Publié le Mardi 27 février 2018 à 10h19.

La Catalogne et la « transition démocratique »

Il était une fois un méchant dictateur qui opprima son peuple pendant près de quatre décennies ; qu’il ait dû cette longévité à la tolérance puis au soutien des « grandes puissances » est une autre question, on imagine qu’elles se bouchaient les narines en attendant que le Ciel rappelle à lui le Caudillo sanglant. Enfin il mourut et l’Espagne retrouva la liberté…

…grâce au successeur que Franco avait lui-même désigné, le petit fils d’Alphonse XXIII, l’encore jeune roi Juan Carlos, qui avait habilement dissimulé depuis son enfance ses convictions démocratiques. Les mêmes grandes puissances applaudirent alors le retour de l’Espagne dans le club des nations civilisées !

Cette vision unilatérale, portée par les acteurs de la « transition démocratique », y compris et surtout à gauche, a encore cours ; à se demander pourquoi une majorité d’habitants de la Catalogne aspirent à quitter un si beau navire.

 

L’héritage du franquisme

Comme indiqué dans un précédent article1, la Catalogne avait particulièrement souffert de la victoire fasciste. La répression qui s’y était abattue contre les travailleurs et les forces de gauche avait été d’autant plus dure que le Front populaire y avait réalisé son meilleur score et que le prolétariat catalan, fortement organisé dans la CNT, avait longuement résisté et instauré la collectivisation des entreprises et services publics. En juillet 1936, les putschistes n’avaient pas conquis le moindre village, à l’inverse les miliciens catalans avaient contribué à les chasser d’une partie de l’Aragon. De plus la haine de Franco envers les partis ouvriers et démocratiques se combinait avec une détestation particulière envers le catalanisme, ce ferment de dissolution de l’Espagne traditionnelle, celle des rois catholiques. Longue est la liste des fusillés, des emprisonnés, des exilés. Dure fut l’existence des gens du peuple qui n’avaient pas quitté le pays, d’autant plus surveillés par la police si des membres de la famille étaient réfugiés en France. Un clergé revanchard faisait la police des âmes, subordonnait le moindre secours à la pratique religieuse.  

Le pouvoir castillan s’est emparé de tous les leviers de commande. Réduit à l’espace privé, l’usage de la langue catalane fut persécuté au point que les quelques intellectuels ralliés au franquisme prirent leurs distances avec le régime. Tout cela est ancré dans les mémoires et il n’est pas surprenant que les prétentions centralisatrices de l’Etat espagnol rappellent les heures noires.

On sait comment les espoirs des vaincus de la guerre civile furent déçus. Le régime franquiste n’a pas suivi dans la tombe ceux de Hitler et de Mussolini : frappé d’ostracisme, replié dans l’autarcie mais toujours là. Avec la guerre froide le Caudillo, autodésigné « sentinelle de l’Occident », devint un allié toujours peu présentable mais sûr pour le prétendu monde libre. Dès 1948 plusieurs pays, dont la France, multiplient les ouvertures diplomatiques et économiques. 1953 est à la fois l’année du concordat avec le Vatican et celle du pacte de Madrid permettant l’installation de quatre bases militaires US.

L’Espagne sort alors de l’isolationnisme et bénéficie des crédits du plan Marshall. Elle connaît un développement industriel mais la croissance doit beaucoup au tourisme de masse et à la construction immobilière, avec un décalage important entre l’aménagement des côtes et le sous-équipement de l’arrière-pays. Quinze ans après la victoire fasciste, des vagues de grèves mettent en cause les salaires plombés par l’inflation et les mauvaises conditions de la vie quotidienne.

 

La transition « pactée » et son coût politique

On l’ignore souvent mais du vivant de Franco, l’Espagne était un royaume dont le Caudillo ne faisait que conserver les clés.2 Il lui appartenait de désigner le roi qui les récupèrerait, ce qu’il fit en 1969, contre l’avis des vieux phalangistes mais avec l’appui des ministres « modernistes » issus de l’Opus Dei3 qui souhaitaient une ouverture économique et politique. Pour eux le jeune Juan Carlos était l’homme de la situation. De fait le prince, qui avait pourtant juré fidélité aux principes du Movimiento (le parti unique franquiste), répondit à leurs attentes et à celles des capitalistes espagnols qui lorgnaient vers l’Europe du Marché commun.

La « transition démocratique » n’a pas commencé à la mort du dictateur, le 20 novembre 1975 ; Juan Carlos commença son règne en reconduisant Arias Navarro, le dernier chef du gouvernement franquiste, avec une équipe largement ouverte aux entrepreneurs liés à la Santa Mafia mais une administration, une police, une justice et une armée intactes. Adolfo Suarez4 fut nommé en juillet 1976 alors que se multipliaient les grèves et les manifestations, ainsi que les attentats de ETA. Sa mission : assurer une transmission progressive du pouvoir, des anciennes équipes de la dictature à de nouvelles équipes « démocrates », constituées en fait dans le cadre du régime dans les dernières années précédant la mort de Franco, puis intégrer les courants d’opposition. Il fallait éviter que la colère populaire n’aboutisse au règlement des comptes de la dictature.

Mais pour une transition « pactée », il faut être plusieurs. L’habileté d’Adolfo Suarez, mandaté par le roi, fut d’associer toute la gauche, y compris le Parti communiste espagnol qui avait gagné un espace important dans la résistance ouvrière et populaire, affirmant compter plus de 200 000 militants dans la clandestinité et dirigeant les Commissions ouvrières. Santiago Carrillo répondit présent. En échange de sa légalisation, le PCE accepta la monarchie et son drapeau ainsi que l’oubli des crimes franquistes ! Il le paya cher dans les années qui suivirent, mais il avait puissamment contribué à faire rentrer la classe ouvrière dans le rang, à éviter qu’un déferlement populaire déborde le cadre du nouveau pouvoir royal.

 

La résistance catalane au franquisme

La résistance au franquisme a eu plusieurs visages : celui de la contestation sociale avec les grèves et le développement des syndicats clandestins, comme dans le reste de l’Etat espagnol, et celui lié à la récupération de la culture catalane et du statut d’autonomie. Dès 1951, la population répliqua à la hausse des tarifs des tramways de Barcelone par leur boycott puis leur blocage, avec des manifestations massives et une grève suivie par 300 000 travailleurs, contraignant le pouvoir à reculer et à démettre le gouverneur de la ville. Les communistes furent désignés comme les investigateurs mais les militants catholiques des pastorales ouvrières furent actifs dans le mouvement, manifestant la prise de distance d’une partie de l’Eglise.

La contestation étudiante prit de l’ampleur après 1957. Une nouvelle génération commençait à prendre la relève de celle qui avait été écrasée et traumatisée par la défaite. Le PSUC (la branche catalane du PCE), qui pouvait compter sur l’aide soviétique et une base arrière en France, devint rapidement le moteur de la résistance au régime. A noter qu’à l’époque il défendait le droit des Catalans à l’autonomie, sans exclure l’indépendance.5

La politique agressive du franquisme contre la culture et la langue catalane mécontenta rapidement ceux des intellectuels qui n’avaient pas choisi l’exil et s’étaient accommodés du nouveau régime au nom de la défense de l’ordre. Dès 1940 s’organisait clandestinement l’Institut d’études catalanes, et le mouvement se renforça quand en 1960 une centaine d’universitaires et d’écrivains marqués à droite revendiqua le retour du catalan dans les éditions et à l’université. En 1961 fut fondé l’Omnium cultural, ancêtre de l’actuel ; interdit en 1963, il retrouva la légalité en 1967. Une partie du clergé, autour de l’abbaye de Montserrat, appuya ce renouveau culturel. Le gouvernement dut faire des concessions, permettre l’édition de livres et de publications en catalan, ainsi que les manifestations culturelles.

Au plan politique les mouvements clandestins d’opposition, allant du PSUC aux démocrates-chrétiens en passant par l’ERC, se regroupèrent en 1969 en une Commission coordinatrice des forces politiques, ensuite dans l’Assemblée de Catalogne, autour de l’exigence d’une amnistie générale, de l’exercice des libertés démocratiques fondamentales et du rétablissement des institutions et des principes du statut de 1932.

 

La transition à la sauce catalane

A la mort de Franco, la situation en Catalogne était explosive avec une gauche bien implantée et un poids important du PSUC ainsi qu’un regain de revendications nationales. Le 11 septembre 1976 la première Diada6 légale rassembla plus de 100 000 manifestants. Adolfo Suarez avait besoin d’un interlocuteur pour désamorcer la bombe. Il le trouva en la personne de Josep Tarradellas, ancien président de l’ERC et ministre de la Generalitat sous la Deuxième République, président de la Generalitat en exil depuis 1954, alors âgé de 78 ans. Un décret-loi signé par le roi rétablit la Generalitat et le reconnut en octobre 1977 comme son président provisoire, dans l’attente des élections autonomiques qui eurent lieu en mars 1980. En échange, le républicain Tarradellas reconnaissait la légitimité de la monarchie. Dur à avaler, tout comme l’absolution des crimes franquistes.

Il n’est pas surprenant que les Catalans aient accueilli avec soulagement cette transition pacifique. Mais le statut d’autonomie octroyée, s’il avait été accepté comme une première étape, était bien loin de celui de 1932 et surtout, comme la suite allait le démontrer, toute possibilité de le faire progresser était barrée par la Constitution et les institutions monarchiques de l’Etat espagnol. Par ailleurs, l’abandon du rétablissement de la république par les partis nationaux – PSOE et PCE – qui avaient reçu le plus de voix en Catalogne libéra un espace pour un parti catalaniste de centre-droit, Convergence démocratique de Catalogne, dirigé par Jordì Pujol7.

En 2003, changement de majorité à la Generalitat, le « Govern » est alors présidé par le socialiste Pascal Maragall, avec une coalition incluant le PSUC, l’ERC et les Verts. Le Govern engage une révision du statut d’autonomie avec le soutien de tous les députés sauf ceux du PP. On sait comment ce statut fut censuré par les Cortès et le tribunal constitutionnel de l’Etat espagnol. La population, qui réagit au travers de Diadas toujours plus gigantesques, en tira la conclusion logique qu’elle n’avait pas de concessions à espérer de l’Etat espagnol et d’institutions héritées du franquisme. La déclaration unilatérale d’indépendance était la seule voie.

Gérard Florenson

 

  • 1. « La longue marche vers la revue catalane », revue l’Anticapitaliste n° 92, novembre 2017.
  • 2. Loi de succession à la direction (Jefatura) de l’Etat de 1947. L’Espagne se configure comme un Royaume, mais Franco est proclamé chef d’Etat à vie avec le droit de désigner le futur souverain.
  • 3. L’Opus Dei est un institut séculier catholique fondé en 1928, qui garde le secret sur ses adhérents (on sait toutefois qu’Adolfo Suarez en était) et dispose d’une importante implantation dans les milieux financiers. Son implication dans des scandales dont l’affaire Matesa lui valut le surnom de Sainte Mafia.
  • 4. Né en 1932, ce dignitaire du Franquisme – il fut secrétaire général du Movimiento - étaient de ceux qui souhaitait une évolution permettant d’intégrer l’Espagne dans les institutions européennes.
  • 5. « El problema nacional Català » brochure du PSUC (1961)
  • 6. La Diada commémore la chute de Barcelone, le 11 septembre 1714. La défaite devant les armées coalisées de l’Espagne et de la France marque la fin de l’indépendance du Principat catalan.
  • 7. Jordì Pujol, ancien banquier, avait le soutien de la bourgeoisie catalane. Il présentait l’avantage d’un passé antifranquiste qui lui avait valu la prison en 1960. Président de la Generalitat de 1980 à 2003 il passa des accords tantôt avec le PSOE, tantôt avec le PP.