Article publié sur le site de Verso, le 8 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre. Cet article est publié en deux parties : la deuxième partie se trouve ici.
La crise de Covid-19 a entraîné une chute considérable de la demande et du prix du pétrole au niveau mondial. Dans cet article, Adam Hanieh examine ce que cela pourrait signifier pour l’économie mondiale.
Les dimensions écologiques du COVID-19 ont pris une place de plus en plus importante dans de nombreuses discussions récentes, avec plusieurs contributions importantes explorant la pandémie en relation avec l’agrobusiness capitaliste, la perte généralisée de biodiversité et la destruction des écosystèmes naturels. Il existe toutefois un autre élément de l’«écologie» du COVID-19 qui mérite une attention beaucoup plus grande: la manière dont l’escalade de la pandémie se combine avec un choc profond pour l’industrie des combustibles fossiles et agit simultanément pour l’accélérer.
Les marchés mondiaux du pétrole subissent une transformation sans précédent à la suite de ce choc. Bien que les trajectoires à long terme restent ouvertes, ce moment va sans aucun doute façonner la politique du pétrole – et les perspectives d’atténuation du changement climatique – pour les décennies à venir.
Avec des Etats représentant plus de 90% du PIB mondial «fermés» sous une forme ou une autre, et l’immobilisation simultanée de vastes pans de l’industrie manufacturière, des transports, de l’industrie et du commerce de détail à l’échelle mondiale, la demande de pétrole et de produits pétroliers a atteint des niveaux historiquement bas.
En effet, on estime que la seule réduction de l’utilisation de l’automobile aux États-Unis a entraîné une chute étonnante de 5% de la demande mondiale de pétrole – soit à peu près la même chose que si l’ensemble de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen-Orient avait simultanément cessé de rouler. Le directeur exécutif de l’Association internationale de l’énergie, Fatih Birol, a estimé le 25 mars que la demande mondiale de pétrole pourrait diminuer d’environ 20 millions de barils par jour, une prévision qui a maintenant été révisée à 30 millions de barils par jour. Cette chute de la consommation mondiale d’énergie est sans précédent, tant par sa brutalité que par sa profondeur, et dépasse toutes les autres crises majeures du siècle dernier – y compris la dépression de 1929 et le krach financier mondial de 2008.
Alors que la demande énergétique est en chute libre, l’offre mondiale de pétrole devrait augmenter de manière significative suite à l’annonce, début mars, de la suppression par la Russie et l’Arabie saoudite des limites imposées sur les niveaux de production de pétrole [une rencontre de «conciliation» est prévue pour le 9 avril]. Conjuguée aux effets de la pandémie, cette «guerre du pétrole» a fait chuter les prix mondiaux du pétrole à leur niveau le plus bas depuis plusieurs décennies et a poussé les producteurs à se précipiter pour trouver des espaces de stockage sur terre et en mer [sur des tankers] pour leur pétrole, plutôt que de le vendre à perte. Le stockage mondial approchant rapidement de sa pleine capacité, certains traders en pétrole s’attendent en fait à ce que les producteurs les paient pour les débarrasser de leur pétrole. Tous ces facteurs ont conduit les analystes à prévoir un nombre record de faillites parmi les compagnies pétrolières pour 2020, une éventualité qui pourrait mettre en péril toute une série de banques et d’institutions financières importantes, comme en 2008.
Mais que pourrait signifier ce choc extrême sur les marchés de l’énergie pour l’avenir de l’industrie des combustibles fossiles et les possibilités de mettre fin à la dépendance au pétrole? Certains commentateurs ont émis l’hypothèse que tout cela pourrait être une bonne nouvelle dans le contexte de la calamité COVID-19: la pandémie pourrait «tuer l’industrie pétrolière et aider à sauver le climat», comme l’a déclaré en gros titre le journal Guardian le 1er avril, avec la disparition de nombreux petits producteurs de pétrole et l’affaiblissement des grandes compagnies pétrolières telles qu’Exxon Mobil, Royal Dutch Shell et BP, ce qui nous rapproche d’une transition vers l’abandon des combustibles fossiles.
De tels scénarios, cependant, ont tendance à faire abstraction des réalités d’un «capitalisme de catastrophe» (John Bellamy Foster) inexorablement lié à l’extraction et à l’exploitation des combustibles fossiles, et qui a profondément ancré le «Big Oil» dans toutes les facettes de notre vie. Comme dans tous les moments de changement brusque, le chemin que nous prendrons pour sortir de ces multiples crises qui s’entrecroisent – un effondrement du prix du pétrole, une grave récession économique et une pandémie – dépendra de notre capacité à construire des alternatives politiques efficaces au capital fossile. Nous devons être très attentifs aux éventuels gagnants et perdants qui pourraient émerger de la situation actuelle, et nous garder d’assimiler l’effondrement temporaire (bien que grave) d’une économie basée sur le pétrole à la disparition du système lui-même.
Le Moyen-Orient, la Russie et le pétrole américain
Il y a une histoire longue et complexe derrière la montée d’un capitalisme mondial centré sur le pétrole. Cette histoire englobe: le déplacement du charbon par le pétrole et le gaz au début du XXe siècle, la montée des producteurs de pétrole du Moyen-Orient (avec l’Arabie saoudite en tête) pendant l’après-guerre; de nombreuses guerres et révolutions; d’énormes fluctuations des prix mondiaux du pétrole dans les années 1970 et 1980; des changements majeurs dans la structure de l’industrie pétrolière mondiale.
Il est important de noter que cette histoire est également liée à la façon dont la finance mondiale s’est développée dans l’après-guerre; un fait souvent omis dans les comptes qui se concentrent trop sur le pétrole en tant que produit physique. Les flux de «pétrodollars» ont été essentiels à l’émergence de nouveaux marchés financiers (tels que les Euromarchés) à partir des années 1960, à la montée de la domination financière anglo-américaine et à la structure de dépendance de la dette qui continuent à marquer les relations entre les pays du Nord et du Sud. En bref, le pétrole en est venu à imprégner tous les aspects du capitalisme mondial à la fin du XXe siècle.
A partir du début des années 2000, les prix mondiaux du pétrole ont augmenté régulièrement en raison de la demande mondiale croissante associée à l’essor de la Chine. Les prix ont fortement chuté en 2008 avec la crise économique mondiale, mais ont rapidement repris leur trajectoire ascendante pour finalement atteindre un sommet d’environ 114 dollars le baril à la mi-2014. Ce fut une aubaine financière pour la plupart des exportateurs de pétrole du Moyen-Orient (et a eu des conséquences majeures sur la dynamique politique de la région du Moyen-Orient au sens large – voir l’ouvrage d’Adam Hanieh Money, Markets and Monarchies, Cambridge University Press, 2018), mais la longue période de hausse des prix a également profité aux producteurs marginaux ailleurs dans le monde. Plus important encore, les investissements dans le développement des approvisionnements en pétrole et en gaz dits «non conventionnels» (schiste ou grès) – des réserves dont l’extraction est difficile et nettement plus coûteuse que celle des combustibles fossiles conventionnels – ont été fortement encouragés pendant cette période prolongée de hausse des prix du pétrole.
Le schiste américain, pétrole brut contenu dans un schiste ou un grès de faible perméabilité et qui est généralement extrait par fracturation de la roche au moyen d’un liquide sous pression (d’où le terme «fracturation», fracking), est particulièrement important à cet égard. Il existe plusieurs façons de calculer le coût de rentabilité de la production de schiste et ce chiffre varie en fonction du champ pétrolifère et des coûts de la technologie, de la main-d’œuvre, des taxes, etc.
Ces comparaisons doivent être interprétées avec prudence, car l’Arabie saoudite et la Russie sont des États et non des sociétés, et elles dépendent fortement des revenus du pétrole et du gaz pour répondre à leurs besoins budgétaires. Dès lors, le «prix d’équilibre» du pétrole pour ces États est beaucoup plus élevé et fluctue en fonction des niveaux de dépenses gouvernementales. Néanmoins, il ne fait aucun doute que les prix élevés du pétrole pendant la majeure partie des deux premières décennies du nouveau millénaire ont contribué à attirer d’importants investissements dans le développement des champs de schiste et ont entraîné une amélioration significative des technologies d’extraction pour ces approvisionnements non conventionnels.
Il s’agissait bien sûr d’une catastrophe écologique et sociale sans précédent. Elle reposait fondamentalement sur le déploiement répété de la violence soutenue par l’État contre les populations indigènes aux États-Unis (et au Canada) afin de faire place aux tracés des pipelines et autres infrastructures. Mais le résultat a été un boom spectaculaire de la production pétrolière intérieure américaine. Entre 2009 et 2014, la production de pétrole de schiste américain a triplé, propulsant les États-Unis au premier rang des producteurs de pétrole au niveau mondial. Fait remarquable, les États-Unis sont devenus un exportateur net de pétrole au début de 2011. Ils ont dépassé l’Arabie saoudite pour devenir le premier producteur mondial en 2013; une position qu’ils ont conservée jusqu’à ce jour. Ce qui est loin des prédictions paniquées de «dépendance énergétique» qui avaient marqué les débats politiques étasuniens au début du nouveau millénaire.
OPEP+ et la guerre des prix du pétrole de 2020
Toutefois, l’augmentation considérable des stocks mondiaux de pétrole résultant de cette production américaine supplémentaire – associée à une modération de la demande énergétique chinoise, à une économie mondiale en panne et à l’évolution vers une plus grande utilisation des sources d’énergie renouvelables – a mis un terme brutal à la période de hausse des prix mondiaux du pétrole à la mi-2014. Le prix du Brent a chuté de 70% jusqu’en 2015, pour finalement atteindre un plancher d’environ 30 dollars le baril au début de 2016. Il s’agit de la plus forte baisse des prix du pétrole en trois décennies. Les États-Unis connaissant leur première baisse de production annuelle de pétrole depuis 2008, de nombreuses petites entreprises à fort effet de levier (endettement) ont fait faillite. Pour 2015, l’U.S. Energy Information Administration (EIA) a estimé que les pertes combinées des principaux producteurs terrestres cotés en bourse ont atteint le montant stupéfiant de 67 milliards de dollars.
Les producteurs de pétrole américains n’ont pas été les seuls touchés par la déroute des prix de 2014 à 2016. Tous les grands exportateurs de pétrole ont été confrontés à des déficits budgétaires croissants et à une hémorragie de leurs réserves de devises, y compris l’Arabie saoudite, qui a épuisé plus d’un tiers de ses réserves entre le pic du prix du pétrole en 2014 et la fin de l’année 2016. Face à ces pressions budgétaires croissantes, deux des principaux producteurs de pétrole, la Russie et l’Arabie saoudite, ont pris des mesures pour renforcer les prix mondiaux du pétrole par une série de réductions coordonnées de la production. Cette alliance de fait a été formalisée dans un pacte mutuel, baptisé OPEP+, qui a été établi entre l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et 11 pays non membres de l’OPEP en décembre 2016. Jusqu’à son dénouement au début du mois de mars de cette année 2020, l’OPEP+ a réussi à maintenir le prix du pétrole dans une fourchette étroite d’environ 50 à 80 dollars.
Pour les compagnies pétrolières américaines – qui n’étaient liées par aucun de ces accords internationaux – l’OPEP+ s’est révélée extrêmement fortuite. Dans le sillage de la chute des prix de 2015, il y a eu une vague de consolidations et de faillites dans l’industrie pétrolière américaine, et la stabilisation des prix relativement élevés du pétrole a servi à relancer l’exploration et la production pétrolière nationale. En effet, en janvier 2020, la production quotidienne de pétrole aux États-Unis devait atteindre plus de 12,7 millions de barils, soit une augmentation de près de 45% depuis décembre 2016, contre moins de 5 millions de barils/jour en 2008. Ces chiffres montrent clairement que, alors que la plupart des grands pays producteurs de pétrole ont cherché à limiter leurs niveaux de production conformément à l’OPEP+, les compagnies pétrolières américaines ont été essentiellement libres d’augmenter leurs niveaux de production sans entrave. Comme Keith Johnson l’a noté dans Foreign Policy du 27 mars, «Aucun pays n’a ajouté plus de pétrole à la surabondance mondiale ces dernières années que les États-Unis – et malgré la récente chute des prix du brut, les producteurs étasuniens continuent d’augmenter leur production».
Cependant, le 6 mars de cette année, l’alliance OPEP+ devait se briser de manière spectaculaire après que la Russie a rejeté un appel de l’OPEP à réduire la production mondiale de pétrole de 1,5 million de barils/jour supplémentaires. Non seulement la Russie a refusé la demande de l’OPEP, mais elle a également annoncé qu’elle ne respecterait plus l’accord initial de décembre 2016. Cette décision a été rapidement suivie d’une contre-attaque saoudienne le 8 mars. Soit, une annonce retentissante selon laquelle le Royaume n’était plus tenu de respecter les limites de production négociées, et chercherait à augmenter sa production en pétrole à 12,3 millions de barils/jour en avril (contre 9,7 millions de barils/jour en mars), puis à augmenter encore sa capacité de production à 13 millions de barils/jour dès que possible. Avec la perspective d’une fourniture supplémentaire de plusieurs millions de barils par jour sur le point d’arriver sur les marchés mondiaux du pétrole, le prix de la principale référence internationale pour le pétrole, le Brent Crude, a chuté de plus de 30% en l’espace de 48 heures. Les marchés boursiers mondiaux ont également plongé, l’indice Dow Jones des valeurs industrielles ayant chuté de 2000 points le 9 mars, ce qui représente la plus grande perte journalière jamais enregistrée.
L’élément déclencheur précis de la décision de la Russie et de l’Arabie saoudite de se retirer de l’OPEP+ reste incertain. Certains observateurs spéculent que la Russie pourrait avoir cherché à exercer des représailles suite aux sanctions étatsuniennes qui avaient été imposées à la plus grande compagnie pétrolière russe, Rosneft, en février. D’autres affirment que la décision de la Russie doit être comprise dans le contexte de sa propre politique interne, Poutine cherchant à cultiver le soutien des élites russes étroitement liées à l’industrie pétrolière et qui s’opposent depuis longtemps à l’OPEP+. D’autres analystes ont décrit les actions russes et saoudiennes comme un «coup de maître de la théorie des jeux», que les deux pays avaient pleinement anticipé avant les annonces de mars.
Indépendamment des facteurs conjoncturels immédiats, le motif stratégique à plus long terme derrière la décision russe et saoudienne est clair. Pendant plusieurs années, les deux pays ont vu les producteurs de pétrole américains, sans être gênés par aucune limite de production, continuer à gagner des parts de marché à leurs dépens. En menaçant d’inonder le monde avec plus de pétrole (et ici, les actions de l’Arabie saoudite sont particulièrement décisives, en raison de sa capacité unique à augmenter rapidement sa capacité de production), le prix du pétrole baisserait de manière significative. L’Arabie saoudite et la Russie devraient supporter la douleur de la faiblesse des prix du pétrole pendant plusieurs années; dans l’intervalle, les producteurs américains à coûts élevés seraient acculés au pied du mur.
Adam Hanieh enseigne au département des études de développement de la SOAS, Université de Londres.