La reculade du gouvernement français face à la fronde des bonnets rouges bretons met une fois de plus en évidence l’impasse des politiques qui prétendent combattre la dégradation de l’environnement – notamment les émissions de gaz à effet de serre – par le seul truchement d’une politique de prix.
La tentative de Nicolas Sarkozy d’imposer une taxe carbone était déjà pleine d’enseignements. Ce fut un échec majeur de son quinquennat. Pour rappel, dans le sillage du « Grenelle de l’environnement », en 2007, l’ex-président français envisageait une taxe de 30 euros la tonne de CO2. Un montant considérable quand on sait que la combustion de mille litres de fioul produit 3,7 tonnes de ce gaz…
Devant les protestations, Sarkozy ramena la barre à 17 euros. Déposé en 2010, son projet de loi stipulait que la taxe serait compensée par une baisse d’impôt (d’une centaine d’euros par an pour un ménage avec un enfant). Sous couvert de défense du climat, il s’agissait donc de déplacer l’assiette fiscale vers un impôt indirect, non progressif, ce qui est bien dans la ligne néolibérale. Mais le texte fut retoqué par le conseil constitutionnel, pour non respect du principe d’égalité devant l’impôt : les exemptions en faveur des patrons pollueurs (transporteurs routiers, centrales thermiques, cimenteries, raffineries, cokeries…) étaient si nombreuses que les consommateurs auraient été quasiment seuls à payer la facture.
Une séquelle du Grenelle
L’écotaxe qui entraîne aujourd’hui Hollande au plus bas dans les sondages est en fait une autre séquelle du Grenelle : présentée par le ministre de l’écologie Jean-Louis Borloo, la mesure fut adoptée par l’Assemblée début 2009, sous l’hyperprésidence sarkozyenne. Son taux : entre 3,7 % et 4,4 %, quelle que soit la valeur de la marchandise transportée. Sa cible : les quelque 600 000 véhicules français et 200 000 véhicules étrangers de plus de 3,5 tonnes circulant chaque année sur des routes non payantes. Le dispositif : chaque camion est muni d’un boîtier permettant de retracer son parcours sur les 15 000 km de tronçons routiers soumis à la taxe. Ces tronçons sont équipés de portiques de détection. La taxe est modulée en fonction de l’efficience énergétique des camions. En tant que région péninsulaire, la Bretagne bénéficie d’un abattement.
A l’instar de la taxe carbone, l’écotaxe sur le transport routier est à la fois inefficace du point de vue environnemental et injuste du point de vue social. Du point de vue environnemental : les autoroutes, ainsi que les routes nationales entre la France et l’Italie (sans compter le transport aérien !) étant exemptées, la taxe, alors qu’elle est censée stimuler la localisation de la consommation, favorise au contraire le transport à grande distance… et les exploitants d’autoroutes. Du point de vue social : à la question « qui va payer au final? », la réponse est évidemment « les plus faibles ». La taxe ne peut en effet qu’accélérer la disparition des petites exploitations agricoles et de transport ainsi que des petits commerces, au profit de l’agrobusiness, des géants de la logistique et de la grande distribution… sur le dos des travailleurs et travailleuses qui forment la majorité des consommateurs.
L’impôt privatisé
En même temps, l‘écotaxe présente, par rapport à la taxe carbone de Sarkozy, une caractéristique tout à fait particulière : elle implique une privatisation de la perception de l’impôt. C’est en effet une société privée, Ecomouv, qui a été missionnée pour mettre en place les infrastructures et les gérer, dans le cadre d’un partenariat privé-public (PPP).
Négociées par Borloo et approuvées par trois ministres du gouvernement Fillon, les conditions de ce PPP sont stupéfiantes : sur 1,2 milliard de rentrées annuelles de la taxe, 280 millions iront à Ecomouv (un coût de perception supérieur à 20 %, contre 1 % pour l’impôt perçu par l’administration) ; l’Etat s’engage à verser à celle-ci 20 millions d’euros par mois, dès janvier 2014 ; le PPP porte sur une période exceptionnellement longue de treize ans (soit la promesse d’une recette totale de 3,2 milliards !) ; en cas de non mise en œuvre de l’écotaxe, le dédit à verser à l’entreprise se monte à la bagatelle de 800 millions…
En concurrence avec Ecomouv, la société SANEF (exploitant d’autoroutes) introduisit une action en référé pour contester l’appel d’offres. Le tribunal lui donna raison… Mais Thierry Mariani, ministre des transports de Sarkozy, fit appel immédiatement auprès du Conseil d’Etat, qui cassa le jugement. Les soupçons de corruption sont d’autant plus forts que, Mediapart l’a révélé, le montage financier d’Ecomouv se résume en une formule : « une pincée de capital et une montagne de dettes ». Le consortium monté par le groupe italien Autostrade, auquel se sont joints des groupes français (dont la SNCF !), a constitué un capital de 30 millions d’euros à peine. Peu de chose pour un projet évalué à 800 millions… Le financement ? Assuré par un consortium de grandes banques qui, avec un taux de 7 % environ, ont senti la possibilité de prélever sans danger une véritable rente sur la mobilité…
Leçons
Il est évident que la défense de l’environnement n’est ici qu’un prétexte pour accentuer les politiques néolibérales, dans tous les domaines. Théoriquement, le produit de la taxe (du moins, la partie non cannibalisée par Ecomouv !) aurait dû servir à financer des projets de ferroutage et de transport multimodal. Mais rien n’a été entrepris dans ce sens depuis le vote de l’écotaxe en juin 2009. Au contraire, le transport de fret par la SNCF régresse. Tout est fait en vérité pour que les recettes de l’écotaxe servent à favoriser encore plus le transport routier à longue distance, le transport aérien, l’agrobusiness, la grande distribution, le capital financier… et à compenser pour l’Etat la perte des péages autoroutiers privatisés.
Plus fondamentalement, il convient de le répéter : c’est une illusion de croire que la fiscalité puisse être le levier central d’une transition énergétique/écologique. En particulier dans le secteur des transports, où il faudrait taxer la tonne de CO2 à hauteur de 600 ou 800 dollars (selon les sources) pour que le marché opte pour des énergies vertes. Une stratégie digne de ce nom doit mettre en cause radicalement la concentration, la centralisation et l’accumulation du capital mondialisé, donc le type de développement des territoires qui en découle, le type d’agriculture, la masse de marchandises produites, leur qualité, leur utilité réelle et le volume des transports. Il n’y a pas d’autre voie pour réduire les émissions de 80 à 95 % d’ici 2050.
C’est à une quasi unanimité que l’Assemblée nationale avait adopté le projet d’écotaxe présenté par Borloo, en juin 2009. Il n’est donc pas étonnant que le gouvernement PS-EELV ait décidé de le mettre en œuvre sans sourciller. Du reste, avec son PPP et ses cadeaux au privé, cette écotaxe écologiquement inefficace est parfaitement cohérente avec la politique antisociale de Hollande, qui est, elle, par contre, très efficace… Une politique qui exclut toute réforme fiscale progressiste et augmente la TVA ne peut qu’alimenter le « ras-le-bol fiscal ». Si elle se drape de vert, elle fait courir en plus le danger d’un « ras-le-bol environnemental ». Ce danger est bien présent dans des régions comme la Bretagne, où la crise capitaliste frappe durement le monde du travail, tandis que l’élevage industriel (porcs et volailles) dont dépend l’emploi de milliers de salarié-e-s cause d’énormes dégâts à l’environnement.
Danger
L’exemple de l’écotaxe délivre encore un autre message : outre qu’ils sont écologiquement inefficaces et socialement injustes, de tels bricolages pourraient aussi s’avérer politiquement dangereux. Le Medef breton et la FNSEA – le syndicat agricole tenu par l’agrobusiness – ont joué un rôle majeur dans les mobilisations, entraînant à leur suite des salariés des abattoirs… dont l’emploi est massacré par les mêmes… En 2012, le lobby porcin aurait exporté 750 000 bêtes vivantes, pour les abattre moins cher ailleurs. C’est dire qu’une mesure comme l’écotaxe favorise la formation d’alliances interclassistes pilotées par des secteurs patronaux qui se défaussent de leurs responsabilités sociales et environnementales sur l’Etat, le fisc ou l’Europe.
Etant donné le ras-le-bol général face à l’austérité, des actions telles que celles qui ont été menées sur les routes bretonnes rencontrent une large sympathie dans la population. Mais cette sympathie est à double tranchant. D’un côté, elle exprime un désir de mobilisations radicales pour faire reculer l’austérité. D’un autre côté, elle détourne l’attention des mécanismes capitalistes qui sont à la base de la double crise sociale et écologique. Les patrons de l’agrobusiness peuvent se frotter les mains : l’écotaxe est accusée de tous les maux sociaux mais ils ne la paieront pas et rien ne les empêche de continuer à licencier. A travers toute cette confusion, les consciences sont « tirées » sur un terrain miné, où le Front national est en embuscade.
Le danger ne doit pas être sous-estimé, en particulier dans un contexte où la droite traditionnelle et la social-démocratie sont en chute libre, tandis que le mouvement syndical semble tétanisé par la peur de nuire à un « gouvernement de gauche ». Il pourrait être combattu en dénonçant la responsabilité de Sarkozy et, surtout, la scandaleuse privatisation de la perception de l’impôt au bénéfice de groupes capitalistes. Mais le PS ne peut évidemment s’engager dans cette voie, car cela mettrait en question toute sa politique libérale. C’est pourquoi il ne lui restait qu’une seule porte de sortie : la pitoyable pantalonnade d’Ayrault annonçant la « suspension » de la mesure… dont les Verts continuent à exiger la mise en œuvre. Face à la droite de droite, la gauche de gauche porte une grande responsabilité. Des mobilisations unitaires sur des réponses écosocialistes concrètes peuvent seules permettre de relever le défi.
Daniel Tanuro
Cet article, ici légèrement édité, a été publié initialement le 1er novembre 2013 sur le site de la LCR de Belgique : http://www.lcr-lagauche…