Moshe Lewin, Présentation de Denis Paillard, Éditions Page 2 / Syllepse, 2015, 15 euros.
Moshe Lewin, décédé en 2010, peut être considéré comme le fondateur de l’histoire sociale de la période soviétique. Il avait une particularité : il a vraiment vécu dans l’URSS des années 1940 comme successivement : kolkhozien, ouvrier dans une fonderie, élève d’une école militaire, pour terminer lieutenant de l’armée soviétique...
Si Moshe Lewin survécut à l’entrée des Allemands dans sa ville natale, Wilno (aujourd’hui Vilnius en Lituanie), c’est grâce à des militaires soviétiques de base qui acceptèrent de laisser monter quelques jeunes Juifs en fuite dans leurs camions, alors que leur officier venait de leur ordonner de ne prendre aucun civil. Il en gardera toute sa vie un double héritage : une profonde empathie pour le peuple russe et la conviction que pour comprendre comment fonctionne et évolue une société, il ne faut pas se contenter d’étudier ceux qui dirigent mais se plonger dans l’observation de ceux d’en bas.
En URSS, il est dans un kolkhoze qui fonctionne bien, alors que celui d’à côté est une catastrophe : nouvelle illustration du fait qu’il ne suffit pas d’analyser les directives qui viennent du haut pour comprendre. Après le parcours évoqué précédemment, il revient en Lituanie et en Pologne, puis, dans la logique de ses convictions sionistes d’avant-guerre, il part en Israël. Confronté à la réalité du pays et à la capitulation du courant politique auquel il appartient devant les dirigeants israéliens, il adhère au PC israélien, puis s’en va.
Ensuite, il vivra surtout en France et aux États-Unis et se consacrera à la recherche historique avec comme fil rouge l’idée que « porter son attention sur les leaders et les institutions politiques les plus visibles est non seulement insuffisant, mais aussi trompeur ». Même à l’époque de Staline, chaque couche sociale à sa façon, « faisaient avec » les ordres tombés du Politburo. Les ouvriers allaient aux meetings, applaudissaient les décisions prises en leur nom, mais comme l’écrit Lewin à partir de son expérience de la fonderie, « les ouvriers savaient qui ils étaient et que c’étaient les chefs, les patrons qui avaient le pouvoir et les privilèges ». Les directives étaient parfois appliquées en façade, les dirigeants d’entreprise se « débrouillaient » : la planification coexistait avec des échanges informels, des gaspillages, des formes de résistance ouvrière, etc.
Ce qui était vrai à l’époque de Staline s’est accentué avec ses successeurs : le désordre économique s’est renforcé de même que l’incapacité à faire face aux transformations tandis que s’amplifiait l’autonomie d’une société de plus en plus urbanisée et cultivée.
Octobre 17 et Lénine
Il serait trop long d’évoquer l’ensemble des résultats des recherches de Moshe Lewin. Il pense que, vu l’état de la Russie, il y avait une illusion à prétendre passer au socialisme, mais pour lui, Octobre n’est pas un coup d’État et « Lénine était un socialiste convaincu, un révolutionnaire qui s’est engagé avant tout pour sortir les gens de leur marasme et non pour les envoyer en camp .»
Il a une autre grille de lecture que celle de Trotski, mais il n’a pas de doute sur le rôle de Staline comme liquidateur de ce qui restait du parti bolchevique. Il y aurait enfin matière à revenir sur d’autres points (développés plus longuement dans ses autres ouvrages) notamment sur son rejet de l’interprétation du système comme « totalitaire » et sur la bureaucratie, dont l’apogée ne se situe pas pour lui sous Staline mais sous ses successeurs.
Comme ce petit livre est composé de textes produits entre 1984 et 2007 et destinés à des publics différents, certains points sont abordés plusieurs fois, et d’autres le sont par contre trop brièvement. Mais tel qu’il est, cet ouvrage est très intéressant.
Henri Wilno