Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, Paris, 2013, 302 pages, 21 €.
Dès la présentation de l’éditeur en quatrième de couverture, les choses sont clairement posées : « contrairement à la légende colportée dans les grands médias, le terme ‘‘islamophobie’’ n’a pas été inventé par les mollahs iraniens : il est apparu en France au début du XXe siècle, en pleine période coloniale, à une époque où s’exprimaient déjà de violents discours antimusulmans… ».
Cette présentation annonce la couleur : le livre des sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, salutaire, est une mise au point sur la question de l’islamophobie : sa réalité, d’abord, pour bien rappeler dans quel contexte le livre est écrit – stigmatisations, discriminations, agressions physiques quasi quotidiennes à l’encontre des musulman-e-s en France –, puis l’histoire du concept, et la manière dont la présence en France de populations de religion (ou culture) musulmane a été constituée comme « problème public ».
Mais les auteurs s’intéressent également à l’action des militant-e-s contre l’islamophobie, qui doivent aujourd’hui encore lutter pour la reconnaissance de son existence, se heurtant ainsi à un déni récurrent, à droite évidemment mais jusque dans certaines associations antiracistes ou milieux de gauche et d’extrême gauche.
Le retour du « péril musulman »
Si, selon les auteurs, « depuis plusieurs siècles, l’islam et les musulmans représentent la figure par excellence de l’ennemi dans la pensée théologique et politique occidentale » (p. 163), l’espace public français est marqué depuis le début des années 1980 par une islamophobie néocoloniale. Celle-ci trouve son origine dans la construction d’un « problème musulman » qui n’est plus celui des colonies, mais se fixe sur la présence des immigrés postcoloniaux à l’intérieur des frontières françaises. « Problème musulman » et « problème de l’immigration » se voient ainsi étroitement liés dans le discours anti-musulman des élites administratives, politiques, médiatiques et scientifiques.
Lors des grèves ouvrières de Citroën-Aulnay puis de Talbot-Poissy contre les licenciements massifs dans l’industrie automobiles, la question musulmane est ainsi instrumentalisée et le « conflit religieux se substitue à la lutte des classes » (p. 106). En effet ; une grande partie des ouvriers étant immigrés et de confession musulmane, les élites patronale, médiatique et politique se focalisent sur la question religieuse et s’en saisissent afin de faire croire à un « danger intégriste » parmi les ouvriers de PSA, ce qui permet de justifier l’intervention de la police, ainsi que les expulsions hors du territoire national des ouvriers immigrés en lutte. Alors que le patronat stigmatise les grévistes et que le gouvernement PS d’alors s’en désolidarise, au moment où il entame son « tournant de la rigueur », les revendications et la ténacité des grévistes sont imputées non à des facteurs sociaux mais à des facteurs religieux.
Il faudra cependant attendre 1989 pour que le « problème musulman », qui concerne jusque-là les immigrés, s’étende aux enfants d’immigrés, éternels étrangers de l’intérieur. Le foulard devient alors le symbole de ce « problème musulman » de la deuxième génération. Le port du hijab par des jeunes filles issues de l’immigration post-coloniale met en effet directement en cause les idéaux assimilationnistes de la République, où « assimilation » va de pair avec « sécularisation ». Mais, si en 1989 le Conseil d’Etat considère l’exclusion de jeunes filles voilées de l’école comme une discrimination contraire au principe de laïcité, cette même exclusion devient légitime et même légale en 2004. En une dizaine d’années, le « problème musulman » a donc fait du chemin, et la position des élites s’est radicalisée, légitimant toujours plus le « racisme respectable » qu’est l’islamophobie.
La falsification de la « nouvelle laïcité »
Comme A. Hajjat et M. Mohammed le soutiennent après d’autres1, la respectabilité dont l’islamophobie est parée doit alors beaucoup à la mobilisation dans le débat du principe de laïcité, faisant directement écho aux différentes manières de penser et diagnostiquer le « problème musulman ». La laïcité devient ainsi l’objet d’une intense lutte symbolique, où chacun essaye d’imposer sa définition, et où il devient clair que les enjeux latents d’une telle lutte sont bien la présence visible de personnes musulmanes en France.
Cette mobilisation de la laïcité dans le débat public est récente. Si l’on en croit Christine Delphy, elle date précisément du débat autour de la loi de 2004 sur « le foulard à l’école ». Pour A. Hajjat et M. Mohammed, à ce moment-là elle coïncide parfaitement avec l’imposition, en 2003, d’une nouvelle définition du mot au sein du Haut Conseil à l’Intégration (HCI), qui influencera durablement l’ensemble du débat public. Cette « nouvelle laïcité » vient alors se poser en opposition à la loi de 1905, malgré toutes les références que ses défenseurs font à celle-ci.
En effet, alors que la loi de 1905 garantit « le libre exercice des cultes » dans l’espace public de la République, et que le HCI avait jusqu’alors considéré qu’elle garantissait de ce fait l’expression religieuse des élèves dans l’enceinte de l’école publique, la « nouvelle laïcité » entend au contraire la restreindre. Alors que se multiplient les discours ayant pour but de « prouver » la menace musulmane, la laïcité devient l’instrument de choix pour contrer cette menace.
On assiste à partir de là à une véritable lutte laïque orchestrée au plus haut sommet de l’Etat, qui vise à instaurer une discipline laïque sur les corps musulmans, qui sont les seules cibles de la bataille laïque qui se transforme peu à peu, comme le montrent les auteurs, en un « processus de discrimination légale par capillarité » : des signes religieux « ostentatoires » à l’école, on passe au port de la burqa dans l’espace public, puis à la demande de « neutralité religieuse » des parents accompagnateurs de sorties scolaires, puis à celle des agents du privé exerçant une mission de service public et, enfin, aux demandes actuelles de la part de députés UMP d’étendre cette exigence de « neutralité » à toute la sphère professionnelle privée.
Doucement mais sûrement, on assiste ainsi à un processus d’institutionnalisation d’une islamophobie d’Etat qui, au travers des lois ou propositions de lois successives, modifie la conception légitime de la laïcité : « d’instrument de reconnaissance de tous les cultes et d’émancipation des individus », celle-ci « se transforme peu à peu en marqueur identitaire et en outil d’exclusion » (p. 262).
Lutter contre l’unanimisme islamophobe
Finalement, si A. Hajjat et M. Mohammed présentent, dans leur ouvrage, un état de la recherche et des débats existants sur le sujet, c’est pour permettre de mieux identifier ce racisme particulier qu’est l’islamophobie, et les formes qu’il prend dans la France contemporaine. Et en identifiant l’objet, c’est la lutte contre l’islamophobie qui est ainsi visée, et permise.
Une des caractéristiques fondamentales de l’islamophobie, mise en lumière par les auteurs, est la transversalité de ce racisme, et la quasi unanimité dont il fait l’objet. Ainsi, en passant en revue les formes que prend le déni de l’islamophobie et les espaces dans lesquels ce déni prend place, ils en viennent à une conclusion aussi alarmante que dérangeante : « la transversalité sociale et politique de l’hostilité à l’islam fait de ce phénomène un cas à part de l’expression du rejet de l’Autre. Du FN à Lutte Ouvrière, de la majorité du mouvement féministe aux syndicats, de la franc-maçonnerie à la Ligue de l’enseignement, l’islamophobie se décline dans une pluralité de formes et de régimes de justifications » (p. 262).
Conclusion alarmante, parce qu’elle pointe de manière lucide le consensus qui existe en France quant au prétendu « problème musulman ». Dérangeante, parce que ce consensus transcende effectivement les appartenances politiques, donnant lieu à des rapprochements contre-nature : alors que l’extrême droite a fait de l’islamophobie son cheval de bataille privilégié, la disqualification du terme perdure toujours jusque dans la gauche radicale, du Parti de gauche à Lutte ouvrière, et cette disqualification participe à nier la réalité du phénomène.
Une aubaine pour l’extrême droite
Or, et c’est en cela que l’ouvrage apparaît crucial pour les militant-e-s antiracistes et antifasciste que nous sommes, les auteurs pointent avec justesse à quel point l’islamophobie représente une « aubaine » pour l’extrême-droite, lui permettant de dépasser une xénophobie, un racisme ou un antisémitisme trop brutaux et (donc) trop impopulaires, pour les remplacer par une « conversion à la lutte contre la ‘‘menace islamiste’’ », justifiée par la défense de la nation, voire de la laïcité ou même de l’égalité entre les sexes. L’extrême-droite peut donc reconvertir son racisme et sa haine en une formule plus respectable, parce qu’articulée autour de références partagées par l’ensemble des élites politique et médiatique, ainsi que la quasi totalité du champ politique.
Si l’islamophobie est ainsi une aubaine pour l’extrême-droite, la combattre doit alors être une nécessité et une urgence pour la gauche antiraciste et antifasciste. C’est bien à ce sursaut qu’appellent A. Hajjat et M. Mohammed, dans leur mise en lumière et leur dénonciation de l’« unanimisme islamophobe » français.
Sol Brune
Notes :
1 Voir notamment Saïd Bouamama, L’affaire du foulard islamique. La production d’un racisme respectable, Le Geai Bleu, Roubaix, 2004 ; Christine Delphy, « Il existe déjà un code de la laïcité », Contretemps, http://www.contretemps.e…