Fatima Daas est l’autrice d’un premier roman, La Petite Dernière qui raconte l’histoire de la narratrice Fatima Daas, qui a grandi à Clichy-sous-Bois et qui essaye de se frayer un chemin pour concilier ses différentes identités : lesbienne, musulmane, algérienne…
L'Anticapitaliste : Sur la question de la langue, ton texte est parsemé de mots d’arabe. Pourquoi est-ce que c’était important et qu’est-ce que cela signifie ?
Fatima Daas : Tout d’abord, je dois dire que la langue arabe est arrivée très vite dans mon écriture, mais c’est avec le temps que je me suis rendue compte que cette langue prenait une importance tout autant que le français. Je ne voulais pas effacer la langue arabe car elle montrait tout un univers dans lequel mon personnage a baigné, mais aussi dans lequel j’ai baigné. Cette langue résonne en moi, cela fait écho à tous les mots que ma mère a pu me dire. C’est une langue dans laquelle j’ai grandi. Mes parents m’ont toujours parlé en arabe, en dialecte algérien et moi je leur répondais en français. Et pour moi c’était important que cette langue existe, car on ne la trouve jamais dans un roman français. J’ai donc réussi à faire entrer une langue là où on ne l’attendait pas.
Justement, dans ton roman à la page 21, ta narratrice dit : « J’ai l’impression qu’elle est restée au 19e siècle. Elle cite Baudelaire et Rimbaud. Elle parle la même langue qu’eux ». Est-ce que tu penses que cette langue-là ce n’est pas la tienne ?
C’est un passage très important sur mon rapport et le rapport de la narratrice à la langue. Elle parle à un docteur qui lui parle un français qu’elle ne comprend pas et ce français-là je ne le maîtrise pas et j’ai toujours eu cette sensation de ne pas maîtriser le français, que cette langue-là ne m’appartient pas complètement. Et encore aujourd’hui, je fais attention à ce que je dis car j’ai l’impression que ça ne se dit pas de cette manière-là, que c’est incorrect et ça j’ai eu ça toute ma vie en fait. Donc cette langue-là, elle m’est aussi étrangère. Ma langue à moi, c’est une langue entre le français et l’arabe, entre l’argot, le parler de Clichy-sous-Bois. Et je tiens à ça, je tiens à ce mouvement-là entre une langue et une autre. C’est pour ça que ces langues se mélangent dans mon roman.
On t’a beaucoup parlé de l’anaphore1 « Je suis Fatima Daas ». Mais en fait tu utilises beaucoup dans le roman l’anaphore et la répétition de manière générale.
Je crois qu’il y a plusieurs choses avec cette anaphore-là, mais merci de le remarquer, les anaphores ne sont pas qu’en début de chapitre. J’insiste sur les répétitions de manière générale tout au long du roman. Et j’ai une recherche sur les sonorités sur la musicalité que j’essaye de transmettre. En fait j’essaye que ça frappe. J’ai envie que les mots que j’utilise, les rythmes de la phrase frappent. Pour ça la répétition est importante. Mais elle sert aussi à affirmer par petites touches, ce que mon personnage est ou plutôt est « en train d’être » et comme si elle avait besoin de placer plusieurs pièces d’un puzzle. Est-ce que j’essaye d’en faire un tout ? Pour être cette Fatima Daas-là avec ces multiples identités et ces multiples casquettes.
Cette narratrice, c’est un personnage trouble parce que c’est à la fois ton personnage, c’est à la fois ta narratrice, mais c’est aussi ton pseudonyme. Donc on a quelque chose qui sonne tronqué et qui est le propre de l’autofiction, mais pourquoi y a-t-il ce décalage ? Par exemple à l’entrée du livre on nous dit « Fatima Daas est née en 1995 » qui ne correspond pas à la narratrice qui elle est plus âgée, est-ce qu’il n’y a pas quand tu dis « Je suis Fatima Daas » quelque chose d’un décalage dans cette phrase même ?
Non seulement, il y a un décalage, mais il y a un jeu aussi. Il faut comprendre que j’ai d’abord créé un personnage, qui s’appelle Fatima Daas. Puis dans l’écriture, j’ai cherché à raconter une autre histoire que la mienne donc pas un roman autobiographique, mais quand même une histoire qui se rapprochait de la mienne. Après, j’avais besoin de porter, d’incarner cette histoire et donc j’ai pris l’identité de mon personnage en jouant avec le fait qu’on allait penser que c’était une autobiographie, mais en même temps comme tu le soulignes : je ne suis pas ce personnage-là car je n’ai pas son âge, mais aussi à plein d’endroits je ne suis pas cette Fatima Daas-là. Ce qu’elle raconte n’est pas vrai dans le sens « vécu par moi, l’autrice ». J’avais envie de jouer avec ça, parce que j’avais envie de remuer, de questionner. Mais d’ailleurs pour moi savoir si c’est de l’autobiographie ou de l’autofiction ce n’est pas le plus important dans l’écriture. J’ai dit que c’était de l’autofiction car on me demandait encore de définir. Pour moi, j’ai écrit un roman. J’écris, j’essaye d’écrire, j’ai réussi à terminer quelque chose. J’aimerais que ça s’arrête là.
La Petite Dernière est un roman sur l’identité et ou l’impossibilité d’identité ? Donc finalement qui est ce personnage et dans le même temps en quoi est-ce important de parler d’identité dans l’écriture ?
C’est vrai que je ne m’étais pas vraiment formulé cette impossibilité d’identité, mais c’est peut-être sous cet angle-là qu’il faut le voir. Il y a des paradoxes d’identités qui sont principalement l’homosexualité et la religion musulmane. Fatima Daas est donc lesbienne et musulmane, croyante, pratiquante. Et il y a ces contradictions-là car elle considère qu’en Islam l’homosexualité est un péché. Est-ce que finalement on ne peut pas se dire que toutes nos identités – quand on en a plusieurs et on en a souvent plusieurs je crois – font qu’il y a une impossibilité à nommer qui on est. C’est peut-être ça Fatima Daas, quelqu’un qu’on ne peut pas identifier, qu’on ne peut pas mettre dans une case.
Mais est-ce que ses identités sont des souffrances ou est-ce qu’au contraire elles sont libératrices ?
Je crois que tout dépend comment on prend ces identités-là. Elle, quand elle décide de se définir, là ce sont des identités qui ne sont plus des souffrances car il y a une part de choix. Elle a choisi de se définir comme lesbienne, comme musulmane, comme fille des quartiers populaires, comme française d’origine algérienne. Quand elle les impose en début de chapitre, c’est un choix, elle ne revient pas dessus, elle les concilie. J’existe, je suis comme ça. Mais quand on lui rappelle qu’elle est si ou ça, par exemple trop Clichoise à Paris, trop instable à l’école parce qu’elle n’a pas eu un comportement idéal, quand elle est pas assez Algérienne en Algérie, quand elle est pas assez Française en France : là à ce moment-là ces identités-là se chamboulent, se cognent.
Dans les médias, dans la réception de ton roman, on a finalement peu parlé du rapport à Clichy-sous-Bois, qui est quand même fort. Clichy est pourtant un symbole, pour Zyed et Bouna, parce que c’est la ville la plus pauvre de la France métropolitaine. Dans ton roman tu écris : « Nous quittons Saint-Germain-en-Laye pour Clichy-sous-Bois, une ville de musulmans ». Est-ce que Clichy est un personnage du roman ?
Moi, je regrette qu’on ne m’en parle pas assez. Et pourtant avant la publication du roman, je me disais : « On va me mettre cette étiquette-là, on va parler que de Clichy-sous-Bois ». Mais finalement on l’oublie complètement car il y a cette tension entre homosexualité et Islam qui est plus importante aujourd’hui que Clichy-sous-Bois. Moi, Clichy-sous-Bois, j’ai l’impression que c’est un personnage, c’est un décor qui traverse tout le roman et qui remue, qui montre dans quel contexte ce personnage s’est construit. Il y a la langue de Clichy-sous-Bois. Il y a les rencontres, le décor, les transports. Les transports qu’elle prend tous les jours pour passer de Clichy-sous-Bois à Paris. C’est à 17km et pourtant on a l’impression qu’elle voyage, qu’elle va vers un ailleurs. Pour moi, ce roman, il commence réellement après le déménagement de Saint-Germain-en-Laye à Clichy-sous-Bois. On évoque seulement Saint-Germain-en-Laye à travers des souvenirs d’enfance, en bribes, mais on en parle pas. Et l’important, c’est ce décor de Clichy, là où vraiment tout a commencé.
Qu’est-ce que ça veut dire Clichy-sous-Bois une ville de musulmans ?
Cette phrase, elle est à la fois ironique pour dire comment on nous voit, comment on nous perçoit : à Clichy-sous-Bois, y a une majorité de communautés musulmanes. En même temps, y a cette vérité-là, quand tu grandis à Clichy-sous-Bois et que tu vas à Paris, oui, il y a un décalage. Il y a un décalage au niveau de la précarité, mais aussi au niveau de la religion, au niveau de la culture musulmane que tu ne trouves pas ailleurs. J’ai l’impression d’avoir raconté les différentes facettes de Clichy-sous-Bois, il n’était pas question d’en faire pour moi un endroit sombre, parce que ce n’est pas le cas, ce n’est pas comme ça que je l’ai vécu. J’avais envie de raconter une histoire nuancée. Nuancée dans le décor. À la fois Clichy-sous-Bois, c’est un endroit très douloureux et en même temps on ne peut pas effacer le fait que les gens sont très drôles. Les gens sont drôles, les gens donnent comme nulle part ailleurs. Pour rien au monde, je n’aurais voulu grandir ailleurs qu’à Clichy-sous-Bois, malgré tout ce qu’on nous a fait subir, malgré tout ce qu’on a pu voir, très tôt dans l’enfance.
Tu parlais de la mort de Zyed et Bouna mais moi j’étais en CE1 quand ils sont morts. Donc comment on grandit avec la mort de deux adolescents quand on est enfant, comment on grandit dans une ville qui est représentée dans les médias enflammée. Comment on grandit quand on nous dit que dans ma ville on est des sauvages ? Et après on s’intéresse à nous quand on réussit. Je n’ai pas essayé d’en faire un truc central, j’ai juste montré un quotidien, quelque chose de banal, comme ailleurs et en même temps avec sa singularité.
Dans ton roman, il y a beaucoup de passage sur l’école en particulier sur les moments du collège et puis après sur la prépa. Et sur le collège un moment la narratrice explique : « il y a eux et nous » donc nous, les élèves et eux, les profs. Est-ce que tu peux expliquer ce passage ?
En fait moi j’ai grandi avec l’idée qu’il y avait un nous et un eux. Sans vraiment savoir qui était ce « nous » et qui était ce « eux ». Mais j’avais toujours cette phrase-là qui me revenait. Et chez moi il y avait beaucoup ça. Quand j’étais chez moi, je comprenais ce « nous » comme la famille, puis nous, enfants d’immigrés, nous, algériens. « Eux », les français, « eux », ceux qui ont les moyens, « eux », ceux qui nous regardent au loin. À l’école, ce « nous », c’est nous enfants d’immigrés, enfants des quartiers populaires, adolescents en construction difficile, et ce « eux » c’était l’autorité, les adultes, les autres. Ces enseignants qui n’ont pas envie d’être là.
Moi j’ai grandi avec l’idée que mes enseignants n’avaient pas envie d’être devant moi, que ça ne leur faisait pas du bien d’être à Clichy-sous-Bois et de nous apprendre des choses. Du coup dans la construction d’un adolescent, je me demande comment on se construit avec l’idée qu’on ne veut pas de nous. Mon personnage a de bons résultats au collège, donc elle est « valide », mais ses camarades, sa bande de copains, on comprend vite qu’ils ne sont pas scolaires. Donc cette bande d’amis provoque, d’agacer, de se rebeller contre l’autorité, parce que les adultes ne les entendent pas, ne les regardent pas, ou maladroitement. Ils sont en construction et ils ont besoin d’un regard bienveillant et surtout d’être écoutés. Il y a un passage dans mon roman dont personne ne m’a parlé en interview. C’est un passage avec la CPE qui accueille la mère de Fatima et sa sœur et qui lui dit : « Mais en fait Fatima c’est un garçon manqué, elle se comporte comme un garçon, elle essaye d’être un garçon ». Ça me frappe car personne n’a relevé ce passage. Pendant la construction d’une adolescente, on lui reproche ce qui la tourmente déjà sans vouloir écouter ce qu’il y a derrière. Et c’est aussi ça les adultes à l’école. Ce n’est pas que ça mais c’est aussi ça.
Il y a une autre chose qui est clair dans le roman vis-à-vis de l’institution scolaire, c’est la mise en place de la méritocratie scolaire, avec les classes prépas, et l’appât des grandes écoles. Fatima elle fait ça, elle se retrouve en prépa. Mais en prépa elle est mise en doute…
C’est complètement ça. On a l’impression que pour s’en sortir, il faut partir de Clichy, comme si c’était une terre dans laquelle on ne peut pas évoluer. Il faut en sortir. Et le passage de la prépa, c’est le passage où Fatima fait les choses comme on lui a demandé. Ses enseignants croient en elle car elle a de bons résultats. C’est ce système qui fait croire que si on veut, on peut et si on peut on réussit. On la pousse à aller en prépa alors qu’elle écrivait déjà. On ne lui dit pas : « écris » mais « va en prépa ou va à sciences po ». Donc elle y va et il y a ce passage avec ce professeur d’espagnol qui la fait sortir de la classe et qui lui a mis un 17/20 à son devoir mais qui l’interroge pour savoir qui a fait ce devoir. Et elle se retrouve dans une situation où elle doit justifier, prouver à cet enseignant qu’elle mérite cette note-là. Et c’est à partir de là qu’elle quitte la prépa.
Il y a un passage dans le roman où la narratrice agresse un garçon efféminé. Pourquoi c’était important ce passage ?
En fait, c’est un passage violent. Pour moi, il est très important car on nous fait croire qu’on peut se détacher, en étant homosexuelLE, des normes, des injonctions de l’homophobie. Moi, mon personnage a grandi en se détestant, en se haïssant. Quand elle voit ce garçon qui assume sa féminité, qui assume d’être homosexuel, qui ne se cache pas, ça lui fait violence car c’est ce qu’elle ne peut pas être. Donc elle l’insulte, elle le fait trébucher.
Cette violence-là elle existe, donc pourquoi il faudrait la faire taire ? Elle existe et c’est dans ça qu’on se construit, pas seulement en banlieue. La question à ce moment-là c’est de se détester en France parce qu’on est homosexuelLE. Je raconte un cheminement, une quête identitaire, et ça passe par des événements malheureux, de violence. Mais c’est au bout de ce chemin qu’on en arrive à l’acceptation, voire à l’amour de sa propre personne et des autres.
Quel est le rapport de la narratrice à sa famille et à l’Algérie ?
En fait déjà, le pays, l’Algérie, c’est avant tout surtout sa famille, qu’elle n’avait jamais rencontrée. Et on assiste à des moments de chaleur et de tendresse auxquels qu’on n’avait pas assisté dans sa petite famille (ses parents et ses sœurs). Donc il y a une forte attache à sa famille mais dans le même temps le sentiment de ne pas convenir, de ne pas être à la bonne place, parce que sa langue, la langue algérienne, elle voit bien que ça ne fonctionne pas. Elle a un sentiment de trahison.
Elle vient dans son pays et en même temps elle n’est pas fichue de parler la langue correctement. Et donc elle parle en français, et c’est une violence pour sa famille d’entendre parler le français ou un arabe cassé.
Et la petite famille, il y a là aussi l’impression de ne pas convenir, de devoir cacher qui elle est. Il n’y a pas la place pour dire qu’elle est lesbienne, mais aussi parce qu’elle respecte le fait que peut-être il ne faut pas le dire. L’histoire du coming out, c’est quelque chose qui n’existe pas dans cette famille et surtout qui n’a pas sa place et ce n’est pas grave.
Parce que pour pouvoir dire qu’on est lesbienne, il faudrait déjà pouvoir dire des choses. Fatima grandit dans une famille silencieuse.
Tu peux dire un mot sur la réception du livre ?
J’ai l’impression qu’on a parfois lu mon roman que sous deux angles, l’homosexualité et l’Islam. Et tout d’un coup je représentais la communauté lesbienne, maghrébine, musulmane issue de quartiers populaires. Je me retrouvais avec le fardeau de toutes les meufs lesbiennes issues des quartiers populaires, maghrébines musulmanes ou non.
Si je devais résumer mon texte je dirais que c’est un cri de liberté, un cri d’amour, un cri pour exister avec nos multiples facettes.
Un dernier mot sur le contexte politique d’islamophobie ? Comment tu te situes par rapport à ça ?
J’étouffe très clairement en France aujourd’hui. J’étouffe en voyant ce qui est en train d’arriver et ce qui s’est déjà passé depuis un certain nombre d’années. J’ai surtout envie qu’on arrête de se justifier, que la communauté musulmane cesse de se justifier. On a plus à se justifier, on a fait ça toute notre vie. C’est évident qu’on condamne ce meurtre, en tant que musulman mais surtout en tant qu’humains. Le problème ne se situe pas là.
Je tiens vraiment à ce qu’on crée des solidarités, et qu’on arrête de se taire.
Propos recueillis par Mimosa Effe.
- 1. Répétition d’un mot en tête de plusieurs membres de phrase