La mondialisation capitaliste de l’industrie automobile ne signifie pas son homogénéisation. Jamais en 2014 autant d’automobiles n’auront été produites et vendues dans le monde. Le basculement du monde automobile observé depuis 2007 est toujours à l’œuvre. La Chine, ainsi que le Brésil, la Russie et l’Inde, sont de nouveaux territoires de conquête alors qu’en Europe, les niveaux d’avant crise de 2007 sont loin d’être rattrapés.
Jamais, l’industrie automobile européenne, vieille d’un siècle, n’aura connu une aussi longue période de baisse des ventes et de la production. En 2007, la production européenne d’automobiles avait atteint le maximum de 16 millions et demi de véhicules, les ventes ayant été de 16 millions. Six ans après, sur le même périmètre géographique, il ne sera vendu que 13,5 millions d’automobiles avec une production attendue de 15 millions de véhicules.
A l’intérieur de l’Europe, les disparités sont fortes entre les pays l’Europe de l’Est qui continuent de recevoir de nouvelles implantations et augmentent leur production, l’Allemagne et les autres pays de l’ouest européens. Dans ces derniers, les baisses de production étalées depuis six ans sont considérables : - 35 % en France, - 50 % en Italie et - 30 % en Espagne. L’Europe de l’ouest, plus particulièrement au sud, est la zone géographique où la baisse des ventes et de la production est la plus violente.
Le contraste est fort avec l’autre « vieux » pays automobile, les Etats-Unis. La production y dépasse en effet le niveau d’avant la crise de 2007. Le prix à payer pour les salariés a été considérable : des dizaines d’usines fermées, des dizaines de milliers de suppressions d’emplois, l’implantation des nouvelles usines en dehors de la zone de Detroit pour s’affranchir des conventions collectives, l’embauche des nouveaux salariés avec un salaire réduit de moitié par rapport à celui des plus anciens. Mais même avec ces mesures, le nombre des nouvelles embauches est loin de compenser les emplois détruits depuis 2007.
Les nouvelles attaques programmées en Europe
Une première vague de suppressions d’usines a déjà eu lieu depuis la crise déclenchée en 2007. Opel-General Motors a fermé en juillet 2010 son usine d’Anvers avec 2600 salariés, Fiat a fermé en novembre 2011 l’usine de Terminé Imerese, en Sicile, avec 1500 salariés. Ford annonce celle de Genk en Belgique à la fin de l’année 2013 (4300 salariés), PSA ferme l’usine d’Aulnay et Opel prépare la fermeture de son usine historique de Bochum, en Allemagne, avec 3000 salariés.
Renault avait anticipé avec l’usine de Vilvorde fermée en 1997 avec 3100 salariés. Dans la même période se sont aussi succédé suppressions d’emplois et fermetures d’usines chez les équipementiers et les sous-traitants.
Restructurations, fermetures et création de nouvelles usines jalonnent l’histoire de l’industrie automobile. La fermeture de l’usine de l’ile Seguin à Billancourt, en 1992, en porte témoignage. L’élément nouveau de la situation en Europe de l’ouest est que ces fermetures impliquent tous les groupes et tous les pays, dans un contexte généralisé de baisse de la production.
Mais cela ne suffit pas au patronat de l’automobile. La stabilisation des ventes en Europe est un phénomène durable qui aiguise la concurrence entre marques. Les implantations à la périphérie de l’Europe de l’ouest et les investissements de rationalisation effectués dans les anciennes usines du continent permettent de produire constamment d’avantage. Il s’ensuit des surcapacités de production au regard des exigences de la rentabilité des capitaux investis. Les estimations patronales donnent la mesure des nouvelles attaques en préparation. Dans le cadre de l’organisation capitaliste de la production, les usines automobiles européennes tourneraient à 75 % de leur capacité, contre 90 % aux Etats-Unis. Dont 78 % en Angleterre, 70 % en Allemagne, 63 % en France et en Espagne, et 46 % en Italie.
L’internationalisation à marche forcée de Renault
Jouant des évolutions contrastées entre zones géographiques, les mêmes grandes firmes nord-américaines, européennes et japonaises ont continué de contrôler toute la construction automobile mondiale. En Europe, les travailleurs subissent les suppressions d’emplois et fermetures d’usines pendant que les dirigeants, propriétaires et actionnaires des groupes européens augmentent leurs profits et dividendes grâce aux investissements et ventes réalisées notamment en Chine, au Brésil, en Inde et en Russie. Le premier constructeur européen, Volkswagen, vend aujourd’hui plus de voitures en Chine qu’en Allemagne. Fiat a racheté pour quelques dollars symboliques le constructeur automobile américain Chrysler et les profits de ce nouveau conglomérat proviennent en grande partie des Etats-Unis.
Les groupes automobiles français, PSA et Renault, s’inscrivent eux aussi dans cette mondialisation. Appliquant à quelque mois d’intervalle les mêmes recettes en matière d’accords de productivité antisociale, les deux groupes ont choisi des chemins différents pour internationaliser leurs productions et débouchés.
Renault, l’ancien groupe nationalisé dont le gouvernement détient encore 15 % du capital, a passé en 1999 une alliance capitalistique avec Nissan, élargie aujourd’hui au russe Autovaz. Alors qu’il y a quinze ans, les ventes mondiales de Renault et Nissan étaient équivalentes, aujourd’hui, les ventes mondiales de Nissan sont presque le double de celles de la marque Renault. Cet écart est la conséquence du développement de Nissan notamment dans deux pays où la marque Renault est absente, la Chine et les Etats-Unis. Et les actionnaires de Renault – gouvernement français compris – en profitent puisque ses résultats financiers 2012 affichent, pour un bénéfice total de 1,7 milliard d’euros, un apport Nissan de 1,2 milliard.
Dans le cadre de l’alliance avec Nissan, Renault développe sa propre internationalisation en élargissant son dispositif de production à la périphérie méditerranéenne et au sud-est de l’Europe. Renault a annoncé en octobre 2013 le doublement de la capacité de production de son usine de Tanger, passant à 340 000 véhicules par an. Ce chiffre représente les deux tiers des capacités de production aujourd’hui installées par Renault en France ! Le site de Tanger, qui produit des modèles Dacia, est mis en concurrence directe avec le site Renault Dacia de Pitesti, en Roumanie. Une démonstration que les politiques de localisation des usines s’inscrivent dans une mise en concurrence généralisée des salariés.
La fuite de la famille Peugeot
PSA était autrefois désignée comme une entreprise maintenant plus que son concurrent Renault une activité industrielle en France. Les grandes manœuvres qui s’organisent autour du sort du deuxième constructeur automobile européen en termes de voitures produites et vendues témoignent que ce temps est révolu. PSA appartient à une famille d’actionnaires qui en a conservé l’essentiel du contrôle jusqu’à aujourd’hui. La propriété privée des moyens de production n’est pas, concernant cette famille, une expression ringarde ; c’est leur réalité d’aujourd’hui, avec tous les privilèges et l’exploitation de milliers de salariés qui les permettent.
Le feuilleton des négociations autour du sort de PSA est en cours d’écriture et il n’y a pas encore de conclusion. Mais il est possible dès maintenant de pointer les responsabilités conjointes de la famille Peugeot et du gouvernement dans cette sorte de mise aux enchères mondialisée du sort de PSA.
La famille Peugeot est engagée depuis plusieurs années dans un processus de désengagement de l’industrie automobile. La liste des entreprises dans lesquelles la famille Peugeot a placé des capitaux englobe de nombreuses branches d’activité. Ce n’est pas simplement un arbitrage « automobile contre spéculation », mais la recherche de secteurs où la rentabilité est supérieure à celle de l’automobile en Europe. Ceci s’inscrit dans la situation de l’après 200,8 qui présente des points communs avec la situation d’après la crise économique de 1973. Ernest Mandel écrivait à cette occasion : « Les capitaux quittent les secteurs où le profit est en dessous de la moyenne et affluent vers les secteurs où le profit est supérieur à la moyenne – par exemple, ils affluaient vers la branche automobile dans les années 1960 et quittèrent cette branche pour affluer vers le secteur énergétique dans les années 1970 » (Introduction au marxisme, page 68).
La famille Peugeot a plusieurs fois, ces dernières années, refusé d’investir les sommes nécessaires dans le capital de PSA. Ces manquements ont été dénoncés dans les rapports d’expertise syndicaux sur la situation de PSA et de l’usine d’Aulnay, mais force est de constater que la famille Peugeot se comporte en bon capitaliste soucieux de la rentabilité de son capital ; le patriotisme d’entreprise ou d’Etat est réservé à ceux qui ont la faiblesse d’y croire.
Le gouvernement accompagne ce désengagement avec, à la manœuvre, le ministre Moscovici. Dans leur ouvrage La Violence des riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot notent : « Pierre Moscovici fut de 2004 à 2010 l’un des vice-présidents du Cercle de l’industrie (...) Le président de cette puissante assemblée est Philippe Varin. Pierre Moscovici a été député de Montbéliard et président de l’association des collectivités sites d’industrie automobile».
Le rapprochement entre PSA et General Motors annoncé en 2012 a vite montré ses limites. L’exemple de l’aller-retour de la prise de participation de General Motors dans le capital de Fiat dans les années 2000 pouvait le laisser prévoir. Et cela dans une situation où les ventes d’automobiles sont orientées à la baisse en Europe. Les négociations actuelles avec le constructeur chinois Dongfeng n’ont pas encore abouti, les informations rendues publique n’en reflétant qu’une séquence, avec toutes les manipulations possibles de part et d’autre.
Le gouvernement français et Dongfeng apporteraient les milliards d’euros qui leur permettraient de se substituer à la famille Peugeot. Mais ce ne serait pas un rapprochement entre deux firmes de taille moyenne aux échelles européenne et chinoise, comme le rachat de Volvo à Ford par l’entreprise privée chinoise Geely en 2009. Les négociations en cours concernent en effet le deuxième constructeur automobile européen et le deuxième constructeur chinois. Quelle que soit leur issue, l’industrie automobile chinoise s’avance ainsi comme un nouvel acteur de la concurrence mondialisée. Responsabilités et conséquences importantes pour le mouvement ouvrier : la nécessaire expression des solidarités ouvrières à l’échelle internationale est devant nous.
Le remplacement de la famille Peugeot comme actionnaire principal de PSA fait manifestement partie de la négociation et le gouvernement lui assure les moyens tranquilles d’investir ailleurs. Dans ses rares déclarations publiques sur le sujet, Moscovici n’a bien sûr pris aucun engagement, ni sur l’emploi des salariés de PSA, ni sur les exigences vis-à-vis de la famille responsable au premier chef des plans sociaux visant des milliers de salariés. Oui, il couvre la fuite d’actionnaires rentiers qui se sont enrichis sur le travail des autres. Alors que de l’argent public va être mobilisé pour les remplacer, la réquisition des biens de Peugeot est une exigence qui s’attaque à la toute puissance de la propriété privée.
La montée des équipementiers
Le démembrement de la production d’automobiles se poursuit, les constructeurs automobiles assurant directement une partie de plus en plus faible du process de production. Les achats aux fournisseurs et équipementiers représentent aujourd’hui 70 % du coût de fabrication d’un véhicule. Autour des constructeurs au sens strict se développent quelques firmes aux dimensions de la mondialisation capitaliste et ayant des taux de rentabilité supérieurs à ceux des constructeurs. L’équipementier Faurecia est la pépite rentable du groupe PSA. Bosch, Valéo, ou Omnium Plastic sont parmi les autres géants du secteur. Le développement même des innovations technologiques, autour du recours croissant à l’électronique embarquée pour les fonctions de motorisation et de conduite, renforce encore le poids de ces grands équipementiers.
Les mêmes facteurs que ceux à l’origine de la mondialisation des constructeurs automobiles sont à l’œuvre. Mais ils se combinent avec une concentration encore plus active. Il existe encore des centaines d’entreprises sous-traitantes, rangées en niveaux selon leur taille et leur degré de dépendance vis à vis des équipementiers et constructeurs. Les restructurations en cours y sont encore plus brutales, avec des capacités de résistance d’autant plus faibles que les entités sont petites. Alors que le transfert de l’activité d’une usine de plusieurs milliers de salariés se prépare sur plusieurs années, les déménagements d’entités plus petites planifiées par des patrons – voyous ou non – frappent sans préavis les salariés concernés.
Les bases objectives de la nécessaire convergence des luttes s’élargissent à tout un secteur aux traditions de lutte et d’organisation des salariés éclatées : c’est aussi l’une des caractéristiques de la situation actuelle.
Leurs solutions et les nôtres
Le ministre du Redressement industriel, Montebourg, s’est appuyé sur l’exemple étatsunien pour proposer une issue aux difficultés de PSA : « PSA est une entreprise en très grave difficulté. L’objectif est que ce constructeur qui emploie 100 000 personnes en France se relance et embauche à nouveau. C’est possible ! Le constructeur américain General Motors a fait faillite, a perdu 28 000 salariés et se remet aujourd’hui à embaucher », s’est-il félicité dans une interview au Parisien le 22 octobre 2013. La référence est là : infliger aux salariés la purge qu’ont eu à subir les travailleurs américains. Tel est l’objectif du patronat de l’industrie automobile européenne.
Dans un autre registre, les solutions industrielles que propose la fédération de la métallurgie CGT pour être appliquées chez Renault et PSA sont bien dérisoires au regard des enjeux, comme si une relance nationale de la consommation pouvait augmenter durablement la production d’automobiles en France par des capitalistes cherchant partout le profit maximum.
Les logiques appliquées par les firmes automobiles tiennent aux exigences mêmes de la rentabilité capitaliste. Entre l’accompagnement des politiques patronales et la confrontation, il n’y a pas de place pour une troisième voie. C’est la conséquence de l’intensité de la crise dans l’automobile.
Pour nous, seule l’expropriation des patrons ouvre la voie à une autre logique de production, liant sécurité de l’emploi, respect de la santé et de la sécurité au travail et exigences écologiques. L’interdiction des licenciement, la réduction du temps de travail et la suppression du travail posté et de nuit sont des revendications qui s’imposent, maintenant.
Jean-Claude Vessilier