Par Daniel Tanuro, publié par Inprecor.fr. Bruxelles, le 3 juillet 2015. « La politique est une activité concrète qui se mesure à son résultat pratique » : cette phrase, j’ai entendu François la dire il y a très longtemps. Il s’adressait à un jeune camarade, mi-marxiste, mi-anarchiste, dont le discours était truffé de tournures savantes empruntées à des philosophes ou à des sociologues à la mode.
D’apparence anodine, cette petite phrase résume la conception que François avait de l’activité politique. À l’instar d’un artisan, François pensait la politique comme un travail, comme une production à réaliser conformément à un plan qu’il corrigeait au contact de la réalité.
Ce n’est évidemment pas de n’importe quelle politique que parlait François, mais de politique révolutionnaire, basée sur la critique radicale du capitalisme et de la société bourgeoise – la critique initiée génialement par Marx et approfondie par d’autres auteurs, notamment par Ernest Mandel.
Produire de la conscience
François avait une grande admiration pour Ernest, et celui-ci le considérait comme son fils spirituel. Tous deux étaient anversois, et fiers de l’être, mais ceci ne suffit évidemment pas à expliquer cela. François appréciait la façon qu’avait Ernest d’expliquer des choses compliquées simplement mais sans simplisme, de façon pédagogique mais sans condescendance ni paternalisme. Et Ernest voyait en François la preuve de sa capacité d’amener un enfant de la classe ouvrière à maîtriser les concepts les plus sophistiqués du marxisme.
Si François appréciait cette capacité d’Ernest, c’est précisément parce que la politique était pour lui une activité concrète. Une activité dont le principal résultat mesurable devait forcément être l’élévation du niveau de conscience de l’avant-garde de la classe ouvrière, sujet de la transformation du monde.
Produire de la conscience de classe révolutionnaire, tel est donc le travail auquel François s’attelait tous les jours. Il se levait tôt le matin, n’arrivait pas toujours tôt au siège de la section, mais se mettait toujours tôt à l’ouvrage, en commençant par la lecture des journaux : De Standaard, le Soir, la Libre, le Monde, puis plus tard le Financial Times, le Corriere della Serra… François était méthodique et accumulait ses coupures de presse dans d’innombrables fardes thématiques.
Premiers pas
Ce travail, François avait commencé à s’y atteler dès les années 1963-64, à l’université de Gand. Freddy De Pauw, qui présidait les étudiants communistes, venait d’être exclu du PC pour trotskisme, au terme d’un procès politique digne des heures les plus noires du stalinisme. François avait vingt ans et cherchait déjà sa voie. Il le contacta. Ensemble avec Tony Van Den Heurk, Guido Totté, Jan Calewaert et quelques autres, ils fondèrent le MRS (Marxistische Revolutionaire Studenten), qui devint plus tard le MRB (Marxistische Revolutionaire Beweging).
Toute une génération s’est formée dans ce creuset : Paul Verbraeken, Eric Corijn, Jo De Leeuw, Jan Van Kerkhoven, d’autres encore… Le groupe exerçait une influence prépondérante chez les étudiants socialistes flamands (SVSB), dans la SJW (Socialistische Jonge Wacht – la JGS) et les ABVV studenten, distribuait des tracts aux ACEC et dans la chimie, notamment. Il se réunissait toutes les semaines et Freddy se souvient d’une période où chaque membre à son tour présentait un chapitre du Traité d’économie marxiste (de Mandel). Plus tard un deuxième noyau fut fondé à Anvers, avec Frank Maerten et Fons Van Cleempoel, notamment.
François était la figure centrale, l’intellectuel. Il dévorait les livres comme il les dévora toute sa vie, en particulier les ouvrages historiques. « L’histoire est notre livre », disait-il souvent. Il avait faite sienne la citation de Gramsci : « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va ». Mais son intérêt n’était pas que théorique : c’est la stratégie qui l’intéressait.
Un homme attachant
François n’était pas le plus activiste sur le terrain, et ne le fut jamais. Il y a toujours eu chez lui une sorte de timidité étrange, comme une peur de l’extérieur venant de très loin. Pour la conjurer, il se réfugiait au milieu de ses livres. Ce trait de sa personnalité contrastait fortement avec son audace. Audace à affronter sans complexe ses professeurs, comme Jaap Kruithof, dès sa première année à l’université ; audace plus tard à polémiquer publiquement avec le secrétaire général de la FGTB, à travers une brochure « Réponse à Debunne », écrite en une nuit ; audace, plus tard encore, à prendre des contacts dans toute l’Europe, avec Tony Benn, Fausto Bertinotti et bien d’autres, dans le cadre de la Gauche anticapitaliste européenne.
Se mettre en avant n’était pas et ne fut jamais la motivation de François. Ses compétences et ses vastes connaissances, il les mettait entièrement au service de l’orientation et de l’organisation interne du groupe, avec la conviction que « l’outil parti » était indispensable à l’émancipation de la classe ouvrière, et par conséquent de la société tout entière. Il les mettait en priorité au service des militants ouvriers. C’est lui qui, couchant sur le papier la pensée de notre camarade André Henry, écrivit le fameux « Manifeste des travailleurs de Glaverbel-Gilly », adopté par les grévistes comme base de leur combat historique de 1975.
François était un dirigeant parce qu’il était reconnu comme tel. Très modeste, enjoué, farceur, aimant la vie, les femmes, l’amour et les Beatles, petit mais sportif et bien bâti (il avait hésité brièvement entre la révolution et la division 1 de football…), François était séduisant et ses proches savaient sa tendresse. Les personnes présentes n’oublieront pas de sitôt son numéro désopilant de drôlerie et débordant de gentillesse lors du soixantième anniversaire de Denis Horman, en 2002. Cependant, il polémiquait durement à l’interne, était intransigeant sur l‘éthique révolutionnaire et raillait férocement celles et ceux qui cherchent les titres, les honneurs et la notoriété. Il maintint ce cap toute sa vie, mais devint moins tranchant et très chaleureux avec l’âge et l’expérience.
Transformer le monde
Le père de François était docker et footballeur. Il est tentant de chercher dans cette paternité l’explication de la conception éminemment pratique que François avait de la politique. Marx affirmait que le capitalisme inculque au prolétariat la discipline indispensable à la lutte. Mais cette explication est-elle satisfaisante ? Il est permis d’en douter. François avait une intelligence hors du commun et, s’il est devenu très tôt un dirigeant politique hors pair, c’est autant à sa connaissance affûtée du marxisme qu’à son origine sociale qu’il le doit.
L’attitude de François face à la philosophie est révélatrice à cet égard. Dans un débat sur « Réinventer l’espoir », le petit ouvrage que nous avons signé ensemble juste après la chute du Mur, il expliqua qu’il s’en méfiait comme d’un dérivatif. Pas qu’il méprisât les grandes questions philosophiques, mais il estimait qu’elles ne trouveraient leur solution qu’à travers la lutte contre l’aliénation, la chosification et le fétichisme de la marchandise. Tout se ramène donc à la lutte de classe, à la politique révolutionnaire. C’est pourquoi la onzième thèse de Marx sur Feuerbach résume bien l’engagement pratique de notre camarade : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer ».
Adhésion à la IVe Internationale
François avait été repéré par le petit noyau de la Quatrième Internationale en Belgique, dont les membres pratiquaient « l’entrisme » dans la social-démocratie à travers les journaux Links et la Gauche et une forte présence dans la Jeune Garde socialiste. Un premier contact de Guy Desolre avec François n’avait rien donné – Desolre était « trop intellectuel » et, circonstance aggravante, il ne connaissait rien au football ! C’est Émile Van Ceulen, ouvrier relieur de son état, qui convainquit François : leurs approches étaient similaires. Dès lors, les membres les plus actifs du MRB adhérèrent à la Quatrième Internationale et François déploya son activité dans un cadre plus large.
En 1964, les trotskistes furent exclus du PSB. C’était le congrès de l’incompatibilité. En Flandres, ils fondèrent le SBV (Socialistische Beweging Vlaanderen) qui déposa des listes aux élections de 1965. Le biologiste Filip Polk était candidat à Gand ; à Anvers, la liste était conduite par Camille Huysmans, une figure historique du mouvement ouvrier. François ne voulut pas être candidat : toujours cette sorte de timidité.
Autour de Mai 68
Denis Horman se souvient de François sillonnant le pays pour la JGS, en 1967-68. Il fallait gagner l’avant-garde syndicale au marxisme révolutionnaire. On le vit notamment à la Maison ouvrière de Quaregnon, donner des formations à un groupe de jeunes travailleurs et étudiants d’écoles techniques – dont notre camarade Willy Goval, qui devint plus tard délégué syndical chez Verlipack à Ghlin et conseiller communal à Quaregon. Grâce à Brassens, François parlait fort bien le français, mais il ne se débarrassa jamais de son accent anversois.
François excellait dans le domaine de la formation, qu’il concevait à partir de la formule de Karl Radek : « Il faut ouvrir aux membres le laboratoire de la pensée politique ». Il se dévouait à cette tâche avec un soin infini, en préparant soigneusement ses dossiers. Nombre d’entre nous se souviennent de ses cours sur la révolution allemande, ou sur le « plan De Man », par exemple.
Dès la seconde moitié des années soixante, François se profila comme un jeune cadre de premier plan au niveau international également, en particulier à travers des contacts privilégiés avec les JCR de France. Il joua un rôle actif dans la mobilisation pour la manifestation européenne contre la guerre du Vietnam, en février 1968 à Berlin, puis dans l’organisation du congrès pour l'Europe rouge à Bruxelles en novembre 1970, et conduisit les Belges à la grande manifestation pour l'anniversaire de la Commune, en mai 1971 à Paris.
François et ses camarades étaient comme des poissons dans l’eau dans ce climat « soixante-huitard ». Cependant, le mouvement étudiant pour « Leuven Vlaams », qui culmina en 1968, prit le SBV au dépourvu. Il n’était pas présent sur Leuven. La plupart de ses membres, issus de milieux socialistes, communistes et libres penseurs, eurent tendance à regarder de haut cette agitation conduite par des étudiants sortis tout droit du pilier catholique, tels Paul Goosens ou Ludo Martens. Ce fut une grosse erreur, dont nous subissons encore les conséquences aujourd’hui. En effet, cette génération d’étudiants catholiques, en se radicalisant, ne trouva rien de mieux que le lavage de cerveau à l’aide du Petit livre rouge de Mao Zedong. On connaît la suite.
Fondation de la LRT et « meurtre du père »
En 1970, la fusion de la Jeune Garde socialiste, du Parti Wallon des travailleurs, du SVB et de l’Union de la gauche socialiste (Bruxelles) donna naissance à la LRT, dont François fut immédiatement la figure dirigeante. Ce fut l’époque des grèves « sauvages » (grève des mineurs du Limbourg, grève de Caterpillar-Gosselies et d’autres), des campagnes de solidarité avec la révolution indochinoise, des actions contre la Grèce des colonels et la dictature franquiste agonisante. François gagnait en épaisseur comme dirigeant.
Vers la fin des années 1970, sa conception pratique de la politique amena François à poser un regard de plus en plus critique sur son maître à penser Ernest Mandel, et même sur le « maître du maître », Léon Trotski. Ce fut un processus douloureux, une sorte de meurtre du père. Petit à petit, il arriva à la conclusion qu’Ernest ne donnait pas de réponse convaincante au problème de la construction de l’organisation. En gros, selon François, Ernest renvoyait la solution à la crise pré-révolutionnaire, à la faveur de laquelle une petite organisation pourrait grossir très rapidement.
François devint plus critique aussi vis-à-vis de Trotski, dont le style flamboyant dissimulait trop souvent, selon lui, une difficulté à produire des réponses concrètes, portées par un collectif. Dans ce domaine, Lénine était supérieur. Par la suite, François accumula les matériaux pour un livre sur Lénine, qu’il n’eut jamais l’occasion d’écrire.
Une réunion des bureaux politiques des sections européennes, à Toulouse, au début des années 80, accéléra cette réflexion de notre camarade. Au cours de cette réunion, Mandel se vit reprocher ses pronostics erronés sur « la montée révolutionnaire combinée dans les pays d’Europe du Sud », les « batailles décisives dans les 4 à 5 années à venir », et les conséquences de ces pronostics sur les organisations. François en revint renforcé dans sa conviction qu’il y avait chez Ernest une vision « semi-gauchiste » et « semi-spontanéiste » de la politique. Selon lui, cette vision imprégnait profondément notre courant et l’empêchait de se lier plus étroitement à l’avant-garde ouvrière dans les syndicats.
Construire autour de la ligne politique
François se mit alors en quête d’une réponse à la question « Comment construire une organisation révolutionnaire dans une période non révolutionnaire ? » Il produisit un texte intitulé « Cinq thèses pour la transformation du parti », d’où émergea l’idée qu’il fallait construire l’organisation autour de sa ligne politique. François définissait celle-ci comme « le programme tel qu’il apparaît dans une conjoncture sociale donnée » – autrement dit l’ensemble des réponses aux problèmes de l’heure, cohérentes avec notre perspective anticapitaliste. Le centre de gravité était ainsi déplacé du programme maximum vers l’alternative anticapitaliste, de la propagande vers l’agitation, de « l’avant-garde large à caractère de masse » – quelque peu mythifiée – vers la gauche réellement existante au sein des mouvements sociaux concrets, en particulier des syndicats.
« Construire autour de la ligne politique » signifiait se demander dans chaque situation concrète : qu’en pensons-nous ? qu’en disons-nous ? que faisons-nous, comment nous organisons-nous collectivement pour cela, quel bilan tirons-nous à chaque étape ? Cette approche démocratisait radicalement le fonctionnement interne, et c’était un objectif conscient de François. Elle rendait les débats accessibles à toutes et tous, mettait fin aux étalages d’érudition, invitait les intellectuels à mettre leur savoir au service du collectif, et pas l’inverse.
Faire de la politique dans les syndicats… sans ouvriérisme
Pour François, il s’agissait d’appliquer cette méthode en particulier à la conquête d’une influence au sein des syndicats. Selon lui, en effet, la construction dans notre pays d’une organisation révolutionnaire se jouerait de manière décisive sur ce terrain-là. Ses analyses fines de notre mouvement syndical, de la crise du « syndicalisme pur », du « réformisme oppositionnel de la FGTB », de la dialectique interne aux organisations débouchaient sur la conclusion qu’il fallait « introduire au sein du mouvement syndical le débat politique, c’est-à-dire la question du programme et du prolongement politique ».
Cette vision stratégique est toujours la nôtre et elle n’est pas sans avoir influencé la position remarquable prise en 2012 par la FGTB de Charleroi. François n’a pas été en mesure d’en débattre, mais il l’a appris et son regard étincelait d’enthousiasme au récit qui lui était fait des prises de position de Daniel Piron et de ses camarades. À travers celles-ci, c’est peu dire que la pensée de notre ami vit encore. Elle nous parle et nous encourage à avoir confiance dans notre propre programme.
François n’était pas pour autant ouvriériste, bien au contraire. Un des principaux terrains d’application de sa conception sur la construction fut la gigantesque mobilisation de masse contre l’installation des missiles de l’OTAN, entre 1980 et 1987. Sous son impulsion, la section, tout en construisant le mouvement de la paix sur des bases unitaires, se profila sur une ligne autonome de désarmement unilatéral, liée à la lutte contre le chômage (par le slogan intraduisible « Weg die bommen, werk verdomme » – littéralement : dehors ces bombes, de l’emploi nom de Dieu).
François ne se serait jamais défini comme féministe – il était pour cela trop conscient de l’oppression patriarcale et des remises en cause qu’elle implique dans le comportement des hommes. Mais il était résolument solidaire du combat des femmes, qu’il considérait comme partie intégrante de la lutte anticapitaliste. Il appuyait le principe du mouvement autonome des femmes et l’auto-organisation des femmes dans la section. Il contribua de façon déterminante à faire en sorte que la direction de la section discute en détail des enjeux du mouvement pour la dépénalisation de l’avortement, puis du mouvement « Femmes contre la crise ».
Il était ouvert et attentif aussi à la question écologique. Des camarades autrichiens avaient participé activement à la campagne pour un référendum qui avait abouti à l’interdiction du nucléaire dans ce pays, en 1978. François prit l’initiative de les inviter en Belgique. Dix ans plus tard, il proposait que nous lancions une association Chico Mendes, du nom du seringuero écosocialiste brésilien qui avait été assassiné parce qu’il protégeait la forêt amazonienne contre les propriétaires terriens. Ce projet ne se concrétisa pas.
De l’Institut d’Amsterdam à la GACE
Je serai plus rapide sur l’investissement de François dans la IVeInternationale, dont d’autres camarades ont parlé. À partir de 1981 et pendant quatre années, François participa à mi-temps au lancement de l’Institut international de recherche et d’éducation, à Amsterdam. Ce fut une période exaltante pour lui sur le plan intellectuel, car elle lui permit d’approfondir sa connaissance des révolutions, surtout de la révolution russe. Une période très éprouvante aussi, car l’institut accueillait les stagiaires pour des sessions de trois mois, d’une part, et que François revenait tous les mercredis soirs en Belgique pour participer aux réunions de direction de la section, d’autre part. Après les réunions, au Falstaff ou ailleurs, il nous contait avec enthousiasme la richesse de sa collaboration avec Pierre Rousset, leur découverte des travaux de Shanin, par exemple.
Dix années plus tard, la vie militante de François prit un autre tournant. En 1991, Ernest Mandel le convainquit en effet de devenir permanent au service du Bureau exécutif de la Quatrième Internationale, avec pour tâche de coordonner l’intervention des sections européennes.
Ce fut la dernière période de grande activité de notre camarade. Une décennie durant, il jeta toutes ses forces et son intelligence dans l’analyse du « proto-État despotique européen » et la construction de la Gauche anticapitaliste européenne (GACE). Voyageant constamment d’un bout à l’autre du continent, il nouait des liens entre le Parti de la Refondation communiste, le Scotish Socialist Party, l’Alliance rouge-verte du Danemark, le Bloc de Gauche portugais, le groupe suisse solidaritéS, la LCR française, notamment. Ses lectures incessantes alimentaient des articles de fond pour Inprecor, la revue réalisée par son camarade Janek Malewski.
En 2005, François prit l’initiative d’un colloque en hommage à celui qui restait malgré tout son père spirituel, Ernest Mandel, dix ans après la mort de celui-ci. C’est là, pour la première fois, devant deux cents personnes, que beaucoup de camarades ont été confrontés de plein fouet aux effets de la terrible maladie qui le rongeait et qui a fini par l’emporter.
Notre ami Jean Batou, membre du groupe suisse solidaritéS, se souvient de la période de la Gauche anticapitaliste européenne. Ce qu’il dit de François servira de conclusion à cet hommage : « Nous avons gardé de lui le souvenir d’un infatigable combattant pour la cause de l’émancipation humaine. Il était doté d’un esprit vif, imaginatif, généreux, dépourvu de toute arrogance et de tout sectarisme, qui l’avait amené à travailler à la convergence des anticapitalistes pour peser sur la recomposition d’une gauche de gauche en Europe, dès le début du nouveau millénaire. Il restera pour nous un magnifique exemple de confiance dans nos valeurs et dans notre programme. »
François et moi
Lorsque j’étais jeune militant, François était pour moi un modèle et j’ai bêtement copié une série de ses habitudes. J’ai adopté ces petits agendas – tellement minuscules qu’on ne peut rien y écrire – et ces excellents carnets de note entoilés – que j’utilise toujours et sur la couverture desquels je continue à inscrire mes initiales, au-dessus à droite, comme François le faisait. J’ai ainsi gardé de François quelques petites manies qui me le rappellent au quotidien.
Pourtant, François n’était pas mon ami à cette époque. Je le trouvais trop tranchant, trop polémique. Il l’était. Je l’étais aussi, et nous l’étions presque tous, mais c’est une autre histoire et ce n’est pas une excuse.
Nous ne sommes devenus amis, amis intimes, qu’une vingtaine d’années plus tard. Comme nous avions toujours été attirés l’un par l’autre, nous avons plaisanté sur le fait que nous n’avions jamais fait notre « coming out » – mais nous ne l’avons pas fait.
Seule la vérité est révolutionnaire et seul le tout est vrai. Je crois donc nécessaire de dire ici que c’est une désillusion partagée qui nous a rapprochés.
Je ne parle pas de la petite désillusion dont les effets s’évaporent plus ou moins rapidement avec le temps. Pas non plus de la désillusion totale, qui vous fait brûler ce que vous avez adoré et adorer ce que vous avez brûlé. Cette désillusion-là, une fois que la veste est retournée, elle n’est pas douloureuse, elle semble même plutôt confortable.
Je parle de la désillusion qui fait mal parce que vous savez qu’elle ne vous quittera pas et qu’il faudra vivre avec. La désillusion/désenchantement qui est, en fait, une prise de conscience de l’évidence : ce que nous méprisons dans la société bourgeoise, dans la politique bourgeoise – les petites lâchetés, les petits calculs, l’ambition personnelle, le copinage, le mensonge – existent aussi là où on les attend le moins et peuvent même s’y imposer.
C’est en effet une évidence, surtout pour des « trotskistes ». Mais il est des évidences qui ne prennent toute leur densité qu’à la faveur de l’expérience vécue.
François et moi avons vécu une expérience de ce genre dans la deuxième moitié des années 1990, et François en a vécu une autre au début des années 2000. Ce choc fut assez rapidement masqué par la maladie, mais les proches de François savent que ce fut pour lui une épreuve absolument majeure, un ébranlement tout à fait fondamental.
Pourtant, tout ébranlé qu’il fut, François ne songea jamais à la démission. Au contraire, c’est lui qui me retint. Il me cita Trotski – « right or wrong, my party » – et me convainquit du fait qu’il n’y a d’autre choix que de continuer la lutte, qu’il n’y a tout simplement pas d’alternative.
Il n’y avait pas d’alternative en tout cas pour François. Tout jeune, il avait croisé la route d’une belle personne qu’on appelle « Révolution permanente » et, comme chante le poète, il avait décidé de la suivre jusqu’au bout. Jusqu’au bout. ■
* Daniel Tanuro, ingénieur agronome et écologiste marxiste, est membre de la direction de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR-SAP, section belge de la IVe Internationale). Outre de nombreux articles, il est l’auteur de l’Impossible Capitalisme vert (la Découverte, Paris 2010). Nous reproduisons ici le discours qu’il a prononcé lors de l’hommage à François Vercamment le 3 juillet 2015, à Bruxelles.