Printemps 1973 : au lendemain de la mobilisation massive de la jeunesse lycéenne contre la réforme Debré qui vise à limiter la possibilité pour les jeunes d’avoir un sursis avant leur départ au service militaire, la Ligue communiste (LC) est à son apogée. Il lui faut toutefois affronter la répression de l’État, menée par le sinistre Raymond Marcellin, mais aussi le renouveau de l’extrême droite, qui cherche à reprendre place dans le paysage politique français, en mettant le racisme à l’ordre du jour.
Discréditée par le régime de Pétain, l’extrême droite ne constitue alors en France qu’une force marginale. Si la création en octobre 1972 du Front national (FN), qui a vocation à donner autour de Jean-Marie Le Pen un visage présentable à l’extrême droite, constitue une inquiétante menace, elle n’a pas encore donné ses premiers fruits.
Écraser la peste brune
Aux élections législatives de mars 1973, le FN n’a ainsi pu présenter que 96 candidats qui n’ont obtenu en moyenne que 2,2 % des suffrages exprimés. L’extrême droite est en revanche bien installée dans la rue parisienne, en particulier par l’intermédiaire du groupe Ordre nouveau dont les commandos s’attaquent aux militantEs révolutionnaires, en particulier à Assas et Nanterre.
L’extrême droite met alors en place un aggiornamento historique dont les conséquences vont être majeures. Alors que dans les années 1960, l’extrême droite se construisait autour de l’anticommunisme, en appelant à la défense de l’Occident face à l’Orient bolchevik, elle est en train de comprendre tout le profit qu’elle peut tirer de la montée en épingle de la question de l’immigration. Mettant au second plan la dénonciation du bolchevisme, l’extrême droite se lance alors dans une campagne ouvertement raciste, centrée sur la dénonciation de « l’immigration sauvage », s’attachant à flatter les pires préjugés pour se créer un électorat.
Meeting à la Mutualité
En juin 1973, Ordre nouveau annonce qu’il organise pour le 21 juin un meeting à la Mutualité, consacré à la dénonciation de « l’immigration sauvage ». Après avoir demandé en vain au gouvernement d’interdire la tenue d’un meeting raciste, la gauche se contente d’une protestation morale, en appelant à la tenue le 20 juin d’une manifestation symbolique. Pour la Ligue communiste (LC) d’Alain Krivine et de Daniel Bensaïd, il fallait aller plus loin : le meeting raciste devait être interdit et si le gouvernement s’y refusait, la gauche révolutionnaire devait s’en charger. Le Bureau politique de la LC décide de mettre en place une contre-manifestation, dont le but est de prendre d’assaut la Mutualité pour disperser les fascistes.
En prenant une telle décision, la direction de la LC se montre fidèle à son orientation internationaliste. Comptant parmi ses membres fondateurs de nombreux militants d’origine juive, dont les familles avaient été décimées par le nazisme, la Ligue communiste a fait de l’antifascisme et de l’antiracisme sa marque de fabrique. Convaincue qu’il faut détruire dans l’œuf les idées racistes, sous peine de nourrir un nouveau regain du fascisme, la Ligue communiste estime, à juste titre, qu’il faut écraser la peste brune avant qu’elle ne devienne incontrôlable.
Une manifestation offensive mais maîtrisée
Pour organiser cette contre-manifestation, la LC ne peut compter que sur quelques rares renforts, LO, l’OCI et le PSU ayant refusé de participer à l’action, seulEs les maoïstes du PCMLF et la Gauche prolétarienne ainsi que les militantEs de Révolution ! — un groupe issu d’une scission de la LC — acceptent de rejoindre la manifestation. Rompu de longue date aux affrontements avec les fascistes et la police, le service d’ordre de la LC met en place d’importants moyens, afin de faire face aux habituelles arrestations préventives et aux moyens policiers que la préfecture de police de Paris a l’habitude de mobiliser.
Le 21 juin 1973, les groupes de manifestantEs, qui avaient été convoqués sur des rendez-vous secondaires, convergent vers la rue Monge et descendent vers la Mutualité. À leur grande surprise, les militantEs de la LC constatent que les services de police n’ont assuré qu’un dispositif léger, sans même procéder à des arrestations préventives. Très rapidement, la manifestation prend une très grande ampleur, réunissant environ 5 000 personnes, emmenées par un SO de plusieurs lignes de militantEs casqués, armés de manches de pioche et de barres de fer.
Les quelques lignes de police mises en place rue Monge ne peuvent résister aux 400 cocktails molotov préparés pour l’occasion et à la charge du service d’ordre de la LC, qui s’est attaché toutefois à assurer la sécurité des policiers, dont aucun n’a été sérieusement blessé. La manifestation n’a été bloquée que devant la Mutualité, où la police a garanti la protection des fascistes en noyant le quartier dans les gaz lacrymogènes. Le service de la LC profite de l’occasion pour prendre d’assaut le local d’Ordre nouveau, rue des Lombards, ce qui lui permet de mettre la main sur son fichier. Bien que les fascistes aient pu tenir leur meeting, le bilan de la soirée semble très positif : l’essentiel des objectifs ont été atteints, sans que nul ne déplore aucun blessé grave.
Le piège de Marcellin
Depuis 1968, le régime gaulliste avait placé au ministère de l’Intérieur le peu regretté Raymond Marcellin, un ancien serviteur de Vichy reconverti dans la défense de l’ordre bourgeois, afin de mener la lutte contre la subversion gauchiste. Marcellin considérait la Ligue communiste comme un péril majeur, en raison du grand rôle qu’elle avait tenu dans le mouvement contre la réforme Debré. Au soir du 21 juin, il peut se frotter les mains : alors que la presse diffuse généreusement les images de cars de police en feu et des manifestantEs casqués et armés défilant dans Paris, il a les éléments nécessaires pour prononcer une dissolution de la LC.
Le 22 juin à 6 heures, la police prend d’assaut le local que la Ligue communiste occupait à Paris, dans l’impasse Guéménée. Les militantEs présents sont placés en garde en vue et passés à tabac, tandis que Marcellin peut expliquer à la presse que la perquisition a permis de découvrir dans le local un fusil de chasse et deux fusils de plongée, preuve indubitable de la dangerosité de la subversion gauchiste. Responsable de la LC, Pierre Rousset est placé en détention, tandis qu’un mandat d’arrêt est émis contre Alain Krivine. Profitant des événements, Raymond Marcellin fait adopter le 28 juin en Conseil des ministres un décret de dissolution de la Ligue communiste.
Après avoir déjà connu au lendemain de mai 1968 une première dissolution, les militantEs de la Ligue communiste faisaient une nouvelle fois l’expérience de la répression d’État. Brutalement plongée dans la clandestinité, accablée par une virulente campagne orchestrée par le gouvernement, l’organisation se trouve en grande difficulté, même si elle a suffisamment d’expérience pour parvenir à maintenir dans la répression une organisation militante.
Une campagne de solidarité
La dissolution de la Ligue communiste a toutefois une conséquence inattendue : elle lui attire une reconnaissance et une sympathie remarquable. Les perquisitions et les arrestations qui frappent les militants de la LC choquent l’opinion publique, qui ne comprend pas que la répression s’abatte sur les antifascistes, alors que le gouvernement protège dans le même temps les meetings d’Ordre nouveau. Surtout, les manœuvres de Marcellin sont trop grossières pour passer inaperçues : le 30 juin, le Monde publie les témoignages convergents de policiers qui expliquent que le ministère de l’Intérieur a volontairement affaibli le dispositif policier, pour monter une provocation destinée à dissoudre la Ligue communiste.
Après avoir gardé tout d’abord un silence prudent, les grandes figures de la gauche française sont contraintes à faire part de leur étonnement devant la politique du gouvernement et n’ont d’autre choix que de manifester leur solidarité avec la Ligue communiste. Le 4 juillet, la direction du PCF doit ainsi à contre-cœur participer à un grand meeting de solidarité avec la LC au Cirque d’Hiver, au cours duquel Jacques Duclos prend la parole, non sans avoir exigé qu’aucun dirigeant de la Ligue communiste ne puisse intervenir à la tribune.
Avec une grande habileté, la direction de la LC organise l’arrestation médiatique d’Alain Krivine. Avec tambours et trompettes, Alain Krivine tient une conférence de presse aux côtés de François Mitterrand et d’Edmond Maire, le leader de la CFDT, avant que la police ne vienne l’arrêter. Si Krivine doit passer, après mai 68, un nouvel été en prison, l’enjeu en vaut la chandelle, puisque la Ligue communiste n’a jamais connu une telle notoriété et une si large sympathie.
Changement de période
Le large soutien de l’opinion publique permet à la LC de se remettre de sa dissolution, pour donner naissance en décembre 1974 à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Dans ce contexte, la manifestation du 21 juin 1973 suscite toutefois un débat stratégique, une partie des militantEs de l’organisation s’interrogeant sur le caractère substitutionniste d’une telle démonstration de force. Était-il raisonnable de s’engager dans ces opérations d’avant-garde, mobilisant quelques centaines ou quelques milliers de militantEs entraînés, au risque de l’isolement ? Ou fallait-il davantage participer au mouvement de masse et mener une politique de front unique, au risque de l’intégration dans le système ? Tel fut désormais le débat qui irrigua la nouvelle LCR.
Comme toujours, le contexte s’est chargé de trancher la question. Alors que la société capitaliste entre dans une nouvelle phase de crise et que les idées révolutionnaires se trouvent partout en reflux, la LCR se trouve contrainte à penser sa stratégie révolutionnaire sur un temps long, en utilisant la sympathie qu’elle a gagnée pour pénétrer de nouveaux milieux. Tandis que les anciens militantEs de la Ligue communiste entrent dans l’âge de la « lente impatience », la manifestation du 21 juin 1973 garde une place particulière dans la mémoire des militantEs de la LCR. Très régulièrement invoquée, elle constitue le garant de son antifascisme et de son antiracisme originel, tout en étant de plus en plus perçue comme le fétiche d’une période désormais refermée.
Laurent Ripart