Nous voulions « Tout, et tout de suite »... Comme nous avions raison ! La tornade de ce joli mois de mai était passée par là, les insurgés et les millions de grévistes ne pouvaient se contenter des miettes que voudraient bien leur concéder le gouvernement et le patronat, nous voulions toute la boulangerie !
La reprise du travail et le retour « à la normale » étaient vécus comme un cauchemar, voire une humiliation. Dans beaucoup de boîtes, la grève générale avec occupation avait été votée sans même rédiger un cahier de revendications. Les bureaucraties syndicales, haïes du mouvement et contestées par la base, pressées d’en finir avec une insurrection qui les dépassait, saisirent donc la perche que leur tendaient pouvoir et patronat pour siffler prématurément la fin du match.
Le 27 mai, alors que la grève générale paralysait tout le pays, les accords de Grenelle étaient signés. La colère ouvrière était à son comble, et Georges Séguy lui-même sifflé dans son fief à Renault Billancourt. De partout montaient des voix hurlant à la trahison : « Ils ont bradé la grève générale pour un plat de lentilles »...
« Un plat de lentilles » ?
Un demi-siècle est passé et Mai 68 est entré dans l’histoire (avec un grand H). Un temps peut-être nécessaire non pas pour atténuer notre colère qui reste intacte, mais pour prendre la mesure de ce que peut obtenir la classe ouvrière lorsqu’elle est à l’offensive. Car le « plat de lentilles » était finalement très consistant :
Le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti, devenu SMIC) était augmenté de 35 %, et les salaires de 10 %.
La réduction du temps de travail pour arriver à une moyenne annuelle de 47 semaines de 40 heures.
Le droit syndical à l’intérieur de l’entreprise était reconnu : protection des délégués, collecte des cotisations syndicales, liberté d’affichage et mise en place de panneaux syndicaux, mise à disposition de locaux syndicaux, droit de réunion dans l’entreprise, en dehors du temps de travail.
Une avance de 50 % sur les salaires pour compenser les pertes dues à la grève (dans beaucoup d’entreprises, le rapport de forces était tel que les retenues sur avance ne furent pas effectuées).
L’explosion féministe
Mais réduire Mai 68 à de simples acquis de la classe ouvrière serait bien réducteur. Un puissant mouvement de remise en cause d’une société corsetée par le gaullisme allait pendant une décennie en bouleverser tous les codes. Ordre moral, patriarcat, consumérisme, liberté d’expression, remise en cause de la politique institutionnelle, des tomes ont été écrits sur ces sujets. Alors n’en retenons qu’un, central, celui de l’explosion du mouvement de libération des femmes.
Mai 68 ne fut pas féministe... Loin s’en faut. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les photos de manifestations de l’époque, notamment celles de services d’ordre pour le moins virilistes... Certaines lectrices, en particulier les jeunes, pourront, à juste titre penser que ça n’a pas beaucoup changé et que tout reste à faire. Pourtant, Mai 68 allait sonner l’irruption du Mouvement de libération des femmes (MLF), du droit des femmes à disposer de leur corps, du droit de décider d’avoir ou non des gosses, avec qui elles voulaient et quand elles le voudraient. La bataille allait être rude : le MLAC (Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception), et les groupes femmes en lutte, en dépit de la répression, menèrent un combat exemplaire jusqu’à l’adoption de la loi Veil qui légalisera le droit à l’avortement et à la contraception en janvier 1975.
« Oser lutter, oser vaincre ! » Face à la montée des idées réactionnaire et d’une loi qui veut remettre en cause tous nos acquis, ce slogan de Mai reste plus que jamais d’actualité.
Alain Pojolat