De Boots Riley, Film étatsunien, 1 h 45, sortie le 30 janvier 2019.
Rien ne peut vraiment préparer à ce film. Essayons d’en résumer l’intrigue : Cassius Green, jeune noir vivant à Oakland en Californie, réussit à décrocher un boulot de télévendeur. Rapidement, il se rend compte de l’absurdité du travail qui lui est demandé et, qui plus est, il essuie échec après échec. Mais un collègue lui conseille d’utiliser une « voix de blanc », ce qui lui permet de devenir rapidement un employé modèle, puis d’être promu.
On découvre un univers à la fois terriblement réaliste et grotesque : le patron de l’entreprise où travaille Cassius est un « patron branché » à la Steve Jobs, star des médias, gourou du capitalisme 2.0. L’émission vedette regardée par les travailleurEs est un spectacle absurde et cruel où les candidatEs se font tabasser pour gagner des prix. Pendant les coupures publicitaires, une entreprise propose une « vie sans souci » : contrat à vie, logement sur le lieu de travail, autrement dit... l’esclavage.
Si le propos est cruellement réaliste, le traitement cinématographique use largement du fantastique : Cassius débarque littéralement chez ses clientEs potentiels (en crevant le plafond) à chaque fois qu’ils et elles décrochent le téléphone, les spectacles télévisés et les fêtes organisées par son patron virent à l’orgie fellinienne, sans parler du tour carrément science-fictionnel que prend le film dans sa dernière partie.
Un film grand public… et marxiste
Drôle, coloré, bourré d’action, Sorry to Bother You réussit à être accessible au grand public tout en étant porteur d’un message politique fort. Il va plus loin, de ce point de vue, que la simple peinture d’un monde dystopique : la capacité de résistance des travailleurEs est au cœur du film. Qu’il s’agisse d’un début d’organisation syndicale, d’un collectif d’agit-prop qui suscite l’agacement toujours croissant des autorités ou d’une révolte de mutants, le réalisateur Boots Riley a eu à cœur de montrer que même dans un monde où l’exploitation et l’oppression semblent tout dominer, il est possible de changer les choses par l’action collective.
Cela n’a rien d’étonnant pour qui connaît son parcours : si Sorry to Bother You est son premier film, Riley a une longue carrière musicale derrière lui, notamment comme leader du groupe de rap The Coup. Il y a toujours exploré les questions politiques de façon à la fois frontale et distrayante, que ce soit du point de vue de la musique ou de l’humour de ses textes. Loin de se cantonner à un simple « libéralisme » répandu dans la gauche US, il s’est toujours déclaré explicitement communiste, marxiste, tout en prenant pleinement en compte la dimension raciale du système capitaliste.
Il n’y a rien d’évident à réaliser un film qui combine finesse de perception politique avec une esthétique foisonnante, à mille lieues de toute lourdeur didactique. Cerise sur le gâteau et signe des temps, Sorry to Bother You a été le succès surprise de 2018 au box-office américain, ce qui devrait permettre à Boots Riley de continuer son travail cinématographique et aux genres du film fantastique et du film politique de continuer à se fertiliser l’un l’autre.
Sylvestre Jaffard