Pierre B., 20 ans, étudiant à Paris.
En 1968, j’étais l’étudiant sage, travailleur, je suivais les cours, je préparais les examens, etc. Le lundi 6 mai, je croise une manifestation rue des Écoles, et là j’apprends que nos camarades, les représentants étudiants ont été arrêtés, et que les flics sont entrés dans la Sorbonne. Et là, comme beaucoup d’autres, je ressens un sentiment d’injustice, je me dis qu’on ne peut pas laisser faire ça, et donc j’ai participé aux manifestations qui ont eu lieu, tous les jours, le mardi, le mercredi, le jeudi.
Le jour qui m’a vraiment marqué, mon plus grand souvenir, c’est le vendredi 10 mai. Comme le gouvernement ne cédait pas, les représentants étudiants ont décidé qu’on allait occuper la rue, encercler la Sorbonne. Ça me paraissait normal, une bonne chose à faire. J’ai donc passé une partie de la journée, de la soirée, au Quartier latin. On occupait, les choses n’avançaient pas, et peu à peu des pavés ont commencé à être détachés de la rue, et je me suis mis naturellement à faire la chaîne pour transporter les pavés et pour construire les barricades.
Première leçon que je tire de ce jour-là : des choses que je n’aurais pas imaginées quelques jours avant se produisent, et cela se passe naturellement. Ce qui paraissait invraisemblable peu de temps avant devient d’un seul coup naturel, une réponse normale, le tout dans une atmosphère de camaraderie, de fraternité… Et avec le soutien de la population dans les immeubles qui, comme il y avait beaucoup de gaz lacrymogène, jetait des draps, de l’eau, pour que les étudiants puissent se protéger. C’était quelque chose de très fort. Et même si je ne m’en rendais pas forcément compte sur le moment, cela montre qu’il y a des moments où les choses basculent.
Les choses se sont prolongées pendant la nuit, la police est intervenue. Et pour la première fois, je découvre cette violence de la police. C’était la première fois que je voyais la police qui intervenait, qui envoyait des grenades lacrymogènes, mais aussi des grenades explosives, offensives, etc., sur des gens qui demandaient simplement qu’on libère leurs camarades. Car c’était bien ça notre mot d’ordre : « Libérez nos camarades ! » La répression a été violente, et s’est poursuivie longtemps, puisqu’ils pourchassaient les gens qui s’étaient réfugiés dans des appartements, etc. J’y ai échappé en allant me réfugier dans une chambre de l’École normale supérieure jusqu’à l’après-midi.
C’est le deuxième basculement pour moi : je n’ai plus jamais eu le même rapport avec la police, j’ai été marqué sur ce qu’est la police, ce qu’est l’État.