Entretien. Écrivaine et cinéaste, Carmen Castillo a réalisé « On est vivants » qui sort en salle ce mercredi 29 avril. Sur les traces de Daniel Bensaïd, elle s’interroge sur le sens de l’engagement et donne la parole à des militants qui continuent à agir pour changer le monde.
Pourquoi ce film, pourquoi Daniel Bensaïd, pourquoi maintenant ?
La mort de Daniel a été un « cristallisateur ». Sa disparition a été une lourde perte, mais pas du tout un fardeau. Suite à sa disparition en janvier 2010, après l’hommage à la Mutualité, j’ai eu envie de ce film. C’est le moment où mon producteur m’a demandé ce que je souhaitais faire. Je lui ai parlé d’un projet sur l’engagement politique aujourd’hui. Il m’a dit de l’écrire pour le cinéma.
Avec Eva Feigeles-Aimé, qui était militante de la LCR et qui est la monteuse du film, on s’est donc lancées et on a écrit pendant un an. Il a fallu travailler autour des textes de Daniel, les imaginer dans le déroulement du film, plus tard, au montage, les fondre dans le récit.
Le déclencheur, cela a donc été avant tout la perte d’un ami.
Il s’agit plus d’un film sur l’actualité de la réflexion de Daniel que d’un film sur lui, sa vie...
Je ne sais pas faire de biographie, j’aime soigner le mystère d’une vie proche. Par contre, depuis le début, je voulais que Daniel apparaisse dans le film. On le voit dès les premières images, en particulier pour évoquer son enfance et son adolescence. C’est souvent à ce moment là qu’on est embarqué, comme il aimait dire, c’est toujours une décision personnelle, intime. Pour moi, c’était une rencontre avec des paysans sans-terre du Chili. Pour lui, c’était le bistrot familial fréquenté par des communistes, des anti-franquistes, etc.
Peux-tu nous parler des conditions dans lesquelles tu as monté ce film, des difficultés rencontrées ?
C’était très long, en particulier très difficile de rassembler le financement. Heureusement, j’ai un producteur très solidaire qui a cru au projet. Il a fallu rendre lisible pour les diverses commissions la forme que pourrait prendre un tel film. Heureusement, même celles et ceux qui ne connaissaient pas Daniel ont eu envie de voir un tel film sur l’engagement politique.
Nous avons donc tout d’abord obtenu l’avance sur recette en France, puis en Belgique, ce qui nous a ouvert la voie pour obtenir un fond Eurimages. Film Factory, Philippe Akoka un vieux complice, nous a donné la post-production. Il y a eu l’apport des amis souscripteurs, du Fonds de dotation Agnès b et de La Clairière. C’était déjà formidable mais pas suffisant.
Ce fut alors l’engagement de toutes celles et ceux qui ont travaillé sur le film, les techniciens, les cinéastes qui nous ont donné leurs archives, les militants sur le terrain des luttes qui ont permis d’aller au but. Un vrai souffle d’élan solidaire. L’histoire de ce film, c’est un peu comme l’histoire d’une lutte, même si faire un film n’est pas un acte militant.
Outre la France, le film s’ouvre à des expériences militantes d’Amérique latine : Mexique, Brésil et Bolivie. Qu’en retiens-tu pour celles et ceux qui se battent ici ?
La politique, c’est certes une affaire de contexte, l’ennemi prend certes des formes différentes, mais quel que soit son nom, il reste au fond le même...
Ainsi, pour ce qui concerne la Bolivie, la « Guerre de l’eau » présentée dans le film, celle de 2000, a vu le peuple de Cochabamba s’affronter à une multinationale française et à un gouvernement ultra-libéral soutenu par les USA. Dès qu’ils ont vu la menace, les paysans sont allés voir le syndicat et ont rencontré Oscar Olivera qui parle dans le film. Ils ont inventé un outil politique, la « Coordinadora », très inspirant. Ils nous ont appris que la question de l’eau, c’est la question du bien commun à défendre.
Au Brésil, le Mouvement des sans terre est né sur la misère et la pauvreté. Par son engagement, ces paysans ont tracé la voie d’une perspective qu’ils ont appelé « écosocialisme ».
Et dès 1994, au Mexique avec le soulèvement des Zapatistes, nous avons compris, Daniel le premier, que nous n’avions pas affaire à la dernière des guérillas, comme on en voyait dans la période précédente, mais au premier soulèvement contre le néolibéralisme, pour le droit à l’existence.
Pourtant géographiquement plus proche de nous, ton film n’aborde pas la situation d’autres pays d’Europe comme par exemple l’État espagnol ou la Grèce, avec notamment le mouvement des Indignés pour une démocratie radicale...
C’est avant tout une question de financement. Ce sont des pays où je voulais aller. Mais pour faire un film, tu dois aussi faire des choix, car il fallait éviter le côté catalogue des luttes. De plus, en Espagne par exemple, quand j’ai tourné, les Indignés ne s’étaient pas encore repliés dans les quartiers pour continuer, Podemos n’existait pas. Et n’étant pas journaliste, j’avais besoin de lenteur. Ce sont les vidéastes militants qui m’ont donné leurs archives indispensables pour raconter la longue durée des luttes abordées dans le film.
En France, tu nous montres des profils assez différents : militantes des quartiers populaires à Marseille, pour le droit au logement à Paris, syndicalistes d’entreprise à Saint-Nazaire. Comment se sont opérés ces choix ? Au fil des rencontres ?
Dès le départ, nous voulions aborder la lutte des SANS. Les sans logement, sans papiers, sans travail, etc. Au cœur de ces expériences surgissaient une nouvelle pensée du politique, des nouveaux sujets militants, révolutionnaires parce que radicalement confronté au système. Avec la « Réquizz d’or » du DAL, par l’intermédiaire de Jean-Baptiste Eyraud – « Babar » – et d’Annie, nous avons donc rencontré des militants du DAL et des familles de mal logés.
Il fallait aussi une lutte syndicale. Nous avons donc cherché sur internet et je suis tombé sur ces images incroyables de l’assemblée générale de la raffinerie Total de Donges à la fin de la grève sur les retraites en 2010. Christophe Hiou de la CGT y employait quasiment mot pour mot les paroles de Daniel : « des défaites qui ont le goût de victoires »... J’ai tout fais pour rencontrer ces syndicalistes.
En ce qui concerne la question des quartiers populaires, suite aux émeutes de 2005, je suis allée à Clichy-sous-bois, mais je n’y ai rencontré que des garçons et je voulais des femmes… C’est Olivier Besancenot qui m’a parlé de Fadela El Miri et des quartiers nord de Marseille, une militante qui sait s’effacer pour faire exister le collectif.
Autour de l’élaboration de ce film, j’ai noué des amitiés politiques, de véritables rencontres affectives.
Pour conclure, que souhaiterais-tu que l’on retienne de On est vivants ?
Ce que je voudrais éveiller, c’est le désir pour chacun de trouver sa place dans un travail collectif, que c’est nous qui écrivons l’histoire et que, quelquefois, celle-ci nous réserve bien des surprises. Montrer que quand on lutte, on vit mieux ; quand on rêve, on est humain ; et sans politique, on meurt...
Je souhaiterais que ce film circule, éveille des débats, que les mots de Daniel poétisent la politique. On a besoin de nourrir l’imaginaire d’aujourd’hui, on a besoin de créer notre langue, des outils pour tisser des liens, des espaces de rencontres et de débats. Oscar en Bolivie dit que c’est ainsi qu’ils ont surmonté la peur, notre plus grand ennemi.
Propos recueillis par Manu Bichindaritz