De Andrew Feenberg, Lux Humanités, 2014, 22 euros.
Dans ses Thèses sur le concept d’histoire, Walter Benjamin écrivait que « rien n’a plus corrompu le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant. À ce courant qu’il croyait suivre, la pente était selon lui donnée par le développement de la technique. De là, il n’y avait qu’un pas à franchir pour s’imaginer que le travail industriel, qui s’inscrit à ses yeux dans le cours du progrès technique, représente un acte politique. […] Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. » La lucidité dont a fait preuve Benjamin en 1940 à propos de l’ambivalence du développement industriel n’a pas été démentie depuis lors... La désillusion quant à la neutralité de la technique et à ses vertus émancipatrices s’est accentuée parallèlement à la recherche effrénée de nouveaux profits par le biais de l’innovation. Le besoin d’analyser l’impact réel de la technique sur nos sociétés modernes s’impose aujourd’hui comme une nécessité. Si le constat écologique et social est implacable (destruction des écosystèmes, dégradation des conditions de vie et de travail, etc), est-ce pour autant une fatalité ?
Démocratiser la technique Dans son ouvrage Pour une théorie critique de la technique (sorti aux États-Unis en 2010 et paru enfin en français en mars 2014), le philosophe Andrew Feenberg nous invite à considérer les interactions entre technique et pratiques culturelles afin d’envisager les potentialités subversives de sa réappropriation par le peuple. En effet, comme le développe l’auteur, « à l’impact social de la technique correspond donc l’impact technique de la société. Cette circularité a des implications ontologiques sociales : les techniques satisfont des besoins et en même temps elles contribuent à faire naître les besoins qu’elles vont satisfaire ; les êtres humains créent des techniques qui, à leur tour, façonnent ce que signifie être humain. Il s’agit de la co-construction des êtres humains et de la société. » Mais au-delà de l’idée généralement répandue qu’une critique radicale du développement technique impliquerait nécessairement un retour à une forme d’antériorité, à une régression du niveau de vie, il s’agit davantage pour Feenberg de « dépasser les obstacles idéologiques pour créer un avenir meilleur en intégrant les valeurs écologiques dans les dispositifs techniques et économiques de notre société. » Aussi, une démocratisation de la technique est-elle envisagée dans ce livre en tant qu’elle signifierait « trouver de nouvelles voies permettant de privilégier les valeurs qui ont été exclues et de les mettre en œuvre dans les agencements techniques. » À partir de l’analyse concrète de quelques inventions techniques détournées par les utilisateurs de l’usage auquel elles étaient initialement destinées par les industries hégémoniques, Feenberg nous incite à explorer tous les possibles contenus dans la critique, dès lors que celle-ci assume sa radicalité.
Sophie Coudray