Pourquoi le capitalisme s’est-il développé en Europe et non pas en Asie ? En effet, la Chine, voire le Japon des XIVe et XVe siècles possédaient certaines des caractéristiques communément citées parmi les atouts de l’Europe à la même époque, et considérées comme le substrat de son développement, et avaient un niveau technologique égal, voire supérieur. D’énormes navires chinois, bien plus imposants que les caravelles de Christophe Colomb, avaient atteint les rivages de l’Afrique orientale au tout début du XVe siècle, mais les empereurs chinois décidèrent de ne pas persévérer dans cette voie.
L’expansion comme condition préalable
Le présent livre d’Alain Bihr s’inscrit dans le prolongement de La préhistoire du capital (éditions Page 2, 2006), où l’auteur a montré que, de tous les modes de production antérieurs au capitalisme, le féodalisme est le plus favorable, voire le seul favorable, à la formation du rapport de production capitaliste, même s’il se heurte à de nombreux obstacles qui en limitent le développement 1.
Le féodalisme a ouvert au capital la possibilité de se former comme rapport social de production, mais ne lui a pas permis de commencer à subordonner l’ensemble des rapports, des pratiques et des acteurs sociaux aux nécessités de sa reproduction comme rapport de production, en substance de donner naissance au mode de production capitaliste. C’est en fait, selon Bihr, l’expansion dans laquelle l’Europe s’est lancée en direction des continents américain, africain et asiatique à partir du XVe siècle qui lui a permis d’être le berceau du capitalisme : « La "mondialisation", la constitution du capitalisme comme réalité mondiale, est non pas le point d’arrivée de l’histoire du capitalisme mais son point de départ, plus exactement sa condition préalable ».
Bouleversement des rapports sociaux
Pour Bihr, le premier âge du capitalisme, objet du livre, est en fait un « protocapitalisme » (du grec protos, qui signifie premier), dernière étape de la longue transition du féodalisme au capitalisme inaugurée lors du Moyen Âge européen. Durant cette période se parachèvent la formation des rapports capitalistes de production en Europe, même si se mélangent encore les éléments du nouveau mode de production et ceux issus du féodalisme.
Pour délimiter son sujet, Bihr choisit, en fonction de sa thèse sur le rôle décisif de l’expansion extérieure, deux bornes (qui ne sont que des indices du franchissement de certaines étapes). D’abord, 1415, date à laquelle le Portugal prend la ville de Ceuta à la dynastie qui règne sur le Maroc ; cette conquête, avant le voyage de Colomb, marque le début de l’expansion européenne outre-mer. Pour dater la fin de la période, Bihr choisit l’année 1763, moment de victoires décisives des Britanniques sur les souverains indiens, qui vont ouvrir la voie à la conquête du sous-continent, acte inaugural de la seconde vague de l’expansion commerciale et surtout coloniale de l’Europe.
Alain Bihr note que c’est de ces années 1760 que l’on date généralement le déclenchement de la « révolution industrielle ». Il souligne l’importance des transformations, notamment technologiques, regroupées sous ce terme. Mais, pour lui, insister unilatéralement sur la « révolution industrielle », c’est, de façon discutable, mettre l’accent sur les transformations survenues dans les forces productives en négligeant celles qui ont marqué les rapports de production et, plus largement, l’ensemble des rapports sociaux. Ces dernières transformations ne furent pas seulement les conséquences ou les effets des précédentes mais comptèrent aussi parmi leurs conditions.
Expansion commerciale, expansion coloniale
L’ouvrage décrit et analyse les deux formes fondamentales de l’expansion européenne : commerciale et coloniale. Des régions entières d’Afrique, d’Amérique et d’Asie sont subordonnées, par des méthodes fondées sur la plus extrême des violences, aux exigences de la dynamique de formation du capitalisme en Europe même.
Cette analyse de la domination européenne aborde aussi les résistances auxquelles elle s’est heurtée. L’auteur souligne ainsi que les formes variables et les résultats inégaux de l’expansion européenne dans cette première phase du capitalisme ont dépendu pour l’essentiel des formations sociales auxquelles elle s’est trouvée confrontée : tant des ressources et des opportunités qu’elles offraient que de la puissance (technique, militaire, politique) qu’elles étaient en mesure de lui opposer.
Les deuxième et troisième tomes à venir traiteront des bouleversements que l’Europe occidentale a connus concomitamment à son expansion extérieure, ainsi que des disparités entre les États européens quant au calendrier et aux formes de leur expansionnisme, et des rivalités qui les ont opposés. Cet ouvrage, fondé sur une masse d’informations, alimente la réflexion sur la genèse sanglante du capitalisme ; avec les deux tomes à paraître, il constituera une somme.
Henri Wilno