La révélation par Le Canard Enchaîné de l’attribution, à 2000 euros de loyer et des travaux d’aménagement pour 120 000 euros, d’un appartement de fonction à Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT, a déclenché une campagne médiatique contre la CGT et, à l’intérieur de la confédération, un débat houleux et susceptible de rebondissements.
Malgré les tentatives de déminage à travers les déclarations du bureau confédéral et l’ouverture forcée d’un débat lors du comité national confédéral du 4 novembre 2014, le débat se poursuit dans les instances de la CGT pendant que les militants tentent de faire face aux questions et critiques des salariés, aux attaques d’autres syndicats et aux sarcasme des patrons. Au-delà du mélange de colère et d’indignation qu’elle a suscité, cette affaire soulève plusieurs questions. Un phénomène bien connu
Le concept même de bureaucratie, et notamment celle du mouvement ouvrier, a été largement étudié, dénoncé dès la naissance des organisations créées pour représenter la classe ouvrière. Robert Michels1, Rosa Luxembourg2, Lénine3 ont chacun dans leur contexte mis en évidence à la fois l’inévitable tendance à la bureaucratisation, ses bases matérielles et ses conséquences politiques.
Les éléments centraux qui se dégagent de ces analyses sont l’adaptation des syndicats à la gestion du système jusqu’à l’extrême (guerres mondiales, colonialisme), l’absence d’une démocratie interne capable de faire obstacle aux dérives politiques, la prise de distance personnelle des dirigeants avec leurs mandants.
Au fil des décennies, la question a été mise à jour par Gramsci4 et Trotsky5 , cadrant les conditions et surtout les formes précises et actualisées du développement de la bureaucratie. Il s’agit donc moins de confirmer nos analyses sur la bureaucratisation du mouvement ouvrier que d’en actualiser les formes pour être en capacité d’apporter des réponses concrètes, notamment aux camarades investis dans le militantisme syndical.
Des formes concrètes qui évoluent
Pour en rester à la France, la situation a profondément évolué au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Avec d’abord, la scission de la CGT ayant donné naissance à Force ouvrière, organisée en 1947 avec l’aide à l’époque de la CIA, puis avec le développement de la CFTC devenant CFDT.
Une réflexion sur le mouvement syndical français ne saurait se réduire aux seuls appareils syndicaux mais doit prendre en compte leurs multiples appendices souvent pourvoyeurs de moyens matériels et humains : les réseaux assuranciels et mutualistes auxquels ils sont liés, l’ensemble des institutions représentatives, depuis les délégués du personnel jusqu’aux comités de groupes européens voir mondiaux, en passant par les conseils d’administrations, de surveillance (notamment dans les secteurs industriel et bancaire public ou ex-nationalisé), les commissions paritaires, etc. De même doit-on considérer les systèmes et organismes de formation professionnelle et prud’homaux, les cabinets d’expertise économique et/ou de conditions de travail, ainsi que les financements directs assurés par certains employeurs.
Il faut y ajouter tout le système de « dialogue social », depuis les commissions paritaires départementales ou régionales jusqu’au firmament du Conseil économique, social et environnemental (CESE). On est face à une constellation aux multiples ramifications, dont il est difficile de faire l’inventaire et dans laquelle les conditions de travail des salariés de certaines institutions n’ont rien à envier (ou plutôt à déplorer) au privé ou au public « classique ».
La fin du monopole de la CGT a imposé un partage des prérogatives. Ainsi, lors de sa création, Force ouvrière a conservé des positions importantes dans la fonction publique. La FEN puis la FSU ont monopolisé la représentation du personnel et la gestion des organisations associées (MAIF, CAMIF, MGEN, etc.) dans l’Eduction nationale. Le développement de la CFTC et surtout de la CFDT a également conduit à une redistribution des cartes. La bataille dite d’idées lors des mobilisations de 1995 était en partie une réfraction de cette lutte pour la gestion de l’UNEDIC et plus généralement la reconnaissance par l’appareil d’Etat.
Pour la CGT, l’obligation de partage des moyens et de la sphère d’influence a suscité depuis longtemps des débats et mini-crises internes, tournant autour des questions de radicalité et de rapport au PCF. Le soutien à peine critique apporté aux gouvernements de gauche à partir de 1981 puis la chute du Mur de Berlin ont précipité les débats internes sur fond de démoralisation, d’affaiblissement, de prise de distances par rapport au PCF et à la politique en général. Cette prise de distanciation a libéré à son tour des forces centrifuges tant sur le au plan organisationnel que politique. C’est dans ce contexte que l’on doit analyser les événements actuels dans la CGT.
A la recherche d’un secrétaire général
Le projet de réorganisation de la CGT mis en route depuis 2006 visait, dans la foulée de la mise en place de Cogetise (le système informatique de gestion des cotisations), une centralisation, à l’image de celle de la CFDT, limitant les possibilités de critiques : suppression des unions locales, regroupement de fédérations, autant de pistes qui continuent à susciter de fortes oppositions et font que le projet reste à l’état de projet.
Cette volonté de réorganisation reste un enjeu essentiel des batailles qui se mènent au sein de l’appareil et se sont cristallisées autour de l’élection du successeur de Bernard Thibault. Les candidats pressentis avant Thierry Lepaon (Aubin, Prigent, Naton) avaient la réputation de porter une vision interventionniste de la confédération. La cristallisation du débat sur des personnes ne doit pas laisser croire à l’absence de fond politique dans une bataille qui, auparavant, se réglait au sein du bureau politique du PCF, laissant peu de place aux bavures. Affaibli, divisé, fracturé, le PCF est aujourd’hui incapable d’imposer à la CGT des orientations et des dirigeants. Les experts dont s’entourent la direction confédérale sont plus polarisés par le PS et, de ce fait, en opposition avec les directions des fédérations plus « traditionnelles » (bâtiment, chimie, agroalimentaire…) et/ou de celles développant une critique par rapport au dialogue social.
Ainsi, la position de Lepaon a été d’entrée fragilisée par les soubresauts de sa désignation et par des rumeurs plus ou moins organisées. Les salariées de Moulinex, entreprise dont il était l’animateur du syndicat CGT, étaient partagées sur son action dans la lutte contre la fermeture de l’usine. Sa participation à un cercle confidentiel de dialogue avec le patronat, le club Quadrilatère, voire ses liens plus improbables avec les cercles francs-maçons, faisaient jaser en interne.
Son activité au sein du CESE donne une idée de ses positionnements. En juin 2012, lors de la présentation, en grande partie par Lepaon, à cet organisme de l’« ouverture à la concurrence des services ferroviaires régionaux de voyageurs », le représentant de la CGT déclarait : « le projet d’avis conjugue enjeux sociaux, économiques et environnementaux et a été construit en tenant compte de riches échanges. C’est pourquoi la CGT votera le texte (…) Comme le dit le projet d’avis, si l’on veut que l’expérimentation d’une ouverture à la concurrence soit réussie, il convient de faire en sorte que l’opérateur historique et ses salariés s’y reconnaissent (…) Il conviendra de laisser aux régions volontaires ( …) le soin de définir le rythme et l’étendue de l’ouverture à la concurrence. » Pas étonnant que l’on ait perçu plus que des réticences de la part de la confédération, voire de la fédération cheminote à participer à la mobilisation de juin 2014.
Les positionnements politiques de celui qui est devenu dans l’intervalle secrétaire général allaient faire monter les contestations dans la confédération. Selon Les Echos, en février 2014, « iI n’existe à la CGT aucune opposition de principe face au patronat. L’entreprise est une communauté composée de dirigeants et de salariés (…) et ces deux populations doivent pouvoir réfléchir et agir ensemble dans l’intérêt de leur communauté. Sur ce plan, il est évident que le pragmatisme syndical s’impose ». En juillet 2014, cela a été une rencontre controversée avec le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) et une déclaration plus qu’ambiguë au moment des bombardements sur Gaza : « nous avons condamné et continuerons de condamner le déferlement de feu qui s’abat sur Gaza, réaffirmant notre totale opposition à toutes formes de violence, d’où qu’elles viennent. »
Une crise peut en cacher une autre
C’est dans ce contexte que viennent s’insérer les révélations du Canard Enchaîné. Ce sont moins les sommes dénoncées (très en-deçà des scandales financiers impliquant responsables politiques de droite et de gauche) qui suscitent l’indignation, que l’état d’esprit qu’elles révèlent et les justifications et réflexions qu’elles ont inspirées. Dans des propos ni démentis, ni condamnés à ce jour, le trésorier confédéral a pu déclarer : « on n’a pas osé le loger à Clichy ou à Aubervilliers ». Michel Etievent (historien, spécialiste d’Ambroise Croizat) écrit sur son blog : « que le camarade Le Paon soit logé décemment (même si le devis pourrait être moins salé, quoique !) ne me gêne en rien. Pourquoi un dirigeant ou un simple militant devraient être logés dans un gourbi ? » Quant aux explications embarrassées de Lepaon lui-même, elles sont affligeantes : « cet appartement-là correspondait aux critères recherchés : la proximité de la confédération, la discrétion, le calme et la sécurité, mais également un certain degré d’urgence ».
Ainsi la discrétion, le calme et la sécurité, si indispensables à un responsable syndical, ne pourraient être assurés que dans les beaux quartiers de Vincennes, loin de la « jungle » d’une banlieue stigmatisée par les médias ? Un ensemble de propos qui montre la distance que peuvent prendre des dirigeants syndicaux avec les préoccupations des salariés, des chômeurs, des jeunes qui galèrent et sont bien contents d’obtenir un appartement en HLM à Montreuil (comme c’est le cas de nombreux permanents provinciaux qui militent au siège de la CGT).
Mais plus troublante encore fut la faible durée de la campagne des médias, que l’on ne peut s’empêcher de mettre en relation avec les improbables soutiens reçu par le secrétaire général de la CGT. Passons rapidement sur l’erreur de perspective de Gérard Filoche déclarant : « il y des éléments sectaires, néostaliniens au sein de la centrale qui ne supportent pas l’unité que cherche à faire Lepaon ». Plus significatives sont les craintes exprimées par le député Lellouche (UMP) : « comme le pays va mal, que nous sommes en train de vivre une déprime collective (…) la chasse aux élites commence. Il y a les politiques, maintenant les syndicalistes, demain les journalistes, etc. Je ne suis pas sûr que cela contribue à la sérénité dans le pays. Moi, ce qui m’importe plus dans le dialogue social français, c’est que notre pays est malheureusement sous-syndicalisé (…) Si nous avions de vrais syndicats qui représentent vraiment l’ensemble des travailleurs, on aurait un dialogue social qui serait quand même beaucoup plus simple et des mesures économiques qui seraient adoptées par les partenaires sociaux. »
Une autre question est soulevée par l’origine de la fuite. S’il ne faut pas exclure que la boule puante ait pu être lancée par des ennemis avérés de la CGT, le sentiment dominant est qu’elle vient de l’intérieur. L’absence de démocratie dans la CGT conduit à ce que les divergences s’expriment par des contorsions, des manœuvres, voire des coups bas. Les attaques régulières contre Lepaon en fournissent quelques exemples.
C’est un problème sur lequel il faudra bien que les débats s’ouvrent. Sous deux aspects. D’abord, l’expression des divergences bien normales dans une organisation de plusieurs centaines de milliers d’adhérents : l’organisation d’une libre expression régulière, la possibilité de présenter des orientations différentes au moment des congrès, le respect de la démocratie dans toutes les instances élues ; et celui du fonctionnement, posant les questions de la rémunération et de la rotation des permanents, ainsi que de leur lien avec leur entreprise et leur poste de travail.
La question essentielle
Mais la question essentielle est celle de l’orientation confédérale. La prise de distance avec le PCF s’est faite en même temps qu’une rupture avec toute référence politique, identifiée à longueur de sondages comme la cause principale de la non reconnaissance de la CGT par une large partie des salariés. Mais selon le célèbre adage « la politique a horreur du vide », c’est l’acceptation du cadre du système capitaliste qui, de fait, prévaut. Avec, en tout premier lieu, l’acceptation du dialogue social.
Au moment même où Le Canard Enchaîné « sortait » l’affaire, la commission exécutive confédérale approuvait un texte de plusieurs pages sur le dialogue social. Son introduction donne le ton, en déplorant le fait que « l’ouverture d’une réelle négociation n’est pas assurée ». Dans la logique du dialogue social, il s’agit évidemment d’une négociation à froid dans laquelle le donnant-donnant se transforme en perdant-perdant pour les salariés, dans un contexte où le gouvernement est complètement aux cotés du patronat. Sur le fond, la défense des institutions représentatives du personnel (IRP) est présentée comme celle du droit à la représentation, à l’information, à la consultation des salariés et non celle d’outils de combat contre le patronat. En guise de conclusion, la formule « contester, proposer, peser sur le rapport de forces pour obtenir un niveau de compromis traduisant des avancées pour les salariés » résume la feuille de route d’un syndicalisme guère différent de celui mis en œuvre par la CFDT et d’autres syndicats que l’on peut qualifier gentiment d’accompagnement
(Re)construire le syndicalisme
Pour beaucoup de salariés, la tendance lourde en ce qui concerne les appareils, les dirigeants est à l’amalgame sur le thème « tous les mêmes ». Les élections de début décembre dans la fonction publique risquent fort de refléter ce sentiment, avec un développement de l’abstention dans un scrutin qui apparaît comme national. Car, a contrario, la confiance envers les militants « de terrain » semble peu affectée par ce genre d’affaire. Dans le même temps, nombre de militants, de responsables de structures intermédiaires ne se reconnaissent plus dans ce syndicalisme. Pour elles et eux, militer à la CGT c’est d’abord s’affronter au quotidien, ici au patron, là à la politique gouvernementale, lutter pour la défense des droits, des conditions de vie et de travail des salariés.
Une des difficultés réside dans le fait que la confiance des salariés se traduit souvent par une délégation de pouvoir qui affaiblit les possibilités d’action. L’absence de repères mais aussi la perte de pratiques militantes, le tout lié aux reculs sociaux enregistrés depuis des années, imposent de reprendre beaucoup de questions à leur point de départ. Par des formations sur le fond, sur les repères de classe, qui partent du niveau de conscience et de l’emprise de l’idéologie dominante sur des questions bien plus larges que le syndicalisme au quotidien ; par des formations pratiques pour la rédaction de tracts, les prises de paroles devant les salariés, face aux petits chefs et aux patrons. Une tâche, des tâches d’autant plus lourdes qu’elles viennent s’ajouter à la construction des ripostes quotidiennes, à la présence dans les IRP et aux multiples négociations « obligatoires ».
Mais il n’y a pas de raccourci. Reconstruire le mouvement ouvrier ne saurait se réduire à attendre les luttes, le grand soir. Les résistances face aux attaques, aux reculs, ne renverseront pas le rapport de forces sans la construction d’outils dont les syndicats font partie.
Robert Pelletier
Notes :
1 « Les partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties », 1914. Republié en 2009 par les éditions de l’Université de Bruxelles.
2 « Grève de masse, partis et syndicats », 1906, https://www.marxists.org…
3 Notamment dans « Que faire ? », 1902, https://www.marxists.org…
4 « Syndicats et conseils », 1919, https://www.marxists.org…
5 « Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste », 1940, https://www.marxists.org…