mérite d’être mis au premier rang des félins, ces compagnons des « amoureux fervents et des savants austères ». Celui-là, me racontait Maurice, avait si bien assimilé les règles de la clandestinité que, entré en fraude à la barbe du taulier, il s’installait, tel un humain, sur la lunette des cabinets, et dormait planqué sous le lit. Et, au petit matin, le trio s’enfonçait dans la froidure de la ville, en route vers un autre rendez-vous. Ce menhir d’humanité bougon qu’était Maurice Nadeau, sarcastique et tendre à la fois, avait eu à connaître du seul chat de l’histoire du mouvement ouvrier qui piquait son somme sur une pile d’écrits théoriques et de recueils de vers qui seraient la poésie de demain.Angelo Rinaldi, de l’Académie française1. La Loge du gouverneur, 1969, qui sera suivi, aussi édité par Maurice Nadeau, de la Maison des Atlantes, prix Femina 1971.Derniers ouvrages parus d’Angelo Rinaldi : Dans un état critique, 2010, et Le Roman sans peine, 2012 (Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte), recueils de chroniques littéraires ; et Les souvenirs sont au comptoir, 2012, roman publié chez Fayard. Il est membre de la Société Louise Michel.