Publié le Jeudi 12 avril 2012 à 17h48.

Ni protectionnisme, ni mondialisation capitaliste

Avec la crise, on assiste à un surgissement des discours protectionnistes de droite et de gauche. On ne peut nier le désarroi face aux délocalisations qui renforce l’écoute dont bénéficie Marine Le Pen et qui a fait en partie le succès d’Arnaud Montebourg. Mais, toute position progressiste sur les échanges internationaux suppose de tenir compte d’une double réalité : les travailleurs, au Nord et au Sud, ont des intérêts différents de ceux de leur bourgeoisie ; les pays du Nord, qui dominent encore largement l’économie mondiale, n’ont aucun droit de dicter aux pays du Sud les conditions de leur développement. D’ailleurs, l’industrialisation du Sud (malgré des formes souvent barbares) est un fait très positif.

Marx dans son « Discours sur la question du libre-échange » de 1848 (1) rejette le protectionnisme tout en notant l’impact destructeur du libre-échange. Il montre comment les productions se déplacent d’une zone à l’autre en fonction des coûts relatifs de production, souligne les inégalités entre pays et l’importance stratégique de certaines branches industrielles.

Tout en refusant toute solidarité avec les patronats, il convient bien de ne pas négliger les conséquences concrètes du libre-échange :

- Impact sur l’emploi et les salaires dans les pays du Nord. Sans exagérer l’importance de la mondialisation – ce qui pèse fondamentalement, c’est la course effrénée du capital aux gains de productivité – le libre-échange intégral, promu par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en rajoute en mettant en concurrence les salariés à l’échelle du monde.

- La pression sur les salaires est forte aussi dans les pays du Sud. La menace de déplacement des productions vers des zones où les conditions de travail sont plus dures ou les rémunérations plus faibles, est permanente. Ainsi, le Figaro du 16 février 20122 note que « la flambée des salaires chinois se poursuit : suite à des grèves, ils s’échelonnent entre 180 et 300 euros par mois. C’est autant qu’en Biélorussie et plus qu’en Tunisie (160 euros) et à Madagascar (50 euros). De plus en plus de marques, comme Petit Bateau, Etam ou Celio, s’approvisionnent dans cette île… Le Bangladesh, où le salaire moyen s’élève à seulement 80 euros, s’impose comme le deuxième fournisseur de la France ».

- La mondialisation productive s’accompagne de mouvements massifs de produits industriels et agricoles, pour une part complètement indépendants des dotations naturelles des pays, aux effets écologiques néfastes.

L’altermondialiste Thomas Coutrot résu-me ainsi le dilemme actuel auquel sont confrontés les internationalistes3 : « Le libre-échange n’est pas soutenable socialement […]. Il n’est pas soutenable écologiquement – parce qu’il favorise l’explosion du volume de marchandises transportées, et donc de gaz à effet de serre. Il n’est pas soutenable démocratiquement, car – couplé à la libre circulation des capitaux – il prive les élus du peuple de presque tout pouvoir de décision en matière économique.

En même temps, le protectionnisme est par définition unilatéral et conflictuel : il « protège » d’un ennemi extérieur. Il encourage le nationalisme, les guerres commerciales […]. Pour le mouvement social international, s’engager dans des revendications protectionnistes, Nord contre Sud, serait un suicide programmé. »

Comme le disait Jaurès « Le socialisme, c’est-à-dire l’organisation sociale de la production et de l’échange exclut, à la fois, et la protection qui ne peut guère profiter aujourd’hui qu’à la minorité des grands possédants, et le libre-échange, qui est la forme internationale de l’anarchie économique. »4

Mettre au premier plan la question de la libre circulation des capitaux

Le débat électoral français se focalise sur le commerce avec les pays à bas salaires et, dans ce cadre, sur les importations et les délocalisations. Les propositions faites comportent surtout des mesures visant à « réguler » le commerce avec les pays accusés de faire du dumping social et environnemental. Ces propositions oublient souvent que les exportations de la Chine sont la plupart du temps des exportations de « nos » multinationales implantées là-bas.

L’accent mis sur les échanges de marchandises reflète les préoccupations immédiates des salariés de l’industrie soumis au chantage patronal sur la concurrence des pays à bas salaires. Mais elle correspond aussi, soit à une analyse erronée, soit à une volonté de dissimuler un obstacle fondamental à toute politique de transformation sociale : la liberté de circulation des capitaux. C’est bien là pourtant l’essentiel.

Les mouvements internationaux de capitaux ont été libéralisés par les États depuis les années 1980 et se sont considérablement développés. Ils ne correspondent que pour une faible part à des mouvements réels de marchandises. Ils ont un rôle majeur pour justifier les politiques d’austérité à travers la spéculation sur la dette internationale et les monnaies.

Les mouvements de capitaux doivent donc être strictement contrôlés et les opérations spéculatives interdites. C’est le sens du soutien du NPA à la taxe « Tobin » qui doit en fait s’insérer dans un ensemble de mesures de contrôle strict des mouvements de capitaux (y compris la socialisation totale du système bancaire).

Quelles positions par rapport aux délocalisations ?

Le protectionnisme crée une fausse solidarité entre ouvriers et patrons et présente les travailleurs des autres pays comme des adversaires. C’était le sens de notre refus du « Produisons français » du PCF, de nouveau en vogue.

La course à la productivité entraîne de nombreuses suppressions d’emplois industriels. Les délocalisations ne concernent pas que les pays à bas salaires. Les délocalisations et les échanges avec les pays du « Sud » donc sont loin d’expliquer l’ensemble des pertes d’emplois industriels : selon une des estimations disponibles, le nombre d’emplois industriels perdus en France entre 1970     à 2002 du fait des échanges avec les pays du Sud correspondrait à environ 15 % de la diminution totale de l’emploi industriel. Cette part est certes plus élevée dans certains secteurs (textiles, chaussures…) surtout si on tient compte des importations à faible prix réalisées par l’entremise des chaînes de distribution. La « désindustrialisation » de la France et les déséquilibres accrus du commerce extérieur renvoient aussi à des faiblesses du tissu industriel français, elles-mêmes reliées à des choix de l’État et du patronat marqués par une logique de court terme en lien avec la pression des actionnaires. Pour ce qui est de l’ensemble de l’économie (pas seulement l’industrie) et de tous les échanges commerciaux, l’internationalisation serait responsable de la perte d’environ 36 000 emplois par an entre 2000 et 2005, soit, en moyenne, 29 % des destructions d’emplois, dans les branches où l’emploi décroît. Mais par ailleurs, l’internationalisation entraînerait aussi des gains d’emplois en nombre équivalent (mais ce ne sont pas les mêmes et cela n’allège pas les conséquences sociales pour ceux qui subissent les réductions d’emplois).

Il n’en reste pas moins que les délocalisations existent et touchent particulièrement l’industrie. Il faut donc en combattre les conséquences sur l’emploi, en les combinant à des propositions qui puissent faire le lien avec d’autres entreprises subissant des réductions ou des transferts d’activités, et les salariés victimes de licenciements en général. Au-delà de propositions locales, définies par les salariés concernés eux-mêmes, il faut avancer :

- Le remboursement de toutes les aides perçues par les entreprises alors qu’elles ont réalisé des profits qui leur permettent de délocaliser (celles concernant l’établissement délocalisé mais aussi l’ensemble de l’entreprise ou du groupe) ;

- La poursuite de l’activité sous contrôle des salariés, en lien avec l’État et les collectivités locales concernées, des établissements victimes de délocalisations (comme de tous ceux qui subissent des décisions de réduction d’activités inspirées par le critère du profit maximum).

- L’opposition aux délocalisations responsables de licenciements combine le refus de ces opérations avec les mots d’ordre d’interdiction des licenciements et de réduction du temps de travail.

Réfléchir à une autre organisation des échanges internationaux, en vue de réduire l’anarchie capitaliste et son impact écologique

Sans nostalgie des petites régions vivant quasiment en vase clos ou d’États nationaux environnés de barrières, l’échange international est une nécessité qui sous le capitalisme est porteur de dommages sociaux et écologiques. De nombreuses marchandises font des kilomètres inutiles et néfastes pour l’environnement, entre les États mais aussi à l’intérieur des États. Il y a là matière à réflexion mais les mesures préconisées ne doivent pas avoir pour visée de brimer l’industrialisation du Sud, même sous des prétextes nobles (droits sociaux, écologie). Elles doivent donc être symétriques.

C’est l’intérêt de la proposition de taxe kilométrique, payable par l’acheteur pour chaque kilomètre parcouru par une marchandise. Une tonne de chemises chinoises arrivant à Paris serait taxée au même niveau (en %) qu’un moteur d’avion français arrivant en Chine. Des taux différenciés pourraient être envisagés selon les secteurs, selon les partenaires, selon le caractère plus ou moins utile de l’échange international.

À plus long terme, un « gouvernement des travailleurs » (au niveau français ou de préférence européen) protègerait les nouvelles conquêtes sociales et chercherait à jeter les bases d’une autre organisation du monde. Ainsi, pourraient être prises des mesures d’encadrement du commerce extérieur reposant sur des accords bilatéraux avec les pays tiers. La planification de l’économie n’implique pas l’autarcie pour la zone économique où elle commencerait. Bien au contraire, elle chercherait à développer des rapports d’échanges, premier pas pour organiser la coopération des peuples. 

Henri Wilno

1. http://www.marxists.org/…

2. « Vêtement : les marques s’émancipent de la Chine »

3. Thomas Coutrot, « Jalons vers un monde possible », Le bord de l’eau, 2010.

  1. « Jaurès, le protectionnisme et la mondialisation », Alain Chatriot, http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20111006_Jaures-protectionnisme.pdf