L’instrumentalisation idéologique de la culture et de la musique au profit d’événements sportifs et politiques prend une ampleur exceptionnelle en ces temps pré-olympiques. La Coupe de monde de rugby en est un triste exemple.
Depuis plus de deux ans, 7 000 enfants ont travaillé avec leurs enseignants, en collaboration avec la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique, pour apprendre les 20 hymnes nationaux, dans plus de 20 langues différentes. Les arrangements avaient été confiés au compositeur Franck Krawczyk. Ce projet, initié par France 23, avait été confié à l’Opéra-Comique puis soutenu par les ministères concernés (Culture, Sports et Éducation nationale), indépendamment de la fédération World Rugby Cup 2023. C’est cette dernière qui a finalement organisé son sabotage.
Fraternité dans la polyphonie
Ce projet très ambitieux musicalement avait reçu un accueil enthousiaste des équipes enseignantes, des enfants et de leurs familles. Les enregistrements des enfants avaient été envoyés dans l’été aux 20 fédérations qui avaient toutes validé les hymnes ainsi interprétés.
En quelque sorte, les hymnes devenaient, à l’occasion de cet événement, un cadeau musical aux peuples et aux langues, offert par des jeunes qui en proposaient une forme théâtralisée. Cette initiative intégrait l’idée d’une fraternité dans la polyphonie. D’ailleurs, le compositeur a rappelé, dans une tribune parue dans Libération le 23 septembre : « Entendre les enfants français chanter l’hymne de l’équipe adverse (qui potentiellement peut battre leur propre équipe !) avec le même soin et la même ferveur que le leur constituait un message d’élargissement humain qui, éprouvé très tôt par ces jeunes, pouvait mériter quelque attention »1.
Mais l’utopie musicale qu’il portait a été littéralement déchiquetée. En effet, World Rugby Cup et les organisateurs, pris au dépourvu par cette véritable proposition musicale, poétique et polyphonique, l’ont tout simplement sabotée. Ils ne voulaient pas toucher à l’interprétation viriliste et nationaliste des hymnes, telle qu’elle est courante dans le spectacle du sport. Dès le premier match, les enfants ont été effacés, rendus invisibles au public et aux téléspectateurs, et leurs voix noyées délibérément au milieu des vociférations des joueurs et du public.
Un projet réduit à de la musique de stade
La cacophonie qu’on a reprochée aux enfants est un pur mensonge. Elle ne vient pas des chorales d’enfant, ni de l’exigence des partitions, mais elle est le produit de l’intrusion totale des professionnels du rugby et de la non-information délibérée des spectateurs.
Le mépris pour ce projet s’est vu au refus de lui donner les mêmes moyens qui avaient été fournis au spectacle archéo-gaulois de Dujardin et consorts qui eux, ont bénéficié d’un véritable travail d’« ingé-son », ont eu accès au stade pour répéter, étaient retransmis sur tous les écrans…
Les organisateurs et les médias se sont jetés comme des chiens sur les enfants, leur reprochant une « cacophonie » dont ils étaient les principaux auteurs. Après cette polémique à laquelle aucun des initiateurs du projet n’a eu le courage de s’opposer, les organisateurs ont fait machine arrière. Ils ont trouvé un musicien suffisamment complaisant pour faire passer une contrefaçon pour l’original et s’en glorifier. Mika se présente comme « parrain de la mêlée des chœurs », la World Cup n’hésite pas à le présenter comme un artiste « engagé » (à quoi ?) alors qu’il n’a réussi qu’à récupérer les débris de l’enthousiasme brisé de ces 7 000 jeunes et de leurs familles. Il sert de caution à cette entreprise qui réduit tout ce projet à de la musique de stade, comme il y a de la musique d’aéroport. Au passage, il ne restera que 600 enfants des 7000 initiaux, c’est-à-dire moins de 10 %.
Le projet qui consistait à faire chanter des enfants en autonomie, sans être sous la tutelle de la Garde républicaine – ce projet polyphonique, poétique et populaire dans ses ambitions – a été réduit à une musique insipide et normalisée, les enfants n’étant plus que de simples figurants au service d’un projet qui n’est plus le leur.
Le laborieux du tennis Julien Benneteau s’est transformé en expert du chant choral en parlant de « la Marseillaise la plus pourrie de l’histoire ». Le grand succès de cette opération, c’est que 7 000 enfants ont été sciemment dégoûtés de toute ambition musicale.
- 1. Rugby : le compositeur en a gros sur le cœur, Libération, 23 septembre 2023.