De Grégoire Bouillier. Flammarion, livre 1, 2017, 873 pages, 24,50 euros ; livre 2, 2018, 869 pages, 24,50 euros.
Une quatrième de couverture laconique pour un roman-fleuve : « M comme une histoire d’amour. Mais quand on a dit ça, on n’a rien dit. Ou alors, il faut tout dire. » Tout dire ? Mais c’est mission impossible ! Mission impossible ? Pas suffisant pour refuser ! « Yes Sir ! » comme dirait « Grosse Baleine » dans Full Metal Jacket. À cheval, comme Zorro ! Le voilà engagé, notre romancier…
« Je veux faire à mon idée »
Il s’y lance, mais à ses conditions : « Je n’en peux plus de l’unité fictive des livres. Alors que la vie ne se déroule pas du tout de façon linéaire, de la gauche vers la droite. […] Si l’histoire qu’on veut raconter n’a pas véritablement de début, de milieu, de fin […], je ne veux plus me faire avoir ; je veux faire à mon idée. » Trop long ? Qu’à cela ne tienne : on s’en tiendra aux livres 1 et 2, et le lecteur trouvera 42 extensions (vidéos, photos, textes, poèmes) sur le site www.ledossierm.fr. Avec tout cela, « si cela t’intéresse, tu découvriras de quelle culture je suis le produit et comment je suis devenu qui je suis sans m’en apercevoir ni même qu’on me demande mon avis. »
« Dire que l’amour rend aveugle est archi-faux ! »
À 44 ans, au printemps 2004, G. Bouillier – le narrateur – rencontre M, 28 ans. Des choses merveilleuses seront échangées. « Je me rappelle que M me révéla ma pauvreté la mienne. Et ma richesse la mienne. » « Me rappelle qu’elle aurait pu dire n’importe quoi, cela n’aurait rien changé à ce qui circulait en filigrane des propos que nous échangions et qui étaient devenus un prétexte pour prolonger l’instant, l’éterniser, nous emplir chacun de la présence moléculaire de l’autre. Me rappelle que son sourire semblait venir de bien plus loin qu’elle et s’adresser à bien plus loin que moi. » À l’automne de la même année, cette histoire sera pourtant finie. Il en prendra pour dix ans. Et un dénommé Julien, mari de Patricia, avec laquelle le narrateur a eu une liaison, s’est suicidé le 27 novembre 2005.
C’est pour tenter de rendre compte de ces événements le plus scrupuleusement possible, qu’on comprenne au moins un peu, que G. Bouillier a ouvert le dossier, rassemblé des pièces innombrables, le tout organisé en parties et niveaux. Et l’humour, toujours là, inflexible, intempestif, « short cut » : c’est affaire de morale, comme une sorte de politesse…
Littérature de combat
« Au commencement du commencement fut Zorro à mon niveau individuel des choses dont on ne s’aperçoit de l’importance qu’après coup. […] Sachant que j’appelle "niveau individuel des choses" non la maladie infantile de l’individualisme dont le marché fait, au départ comme à l’arrivée, son beurre et ses épinards, mais le mouvement par lequel un individu accède à sa propre lumière, se construit lui-même, comprend quelque chose, jusqu’à devenir ce qu’il peut être et non ce qu’il veut qu’il soit, c’est-à-dire devenir une personne, devenir singulier, non pas supérieur mais précieux et s’il l’est, tout le monde l’est. Le partage devient possible. Ce qui est le contraire de l’individualisme de masse – fabuleux oxymore qui résume à lui seul la misère la plus contemporaine qui soit. »
Et, pour achever de vous convaincre de prendre en main le Dossier M (au risque, élevé il est vrai, de vous laisser happer...) : « Je ne dis pas que c’était mieux avant : ce n’était pas mieux avant. Certainement pas. Mais c’est pire aujourd’hui et comment est-ce possible si ce n’était pas mieux avant ? Est-ce parce que nous ne pensons plus avoir d’avenir qui ne soit sombre et effrayant, tandis que notre passé nous apparaît pourri jusqu’à l’os ? »
Fernand Beckrich