« La lutte entre le prolétariat et la classe moyenne, entre les soviets et le gouvernement, commencée les premiers jours de mars, approchait de son point culminant. Ayant sauté d’un bond du moyen-âge au 20e siècle, la Russie montrait au monde frémissant les deux systèmes de révolution – la Révolution politique et la Révolution sociale – aux prises dans un combat mortel. » (John Reed, « Dix jours qui ébranlèrent le monde », 1919).
Le stalinisme « pèse d’un poids très lourd sur les cerveaux des vivants » d’aujourd’hui, pour reprendre un mot de Marx au début du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte. En raison non seulement de sa trahison de la révolution de 1917, mais aussi de ce qu’il a corrélativement provoqué dans le reste du monde. Dans le prolongement de sa négation bureaucratique du pouvoir « soviétique » depuis la seconde partie des années 1920, le stalinisme a conduit des processus révolutionnaires à l’échec, à commencer par la révolution chinoise de 1925-1927. Il a puissamment aidé à stabiliser le capitalisme d’après-guerre – à travers « l’ordre de Yalta » qui établit les bases de la guerre froide puis de la « coexistence pacifique ». Et il a bloqué dans sa sphère d’influence toute émergence de processus de double pouvoir qui auraient pu échapper à son contrôle, à l’image de sa répression féroce du soulèvement hongrois de 1956.
Aux antipodes de ce que 1917 avait projeté, il a refaçonné le monde ouvrier sur des lignes réformistes, le canalisant et entretenant en profondeur la passivité. Et bien sûr, il a joué un rôle majeur dans la décrédibilisation autant du projet communiste que de l’idée même de révolution. Suite à la chute de l’URSS et aux années 1990, la période altermondialiste, puis les révolutions arabes, les vagues d’indignation, etc., ont fait resurgir des mouvements de masse aspirant à l’auto-organisation démocratique. Mais on ne peut que constater la persistante faiblesse des dynamiques de double pouvoir assises sur une perspective de classe, s’efforçant de lier questions démocratiques et questions sociales dans la perspective du socialisme – en résumé, dans le sens de la logique qui conditionna la victoire de 1917.
C’est incontestablement dans le sillage immédiat de cette dernière, bien plus que lors du printemps des peuples de 1848, que le « spectre du communisme » est venu très concrètement « hanter l’Europe » selon les mots de Marx et Engels dans le Manifeste. On peine parfois à mesurer les conséquences que cette « irruption des masses sur la scène de l’histoire » (Trotsky) induisit par-delà les frontières. L’espoir et la contagion qu’elle a inauguralement suscités, avant que la vague révolutionnaire en Europe ne se referme en 1924, coïncidant avec l’année de la mort de Lénine, n’eurent d’égales ( pour les mêmes raisons mais de l’autre côté de la frontière de classe) que la peur, la haine et la réaction militaire, politique, économique, idéologique, culturelle, des bourgeoisies du monde entier. De même qu’on ne peut comprendre comment les choses se sont passées en Russie sans saisir en permanence leur entrelacement avec les processus qui s’opéraient simultanément au plan international, au premier chef la situation d’isolement croissant et de « forteresse assiégée » à partir de 1923-24, on ne peut pas non plus comprendre la situation internationale de l’immédiat après-guerre sans mesurer combien Octobre 1917 a irradié bien au-delà des frontières russes. Nous revenons ici sur quelques dimensions de cette configuration particulièrement complexe au sortir d’Octobre 1917.
1/ « Une Russie nous suffit » : réaction de l’impérialisme et guerre civile
La victoire de la révolution d’octobre ne peut se comprendre hors du contexte de la guerre impérialiste dans laquelle se sont plongés les grands Etats en concurrence au plan mondial. Les douleurs de la guerre et de la mobilisation forcée d’un côté, les privations et la misère induits au plan social de l’autre, ont fait de l’aspiration à la paix le facteur majeur de la chute du tsarisme, expliquant notamment la fraternisation des soldats, paysans en uniforme, avec les ouvriers au cours des journées de février. Des différents slogans bolcheviques, c’est certainement celui de l’arrêt immédiat de la guerre, « sans annexions ni indemnités », qui fut le plus populaire, tout en distinguant radicalement les bolcheviks des autres courants se revendiquant du socialisme.
Le décret sur la paix constitue aussi la première conséquence au plan international de l’insurrection d’Octobre. Même s’il ampute le territoire russe de façon conséquente, le traité de paix séparée avec l’Allemagne, conclu à Brest-Litovsk au printemps 1918, reconfigure le champ de forces de la guerre, ce qui amène l’Entente à stigmatiser la jeune Russie révolutionnaire comme agent de la puissance allemande. « Les provocateurs et les réactionnaires se mirent à crier que les Bolcheviks étaient des agents allemands jusqu’à ce que le monde entier en fût convaincu », résume John Reed dans Dix jours qui ébranlèrent le monde.
Simultanément, nostalgiques du tsarisme, russes « blancs » revanchards et viscéralement anticommunistes, dirigés au plan militaire par d’anciens hauts gradés de l’armée impériale, commencent à s’organiser, notamment dans les régions où le gouvernement révolutionnaire n’exerce pas encore son pouvoir, par exemple dans le sud. Mais la guerre civile entre les armées blanches et l’armée rouge que la Russie traverse jusqu’en 1921, en conduisant pendant trois ans aux mesures du « communisme de guerre », est tout sauf une affaire interne. Les armées blanches sont soutenues par pas moins de 14 pays capitalistes, dont les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Italie ou encore la Grèce. La politique des principaux dirigeants de l’impérialisme est claire : il faut d’abord mater la révolution bolchevique à l’intérieur de ses propres frontières, la fracturer, renforcer ses opposants. Cela passe par un soutien à certaines aspirations à l’indépendance, non pas dans le sens du droit des peuples à l’autodétermination, mais en appuyant des bourgeoisies régionales pour que celles-ci, ensuite, se retournent contre le nouveau pouvoir.
Pour les dirigeants des puissances capitalistes, il s’agit là encore de se prémunir contre la contagion, d’éviter que le communisme ne se propage dans leurs propres pays, où la colère ouvrière comme la lassitude envers la guerre ont affaibli le patriotisme extorqué aux masses dans le cadre des « unions sacrées » et sont devenues un terreau explosif. Cette menace a été tout de suite perçue. Lloyd George, par exemple, est particulièrement lucide sur la possibilité que la contagion russe atteigne l’Angleterre. Il explique à ses homologues, notamment Wilson pour les Etats-Unis et Clemenceau pour la France, que pour « former une barrière contre le bolchevisme » il faut une « politique commune », ne transigeant pas avec le fait qu’« une Russie nous suffit ».
En 1919, évoquant le spectre d’un « soviet à Londres », il écrit dans un mémoire confidentiel : « L’Europe entière est pleine d’un esprit de révolution. Il existe un profond sentiment non seulement de mécontentement mais de colère et de révolte des travailleurs contre leurs conditions d’avant-guerre. L’ensemble de l’ordre social existant, dans ses aspects politiques, sociaux et économiques, est mis en question par les masses de la population d’un bout à l’autre de l’Europe ».1 Il affirme même que si l’Allemagne passait aux mains des révolutionnaires, toute l’Europe tomberait dans l’orbite des bolcheviks. L’obsession constante des révolutionnaires russes, la nécessité que la révolution s’étende hors des frontières de Russie, devient ainsi une potentialité très réelle aux yeux de leurs ennemis : le spectre est plus menaçant que jamais.
2/ Agitation et vague révolutionnaires en Europe
« Ou bien la Révolution russe soulèvera le tourbillon de la lutte en Occident, ou bien les capitalistes de tous les pays étoufferont notre révolution » (Léon Trotsky au 2e Congrès pan-russe des soviets, 26 octobre 1917, cité dans son Histoire de la révolution russe, chapitre 48, « Le congrès de la dictature soviétique »).
Dès le printemps 1917, l’Angleterre connaît un important un mouvement de grève. Fin 1918, les monarchies allemande et austro-hongroise tombent. Alors que la première révolution allemande vient de se produire, en mars 1919 une république soviétique est proclamée en Hongrie. Outre-Atlantique, les Etats-Unis font face à la fin de cette année à des grèves tendues dans les chemins de fer, les mines, la métallurgie. La France connaît au cours de 1920 son plus haut degré de conflictualité sociale et politique, tandis que l’Italie est marquée par un vaste et profond mouvement de grèves et d’occupations d’usines. La même année se déclenche en Tchécoslovaquie, en décembre, une grève générale. Début 1921, nouveau soulèvement ouvrier en Allemagne, alors qu’en Angleterre les mineurs entament leur grève historique…
Ces vagues de grèves excèdent largement les questions économiques et syndicales (temps de travail, salaires). Le fleurissement de conseils ouvriers, inspirés des soviets russes, en Hongrie, en Italie, en Allemagne montre que c’est bien la question du pouvoir qui est en jeu, et la possibilité d’une extension de la révolution, même si dans d’autres pays les luttes ouvrières sont moins intenses ou moins politiques. Evoquons brièvement seulement ces trois exemples majeurs.
L’Allemagne va vivre, de fin 1918 à 1923, une séquence politique particulièrement complexe, au sein de laquelle on peut distinguer trois épisodes révolutionnaires successifs.
L’empereur Guillaume II est renversé par la révolution allemande en 1918. La République est proclamée le 9 novembre et l’armistice signé le 11 novembre. Mais la révolution spartakiste qui s’ensuit, avec ses conseils d’ouvriers et de soldats qui occupent les usines et les sièges des journaux, en Bavière tout particulièrement, est réprimée dans le sang. La République de Weimar est proclamée à l’été 1919 à l’ombre des assassinats de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht par les corps francs diligentés par la social-démocratie allemande. Si l’on se remémore le mot de Lloyd George, on mesure mieux l’écrasante responsabilité des réformistes dans l’échec de la révolution européenne.
En 1920, le front unique rassemblant syndicats et partis de gauche et une grève générale de quatre jours, assortis de mobilisations massives dans tout le pays et notamment dans la Ruhr, font échouer le putsch de Kapp et entraînent une nouvelle poussée des masses, qui fait ressurgir le spectre. Mais le processus ne se concrétise pas.
Enfin, en 1923, l’« Octobre allemand », c’est-à-dire le projet d’insurrection et de prise de pouvoir dirigé par le KPD (Parti communiste d’Allemagne), échoue en raison des atermoiements de la direction du parti, qui finit par annuler au dernier moment l’offensive. Celle-ci n’est déclenchée qu’à Hambourg, où la décision n’est pas parvenue à temps aux dirigeants locaux. Les sinuosités et erreurs du KPD sont au cœur des débats de l’Internationale communiste, créée en 1919, à partir de son 3e congrès tenu en 1921.
En Hongrie, de mars à août 1919, socialistes et communistes instaurent pendant 133 jours une véritable république des conseils, directement inspirée de la Russie et de la première révolution allemande. Voulant exporter le processus à l’Autriche, ils manquent cependant de l’aide nécessaire de la Russie, qui est aux prises avec la guerre civile. Le gouvernement communiste dirigé par Bela Kun se retrouve isolé face aux pays limitrophes, notamment la Roumanie et la Serbie soutenues par la France et alliées aux nationalistes hongrois. Le nouveau régime tombe. Les impérialistes n’auront pas eu exactement la même ligne face à lui : Wilson et George, notamment, sont dans la forme plus modérés que Clemenceau, pour qui la guerre doit être totale contre les « complices de Lénine ». Mais c’est bien cette ligne-là qui prévaut.
Les deux « années rouges », le « Biennio Rosso » italien, qui fut le moment où Bordiga et Gramsci émergèrent comme deux figures majeures du mouvement révolutionnaire italien, sont en 1919 et 1920 le troisième moment crucial de la vague européenne. Grandes manifestations ouvrières, occupations d’usine, avant tout dans le nord, mais aussi mouvements paysans avec occupations des terres notamment dans la plaine du Pô, partis initialement d’une révolte contre la faim, dessinent la possibilité d’une prise du pouvoir en Italie. Une grève générale internationale lancée les 20-21 juillet 1919, en soutien aux prolétaires russes et hongrois, incarne la signification et les liens internationaux du processus. Les grandes villes ouvrières comme Milan ou Turin se couvrent en août de plusieurs centaines d’usines occupées, certaines passant sous relance ouvrière de la production, assorties de milices ouvrières.
Mais les grandes faiblesses stratégiques et l’attentisme du parti socialiste italien contribuent largement à l’essoufflement du processus, qui se referme courant 1920 avec l’évacuation des usines. La violence des affrontements et le spectre révolutionnaire persistant jouent un rôle majeur dans le renforcement des fascistes, qui arrivent au pouvoir peu après. De même, malgré le décalage dans le temps, qu’en Allemagne où Hitler accède au pouvoir en janvier 1933 (après l’échec de sa première tentative de putsch en 1923), en combinaison avec les effets du krach de 1929 et la dramatique politique de « troisième période » du KPD, impulsée par Staline contre les « sociaux-fascistes ».
Sans parler des autres pays, la France en particulier, les années 1930 en Europe ne sont compréhensibles qu’à l’aune des effets indirects de l’échec de cette vague révolutionnaire, consommée en 1923-1924. C’est l’heure du « reflux » de la poussée ouvrière et d’une restabilisation partielle du capitalisme, sur lesquels Trotsky reviendra en détail dans L’Internationale communiste après Lénine, contre la lecture « catastrophiste » erronée qui continue d’y prédominer à partir de 1924. La décomposition progressive des petites-bourgeoisies sous l’effet de la crise, les politiques menées consciemment par les grandes bourgeoisies, notamment afin de coopter les appareils réformistes, la politique du stalinisme qui désarme les prolétariats transformeront l’échec de cette vague révolutionnaire en une régression historique aux conséquences démultipliées.
3/ 1917 et la marche en avant de l’internationalisme prolétarien
« Pour le prolétariat international, la lutte contre l’impérialisme est en même temps la lutte pour le pouvoir politique dans l’Etat, l’épreuve de force décisive entre socialisme et capitalisme. Le but final du socialisme ne sera atteint par le prolétariat international que s’il fait front sur toute la ligne à l’impérialisme et s’il fait du mot d’ordre "guerre à la guerre" la règle de conduite de sa pratique politique, en y mettant toute son énergie et tout son courage (…) Dans ce but, la tâche essentielle du socialisme consiste aujourd’hui à rassembler le prolétariat de tous les pays en une force révolutionnaire vivante et à créer une puissante organisation internationale possédant une seule conception d’ensemble de ses intérêts et de ses tâches, et une tactique et une capacité d’action politique unifiées, de manière à faire du prolétariat le facteur décisif de la vie politique, rôle auquel l’histoire le destine » (Rosa Luxembourg, « La crise de la social-démocratie », « Thèses sur les tâches de la social-démocratie », 1915).
Dans le dernier tiers du 19e siècle, le mouvement ouvrier russe s’était forgé, après les premières générations des « populistes », grâce à une première appropriation du marxisme, avec les traductions du Capital et du Manifeste effectuées par Plékhanov. La social-démocratie allemande représente alors un modèle, et Kautsky sera longtemps la principale référence de Lénine. La genèse et le développement du POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de Russie) sont marqués par le souci d’ancrer le marxisme dans la situation nationale spécifiquement russe, sans jamais sacrifier à ce but l’internationalisme prolétarien.
A l’été 1914, le ralliement de la Deuxième Internationale aux politiques d’union sacrée (et au vote des crédits de guerre) des différentes bourgeoisies nationales mène Lénine, Rosa Luxembourg, Trotsky et d’autres, lors des conférences de Zimmerwald en 1915 et de Kienthal en 1916, à déclarer que celle-ci a fait faillite. Ils mettent alors en avant la nécessité d’un nouvel internationalisme révolutionnaire contre la boucherie nationaliste (Lénine défendant le « défaitisme révolutionnaire » et la nécessité de « transformer la guerre impérialiste en guerre civile »), se donnent comme perspective, aussi minoritaires soient-ils, de travailler à une nouvelle union de la classe ouvrière contre la guerre par-delà les frontières. Pendant et après la révolution de 1917, leur volonté d’œuvrer à l’extension de cette dernière au reste du monde, en commençant par les « maillons forts » du capitalisme mondial que représentaient alors les pays d’Europe occidentale, l’Allemagne, l’Angleterre, la France, est l’une de leurs obsessions majeures.
L’« Appel aux peuples du monde entier » du soviet de Petrograd (14 mars 1917) avait déjà exprimé la large conscience de l’enjeu mondial de la guerre, avec sa revendication d’une paix « sans annexions, ni indemnités et le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes ». Dans ses « Thèses » d’avril 1917, Lénine va plus loin et estime qu’il est déjà temps de « rénover l’Internationale », de « prendre l’initiative de la création d’une Internationale révolutionnaire, d’une Internationale contre les social-chauvins et contre le "centre" », dans les conditions concrètes de la toute nouvelle situation. La reconstruction de l’Internationale devient concrètement à l’ordre du jour.
La Russie étant le « maillon faible » de l’impérialisme, il s’agit maintenant qu’elle serve de façon organisée, stratégiquement planifiée, de point de départ de la révolution mondiale : qu’elle devienne le maillon fort des prolétariats d’Europe. Simultanément, les dirigeants bolcheviques sont conscients que l’action de ces derniers sera indispensable afin de pérenniser les premiers acquis russes. Cela conduit à la création, en mars 1919, de la Troisième Internationale. La formation de partis communistes prêts à jouer leur rôle d’organisation et de direction est pour cela cruciale. D’où, lors du 2e congrès de 1920, les « 21 conditions » visant à cadrer l’adhésion des partis existants à l’Internationale communiste.
Ces exigences conduisent à de nombreuses scissions, par exemple en Italie ou en France avec la fondation de la SFIC (« section française de l’internationale communiste », rupture majoritaire de la SFIO lors du congrès de Tours de cette même année), et induisent de ce fait nombre de recompositions politiques, mais aussi syndicales, dans différents pays. La nouvelle internationale poursuit son adresse aux peuples, en organisant notamment le « congrès des peuples d’Orient » à Bakou en 1920.
Mais la vague révolutionnaire en Europe retombe définitivement en 1924. En Russie, l’isolement et les stigmates de la guerre civile fournissent le terreau sur lequel la contre-révolution bureaucratique prospère, avec en particulier son incroyable justification doctrinale, le « socialisme dans un seul pays », au son duquel le drame stalinien scandera ses terreurs.
4/ Reprendre aujourd’hui ces débats
A l’heure où le centenaire de 1917 a réactivé le matraquage dans la presse bourgeoise des mythes tenaces sur le « coup d’Etat » de 1917, le « totalitarisme » de Lénine, le « fanatisme » des bolcheviks, la déconstruction de ces mythes autant que les débats sur la nature et l’histoire du stalinisme montrent toute leur importance. La réflexion sur la signification, les résonances et l’impact au plan international de 1917 sont un axe particulièrement important pour réaborder les questions d’orientation et de stratégie dans le cadre de l’impérialisme convulsif qui a réactivé, ces dernières années, la grande contradiction entre la structure internationale du capital et le système des Etats-nations.
De ce point de vue, les débats sur les conditions de la révolution en « Occident », le front unique et le gouvernement ouvrier, ouverts lors des 3e et 4e congrès de l’Internationale communiste et qui s’étaient poursuivis ensuite, notamment chez Trotsky et Gramsci, sont à relancer à l’aune de cette intrication de l’international et du national.2 Corrélativement, l’étude des formes contemporaines du « développement inégal et combiné » (sur lequel Trotsky avait fondé la théorie de la révolution permanente), des structures économiques, des formations sociales et des Etats doit également revenir au centre de nos études.3
Il ne nous appartient pas seulement de contribuer à hâter la liquidation de la croyance selon laquelle un autre monde ne serait pas possible et le spectre de la révolution ne pourrait pas revenir hanter les nuits des bourgeoisies d’aujourd’hui et de demain. Affronter l’impérialisme contemporain, comme les formes nationales de la domination bourgeoise et de la réaction, exige de repenser un programme et une stratégie de combat au niveau international. L’internationalisme à venir ne saurait être seulement celui d’une « solidarité » par-delà les frontières, bien que celle-ci soit vitale, mais aussi celui de la reconstruction d’un véritable « parti mondial de la révolution ». Si nous ne voulons pas qu’il reste de l’ordre du témoignage, notre centenaire de 1917 doit servir de nouveau point de départ en ce sens.
- 1. Cité par Pierre Broué dans son « Histoire de l’internationale communiste », 1919-1943 (Paris, Fayard, 1997, p. 97). Voir aussi Ernest Mandel, « Octobre 1917 : Coup d’Etat ou révolution sociale ? La légitimité de la révolution russe », chapitre 2 « L’enjeu international », Cahiers d’Etudes et de Recherches n°17/18, 1992.
- 2. Enormément de travaux ont été consacrés à Gramsci et son analyse, dans les « Cahiers de prison », de l"« Etat intégral » dans les pays à tradition démocratique et parlementaire, et face au fascisme et au bonapartisme ; à Poulantzas également, et nombre de théories contemporaines de l’Etat capitaliste, en particuliers concernant les tournants autoritaires dans les pays « démocratiques ». Mais bien peu sont revenus sur ceux de Trotsky, incroyablement caricaturé sur ce plan, sur les Etats d’« Occident », alors que l’existence même de ses ouvrages sur l’Allemagne, la France, l’Angleterre ou encore l’Espagne, suffit à imaginer qu’il s’est penché dessus en profondeur. Corrélativement, bien peu ont abordé les convergences, par-delà les divergences stratégiques sur la question de « l’hégémonie », qui existent sur ce point entre lui (qui était donc loin, comme Lénine d’ailleurs, de croire que le « modèle » de 1917 pouvait se transplanter mécaniquement dans les pays capitalistes avancés de tradition démocratique et parlementaire) et Gramsci. Pour un regard renouvelé sur leurs rapports, voir Juan Dal Maso, « El marxismo de Gramsci. Notas de lectura sobre los Cuadernos de la cárcel », CEIP, 2016 ; revoir également Antoine Artous et Daniel Bensaïd, « A l’Ouest, questions de stratégie », Critique communiste n° 65, 1987.
- 3. Sur cette actualité de la théorie du développement inégal et combiné, voir Neil Davidson, « We Cannot Escape History. States and Revolutions », Haymarket Books, 2015 ; ainsi que les débats croisés entre David Harvey et Ellen Meiksins Wood sur l’impérialisme et le « nouvel ordre impérial » à l’ère néolibérale, les transformations des Etats-nations et le rapport entre les structures économiques et les formes politiques ; et sur ce dernier point, Daniel Bensaïd, « Eloge de la politique profane », Paris, Albin Michel, 2008, chapitre 6 « Nouveaux espaces ».