De 1964 à 1967, les discriminations, la misère, les violences racistes et policières conduisirent à une suite d’explosions de colère de la population noire dans toute une série de ville des Etats-Unis.
« Ce fut précisément pendant ces années 1964-65, au cours desquelles le Congrès votait les lois sur les droits civiques, qu’eurent lieu de nombreuses émeutes à travers tout le pays : en Floride, après l’assassinat d’une femme noire et une menace d’attentat à la bombe contre un lycée noir ; à Cleveland, lorsqu’un prédicateur noir fut tué alors qu’il protestait pacifiquement contre la discrimination raciale dans la profession du bâtiment ; à New York, quand un jeune noir de quinze ans fut abattu au cours d’une altercation avec un policier en dehors de son service. Rochester, Jersey City, Chicago et Philadelphie connurent également des émeutes. »
La coïncidence relevée par Howard Zinn dans son « Histoire populaire des Etats-Unis » n’est pas fortuite. L’Etat fédéral, contraint par près de dix années de mobilisations du mouvement des droits civiques, s’était résolu à faire disparaître tout l’échafaudage des lois ségrégationnistes qui existaient dans le Sud. Mais partout, dans les grandes villes, et sans qu’il y eut de ségrégation officielle – c’était le cas dans le Nord –, le racisme et les exactions des racistes, les insultes, les brutalités de la police qui allaient parfois jusqu’à l’assassinat, étaient le lot quotidien de la population noire.
Racisme et question sociale
S’ajoutait à cette violence la misère qui sévissait dans les ghettos. Selon un rapport gouvernemental établi en 1967 après les émeutes, le rapport Kerner, 35 % des Afro-américains vivaient en-dessous du seuil de pauvreté. 44 % étaient logés dans des taudis infestés de rats. Le président Johnson avait mis en place un « programme contre la pauvreté » mais l’Etat ne voulait pas consacrer les quelques millions qui auraient suffi à rendre les logements salubres, alors qu’il dépensait des milliards pour la guerre au Vietnam. L’inégalité, l’infériorité de la situation faite aux Noirs était de la même façon exprimée par toutes les statistiques concernant les conditions de vie, la mortalité infantile, la santé, l’accès à l’éducation, le taux de délinquance…
Les Noirs ont eu beau conquérir des droits sur le papier, ils demeurent la fraction de la population la plus pauvre, exclue des progrès techniques, économiques, culturels. L’injustice sociale se confond avec la discrimination raciale.
En août 1965, le quartier de Watts à Los Angeles s’insurgea à la suite de l’arrestation de deux automobilistes noirs pour conduite en état d’ivresse : la répression fut terrible. 34 personnes perdirent la vie au cours de ces émeutes, il y eut un millier de blessés. En 1966 c’est d’abord Chicago qui fut touchée, puis Cleveland, Dayton, San Francisco, Atlanta et Omaha, l’année suivante Boston, Nashville, Cincinnati, Newark, Milwaukee et Detroit.
Entre 1964 et 1968, 257 villes des États-Unis furent touchées par 329 émeutes au cours desquelles plus de 50 000 personnes furent arrêtées, plus de 8 000 blessées et 220 tuées, la plupart des civils afro-américains. Furent employés dans la répression des armes lourdes, des voitures blindées, des hélicoptères.
En 1968, quand Martin Luther King fut assassiné, des centaines de villes se soulevèrent presque simultanément.
Les émeutes de Newark et Détroit
Un historien de l’université de Berkeley en Californie, Robert L. Allen, a fait un récit relativement détaillé du soulèvement de Newark, au mois de juillet 1967. Dans cette ville du New Jersey de 400 000 habitants, proche de New-York, les Noirs représentaient plus de 50% de la population, vivant le plus souvent dans des taudis dans un centre-ville déserté par la bourgeoisie blanche et les classes moyennes. Ils n’occupaient aucun poste de décision dans les institutions locales.
« Trois séries d’événements, indique R. L. Allen, allaient ouvrir la voie à la révolte : les brutalités policières, les développements de la bataille pour l’intégration scolaire et ceux de la politique du logement. »
En 1965, le CORE (Congrès pour l’égalité des races) avait organisé une manifestation contre les brutalités policières et revendiqué la mise en place d’un conseil civil pour contrôler la police. Le maire avait refusé mais dû admettre la présence dans la police d’un « petit groupe d’individus indisciplinés ». Ensuite, alors qu’un candidat noir s’était proposé pour remplacer le secrétaire du bureau de l’Education démissionnaire et que toute la communauté noire de la ville jugeait que sa nomination à ce poste allait de soi, le maire nomma un Blanc, moins diplômé. Enfin, une vive effervescence était causée par le projet d’implantation de l’école de médecine de l’Etat de New Jersey au centre de Newark, qui devait conduire à l’expulsion de centaines de familles noires.
C’est dans ce contexte que survint le soulèvement, à la suite de l’arrestation et du passage à tabac par la police d’un chauffeur de taxi noir, le 12 juillet 1967. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et une foule en colère se rassembla autour du poste de police. Une délégation de militants des droits civiques se fit admettre dans le poste de police, fit hospitaliser le chauffeur de taxi et à sa sortie tenta d’apaiser la foule. « Mais déjà, raconte R.L. Allen, la situation leur échappait. » Des jeunes lancèrent toutes sortes de projectiles sur le poste de police. La police, chargea et dispersa les manifestants. Il y eut quelques pillages, mais limités.
Le lendemain, un meeting réuni devant le poste de police en signe de protestation contre les brutalités policières fut dispersé par une charge de police avec des matraquages très violents et des insultes racistes. Cette répression fut suivie par un pillage généralisé auquel participèrent des milliers de personnes, sous l’œil bienveillant de milliers d’autres. En voici un témoignage rapporté par R.L. Allen dans son livre :
« Les gens votaient avec leurs pieds l’expropriation de biens auxquels ils estimaient avoir droit. Ils détruisaient les magasins aux contrats frauduleux de vente à crédit, aux téléviseurs médiocres vendus au prix des meilleurs appareils, aux balances truquées, à la viande et aux légumes de mauvaise qualité. Le cri général était : cela m’est dû. Mais il était superflu d’argumenter. Les gens qui, en temps habituel, respectaient la loi parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement se sentaient maintenant libres d’agir en fonction de la loi telle qu’elle aurait dû être selon eux.
« L’intéressement matériel était à la base de cette action de masse. Les magasins offraient aux gens le plus court chemin pour prendre ce qu’ils jugeaient être à eux. Les alcools étaient un de leurs objectifs prioritaires, et la décision du gouverneur de l’Etat de mettre la ville au régime sec, prise le vendredi matin, venait un peu tard. Mais l’alcool était bien loin d’être le seul objectif. Des garçons qui manquaient de vêtements en ramenèrent plus qu’ils n’en avaient jamais eu à eux. On transportait dans les logements des matelas pour remplacer ceux de mauvaise qualité ou hors d’usage achetés à crédit. On emportait dans des charrettes des téléviseurs, des ferrures, des tables, des chaises, des battes de base-ball, de la vaisselle et d’autres biens ménagers. Les gens marchaient, couraient avec leurs nouveaux biens, ou les poussaient. Sans doute y avait-il là des gangsters et des vagabonds noirs en liaison avec la pègre blanche, mais la grande majorité des gens s’emparaient seulement des objets dont ils avaient besoin pour eux. Et s’il y eut si peu de conflits pour savoir à qui revenait tel ou tel objet c’est que, pour une fois, il y avait assez pour tous. »1
Le 14 juillet au matin, deux jours après le début du soulèvement, 3000 gardes nationaux et 500 hommes de troupes de l’Etat, tous blancs, pénétraient dans la ville. « Sous prétexte de faire la chasse aux tireurs noirs cachés, précise Allen, les troupes ouvrirent le feu sur toute la population noire de Newark, indistinctement ; Hayden en témoigne […] La terreur blanche fit plus de 20 morts parmi les Noirs, dont 6 femmes et 2 enfants. Beaucoup furent tués alors qu’ils se trouvaient debout ou assis devant leurs maisons, ou dans le cours de leurs activités normales. Le corps d’un jeune Noir était criblé de 45 balles. »
A Detroit, l’émeute commença lorsque des policiers tentèrent d’arrêter les clients d’un bar organisant une fête pour le retour d’un vétéran du Vietnam. Voici ce qu’en dit Daniel Guérin qui en souligne la spécificité :
« Dans cette immense cité industrielle, les travailleurs de l’industrie la plus avancée, celle de l’automobile, Blancs et Noirs se côtoient ou s’entremêlent. Les relations interraciales y sont moins tendues, le niveau de vie du ghetto relativement plus élevé qu’ailleurs. Certains Noirs, en vertu de leur ancienneté à l’usine, ne gagnent pas moins de trois dollars de l’heure, possèdent maison, voiture, réfrigérateur et télévision. Et pourtant Detroit a été transformé en un champ de bataille. Toute l’activité du centre de la ville a été paralysée, vingt mille policiers et soldats ont participé à la répression, il y a eu quarante morts, mille blessés, plus de quatre mille arrestations, suivies d’odieuses brutalités policières, de gigantesques dégâts matériels, tout un quartier aux murs calcinés à reconstruire. La ‘’reprise’’ des marchandises y a revêtu une forme primitive de redistribution communautaire, effectuée dans la bonne humeur, la joie d’être libéré des frustrations accumulées. La colère de la foule ne s’est déchaînée que contre l’autorité représentée par les forces dites de l’ordre. Il y a eu peu d’incidents entre civils blancs et noirs. Au contraire, des centaines de Blancs ont participé, au coude à coude avec les Noirs, à la ‘’reprise’’ des marchandises et à la lutte contre les flics. Dix pour cent des personnes arrêtées ont été des Blancs. Parmi eux, il y avait des originaires du Sud. Ils n’ont pas pris position contre les Noirs. Ils n’ont pas fait mine de défendre le pouvoir blanc. »2
A Détroit, la répression fit 43 morts et 1189 blessés et il y eut 7200 arrestations. Une réaction des autorités à la mesure de la peur que suscitait l’éventualité d’une contagion aux travailleurs blancs.
Galia Trépère
- 1. Tom Hayden, « Rebellion in Newark, Official violence and ghetto response », Vintage Books, 1967, pages 29-30 et 32-33, cité par Robert L. Allen, « Histoire du mouvement noir aux Etats-Unis », petite collection Maspero, 1971, page 132.
- 2. Daniel Guérin, « De l’Oncle Tom aux Panthères », éditions 10/18, 1973, pages 245 et 246.