Publié le Mercredi 20 décembre 2017 à 09h40.

La révolution d’Octobre et la question nationale

Alors que l’empire russe avait porté l’oppression nationale à un paroxysme, le pouvoir soviétique, au cours de ses premières années d’existence, a fait plus pour la liberté et l’autodétermination des peuples que tout autre gouvernement dans le monde à n’importe quelle période historique.

L’empire russe, qui a pour origine la principauté de Moscou au 13e siècle sous la domination mongole, s’est progressivement agrandi pour devenir en 1914 le pays le plus grand et le plus peuplé du monde (exceptés les empires coloniaux) : 22,8 millions de km² et 175 millions d’habitants.

Le « rassemblement des terres russes » est réalisé au début du 16e siècle, la Sibérie est conquise au 17e, le littoral de la mer Baltique est annexé au début du 18e (avec la fondation de Saint-Pétersbourg), la plus grande partie de la Pologne avec ses dépendances lituanienne, biélorusse et ukrainienne ainsi que le littoral de la mer Noire à la fin du 18e, le Caucase et la Finlande au début du 19e, le Turkestan russe (en Asie centrale) et l’extrême orient (avec la fondation de Vladivostok) au milieu du 19e, etc. Ses frontières (hors Pologne et Finlande) correspondent à peu près à celles de l’URSS de 1945.

 

La Russie tsariste, vaste « prison des peuples »

L’empire russe compte une centaine de nationalités : Russes (minoritaires : 43 % au recensement de 1897), Ukrainiens (18 %), Turco-Mongols (12 %, Tatars de la Volga ou de Crimée en Europe, Azéris dans le Caucase, Kazakhs et Ouzbeks en Asie Centrale, Bouriates en Sibérie, etc.), Polonais, Finnois (dans le nord de la Russie européenne, Finlandais, Estoniens, Mordves, etc.), Allemands, Juifs, Biélorusses, Lettons, Lituaniens, Géorgiens, Arméniens, Iraniens (Tadjiks, etc.), Roumains (en Moldavie actuelle), montagnards du Caucase (Tchétchènes, etc.), Grecs, Bulgares…

Pour Lénine, « la Russie a battu en temps de paix le record mondial de l’oppression des nations sur la base d’un impérialisme grossier, médiéval, économiquement arriéré, militaire et bureaucratique ». La Russie tsariste ne reconnaît aucun droit national : la Pologne est ainsi appelée « pays de la Vistule », la Lituanie « provinces du Nord-Ouest », l’Ukraine « Petite Russie ». Elle impose la langue russe comme langue officielle et favorise la religion orthodoxe qui est religion d’Etat. Elle considère l’ukrainien et le biélorusse comme des dialectes russes, elle interdit les langues nationales dans l’administration, la presse, les écoles. Elle déporte des populations et installe des colons, russes ou non russes. Elle réprime les révoltes nationales (les Polonais en 1861-1864, par exemple).

Le régime tsariste est antisémite : « zones de résidence » dans lesquelles sont cantonnés 95 % des Juifs de Russie, numerus clausus dans les établissements scolaires, interdictions professionnelles, sans oublier les nombreux pogroms sinon organisés, du moins encouragés, favorisés par les autorités tsaristes. « Aucune nationalité de Russie n’est aussi opprimée et persécutée que la nation juive » (Lénine).

 

La montée de la question nationale avant Octobre 17

La question nationale est souvent liée à la question sociale. Dans les territoires habités par des minorités nationales, les gros propriétaires fonciers sont le plus souvent russes. De nombreux membres de différentes nationalités se joignent aux révoltes paysannes contre le servage.1

A la fin du 19e siècle, en réaction au développement capitaliste accéléré et à la politique de russification, se développent de façon inégale des mouvements nationaux, très divers politiquement et socialement, nationalistes bourgeois ou petits-bourgeois, socialistes de diverses tendances. Notamment chez les Ukrainiens, les Estoniens, les Lettons, les Lituaniens, les Géorgiens, les Arméniens (dont la majorité vit sous domination turque), les Azéris (avec une forte dimension pan-turque), les Tatars de la Volga, etc. En Pologne et en Finlande se constitue une bourgeoisie nationale qui aspire à l’indépendance, à la création d’un Etat-nation. Ces mouvements nationaux participent activement à la révolution de 1905 : en Géorgie ou en Lettonie, des territoires insurgés parviennent même à se libérer pendant plusieurs mois du joug tsariste.

En février 1917, la chute du régime tsariste suscite beaucoup d’espoirs parmi les peuples opprimés de Russie. Le gouvernement provisoire joue la montre, renvoyant la question à la future assemblée constituante, voire s’oppose aux aspirations nationales, comme en Finlande ou il dissout la diète à majorité social-démocrate2 qui a eu l’audace de proclamer sa souveraineté nationale pour régler la grave crise du ravitaillement. C’est donc à la révolution d’octobre que revient la lourde tâche d’apporter une solution à la question nationale.

 

Le POSDR3 et la question nationale

Son 2e congrès en 1903 est connu pour la fameuse division entre mencheviks et bolcheviks, il l’est moins pour la rupture avec des organisations SD nationales, Bund4 et SDKPiL5, sur la question nationale. Avec le Bund, c’est sur l’aspect organisationnel (le fonctionnement du parti multinational) que cela coince. Le Bund, qui avait été reconnu en 1898 comme « organisation autonome, dont la compétence propre se limite aux questions concernant spécialement le prolétariat juif », exige le fédéralisme et le « monopole » de la représentation du prolétariat juif. Avec la SDKPiL, c’est sur l’aspect programmatique (les revendications nationales). La SDKPiL, qui est opposée à l’indépendance de la Pologne, rejette catégoriquement le « droit à l’autodétermination pour toutes les nations incluses dans les limites de l’empire russe », inscrit dans le programme du parti conformément à la position de la Deuxième Internationale6.

Le 4e congrès de 1906 unifie provisoirement le parti, ses fractions russes, menchevique et bolchevique, et ses organisations SD nationales, Bund, SDKPiL et SD lettone. Le « droit à l’autodétermination » est maintenu dans le programme. Le POSDR adopte un fonctionnement semi-fédéraliste : organisation de conférences nationales pour chaque nationalité, représentation des organisations nationales dans les instances du parti, notamment au comité central, création de groupes spéciaux de littérature, d’édition, d’agitation dans la langue de chaque nationalité, etc.

Avec la crise des empires autrichien et turc, la question nationale explose en Europe. La polémique fait rage dans la SD européenne, entre l’aile droite, « social-chauvine », contaminée par le nationalisme de sa propre bourgeoisie (on le verra en 1914 !), les austro-marxistes, Renner et Bauer, qui prônent « l’autonomie nationale culturelle extraterritoriale » dans le cadre d’une hypothétique grande Autriche démocratique, les « internationalistes intransigeants » comme Rosa Luxembourg qui, au nom de l’internationalisme prolétarien et de la lutte contre le nationalisme bourgeois, sont contre la séparation nationale, le tout sous l’arbitrage du principal théoricien de la SD Allemande, Kautsky.

 

L’apport stratégique décisif de Lénine

Lénine, qui s’en est désintéressé depuis 1903, se replonge dans la question nationale à partir de 1912. Il faut dire qu’elle est devenue incontournable au sein de la SD de Russie même. Le bloc d’août, qui s’est constitué contre la sécession bolchevique7, regroupe, outre les mencheviks, toutes les organisations SD nationales et adopte, sur proposition du Bund, le principe de « l’autonomie culturelle ».

L’ambition de Lénine n’est pas d’élaborer sa propre théorie de la nation, en opposition avec la théorie « psycho-culturelle » de Bauer ou en s’appuyant sur la théorie « historico-économique » de Kautsky. Il entend comme à son habitude « mettre la politique aux postes de commande » et construire un programme solide et cohérent sur la question nationale. Qu’il résume par « l’unité des ouvriers de toutes les nationalités, allant de pair avec l’égalité la plus complète des nationalités et la démocratie la plus conséquente de l’Etat ».

La démocratie la plus conséquente signifie « une large autonomie régionale et une administration autonome locale parfaitement démocratique ». L’unité des ouvriers de toutes les nationalités ne peut se réaliser que dans un parti commun régi par le « centralisme démocratique ». L’égalité complète des nationalités implique de lutter contre toute oppression nationale, donc contre le nationalisme russe, contre l’imposition de la langue officielle russe, et aussi pour... le droit à l’autodétermination des nations, y compris jusqu’à la séparation, l’indépendance.

Pour Lénine, « la constitution d’un Etat national autonome ou indépendant reste pour le moment en Russie le privilège de la seule nation grand-russe. Nous, prolétaires, nous ne défendons de privilèges d’aucune sorte ; nous ne défendons pas non plus ce privilège-là (…) L’Ukraine par exemple est-elle appelée à constituer un Etat indépendant ? Cela dépend de mille facteurs imprévisibles. Et sans nous perdre en vaines conjectures, nous nous en tenons fermement à ce qui est incontestable : le droit de l’Ukraine à constituer un tel Etat. Nous respectons ce droit ; nous ne soutenons pas les privilèges du Grand-Russe par rapport aux Ukrainiens ; nous éduquons les masses dans l’esprit de la reconnaissance de ce droit, dans l’esprit de la répudiation des privilèges d’Etat de quelque nation que ce soit ».

Etre pour le droit à l’autodétermination, c’est être contre les annexions, « les anciennes et les nouvelles » (« l’annexion est une violation des droits d’autodétermination d’une nation, c’est-à-dire l’établissement des frontières d’un Etat contre la volonté de sa population ») et « pour la libération immédiate et sans conditions des colonies », « du Turkestan, de Boukhara, de Khiva, etc. »

Le droit à l’autonomie nationale dans un Etat fédéral ne va pas jusqu’au bout de l’égalité complète et réelle entre les nations, seul le droit effectif à la séparation le garantit. C’est le seul moyen qui rende possible dans l’immédiat l’action commune avec les mouvements nationaux pour renverser le tsarisme, sans être à leur remorque, et ultérieurement la constitution d’une fédération librement consentie entre les nations, qui ne pourra être réalisée que sous la direction de la classe ouvrière.

Lénine compare avec le divorce : « les réactionnaires sont contre la liberté du divorce (…) Les démocrates estiment que les réactionnaires sont des hypocrites, qu’ils défendent en fait l’omnipotence de la police et de la bureaucratie, les privilèges d’un sexe et la pire oppression de la femme ; ils pensent qu’en fait la liberté de divorce ne signifie pas la dislocation des liens de la famille mais au contraire leur renforcement sur des bases démocratiques, les seules qui soient possibles et stables dans une société civilisée (...) De même que, dans la société bourgeoise, les défenseurs des privilèges et de la vénalité, sur lequel repose le mariage bourgeois, s’élèvent contre la liberté du divorce, de même dans un Etat capitaliste, nier la libre détermination des nations, c’est-à-dire la liberté de se séparer, c’est défendre purement et simplement les privilèges de la nation dominante et les méthodes policières de gouvernement au détriment des méthodes démocratiques. »

Le droit à l’autodétermination est le point focal du programme national de Lénine. Il concentre les divergences avec les autres courants de la SD européenne qui sont tous, pour des raisons très différentes, contre le droit à la séparation. Aux accusations de concession envers le nationalisme bourgeois, Lénine répond que reconnaître le droit à l’indépendance ne veut pas dire soutenir n’importe quelle revendication indépendantiste : « le droit des nations à l’autodétermination ne doit pas être confondu avec la question de savoir s’il est opportun pour telle ou telle nation de se séparer, cette dernière question doit être résolue par le parti SD dans chaque cas particulier d’une manière totalement autonome, du point de vue des intérêts du développement social tout entier et des intérêts de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme ». Par contre, nier ce droit à l’autodétermination revient de fait à être complice du nationalisme oppresseur. La polémique sûrement la plus connue est celle avec Rosa Luxembourg : « par crainte du nationalisme de la bourgeoisie des nations opprimées, Rosa Luxembourg fait en réalité le jeu du nationalisme cent-noir des grand-russes ».

A noter une faiblesse stratégique de Lénine, son combat contre « l’autonomie nationale culturelle extraterritoriale » des austro-marxistes et du Bund, qu’il assimile au « nationalisme le plus raffiné et pour cette raison, le plus pernicieux », alors que cela peut être un élément de solution de la question nationale, pour les peuples sans territoire ou pour les nationalités enchevêtrées inextricablement sur un même territoire. Et d’ailleurs, les bolcheviks au pouvoir l’appliqueront de fait pour la nation juive ou au Daghestan (14 langues officielles).

Les positions de Lénine ne font pas l’unanimité dans le parti bolchevique, qui n’est pas exempt de nationalisme grand-russe (on le verra avec Staline par la suite) et qui compte aussi ses « internationalistes intransigeants » (Boukharine).

 

Les réalisations de la révolution d’Octobre

Adopté juste après la révolution d’Octobre, le décret sur les nationalités proclame « l’égalité et la souveraineté de tous les peuples du pays, leur droit à l’autodétermination, y compris la sécession et la formation d’Etats indépendants ». La Russie soviétique reconnaît ainsi l’indépendance de la Finlande, la Pologne, l’Ukraine, les pays Baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie), les pays du Caucase (Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie), dirigés presque tous par des partis nationalistes bourgeois.

La République socialiste fédérative soviétique de Russie, proclamée le 12 janvier 1918, quelques jours après la dissolution de l’assemblée constituante, est basée sur « la libre union de nations libres, en tant que fédération de Républiques soviétiques nationales ». Elle laisse la possibilité à chaque citoyen de choisir sa nationalité et octroie à tous les ouvriers et paysans résidant sur le territoire de la Russie soviétique, quelle que soit leur nationalité, les mêmes droits politiques que les citoyens russes.

La Russie soviétique, sous  l’égide du Narkomnats8, crée une trentaine d’entités nationales autonomes. Elle y mène une politique volontariste, d’une part de formation de cadres nationaux, alors que les bolcheviks y sont souvent peu ou pas implantés, d’autre part de développement des cultures nationales (langue, littérature, etc.). Aucun régime au monde n’a autant fait pour la promotion de la culture de ses minorités nationales.

Deux exemples d’entités nationales, prises pas tout à fait au hasard9 :

• l’Etat des travailleurs allemands de la Volga, peuplé en majorité de descendants des colons allemands que Catherine II, princesse allemande, a fait installer près de Saratov au 18e siècle (la mère de Lénine en était issue !)

• la Kalmoukie, peuplé de Kalmouks, un peuple mongol de religion bouddhiste qui a émigré dans les steppes du nord de la mer Caspienne au 17e siècle (Lénine avait par son père des ascendants kalmouks, d’où l’origine de ses yeux bridés !)

Après la guerre civile, l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) est créée par la fédération des quatre républiques socialistes soviétiques de Russie, Biélorussie, Ukraine et  Transcaucasie. Sa constitution établit la souveraineté de chaque république fédérée (dans la limite des compétences réservées à l’Union), leur reconnaît le droit de sortir de l’Union et impose que le territoire de chacune d’elles ne puisse être modifié sans son accord.

Au niveau international, l’Internationale communiste adopte des « thèses sur les questions nationale et coloniale » à son 2e congrès en 1920 (prolongé par le 1er congrès des peuples de l’Orient à Bakou). Ces thèses, complétées au 4e congrès en 1922, appellent à distinguer nettement les « nations opprimées, dépendantes » et les « nations oppressives et exploiteuses ». Elles imposent aux partis communistes des pays impérialistes d’avoir une intervention systématique contre leur propre impérialisme, en « aidant matériellement et moralement les mouvements ouvriers révolutionnaires dans les colonies » et en « combattant opiniâtrement et sans merci les tendances colonisatrices de certaines catégories d’ouvriers européens bien payés travaillant dans les colonies ». Elles invitent enfin les partis communistes des pays dominés à participer activement aux mouvements révolutionnaires dans leur pays, notamment ceux des paysans pauvres, à constituer un « front unique anti-impérialiste » avec les organisations nationalistes bourgeoises tout en « conservant leur complète indépendance politique ».

 

Avec des limites...

Les bolcheviks ont été confrontés à la guerre, une guerre improprement appelée « civile », qu’ils n’avaient pas souhaitée, dont ils se seraient bien passés et qui a apporté son lot de destruction, de famine, de mort, de barbarie. Au cours de cette guerre, le principe du « droit des nations à disposer d’elles-mêmes » s’est largement effacé au profit des rapports de forces militaires sur le terrain. Les territoires incorporés dans la Russie soviétique ont quasiment tous été « libérés » par l’armée rouge.

L’Ukraine en est un cas symptomatique. Elle devient un immense champ de bataille entre l’armée allemande (jusqu’en novembre 1918), l’armée ukrainienne de Petlioura, les armées vertes de Makhno et de Grigoriev, les armées des Russes Blancs de Dénikine et Wrangel, l’armée française (qui occupe des ports de la mer Noire), l’armée polonaise de Pilsudski et, bien sûr aussi, l’armée rouge : la capitale Kiev change dix fois de mains entre décembre 1917 et juin 1920.

Si les bolcheviks ont finalement gagné cette guerre, c’est que les paysans et les minorités nationales ont préféré la « terreur rouge » (qui, malgré tous ses excès et toutes ses tares, leur donnait la terre et les droits nationaux) à la « terreur blanche » (qui leur refusait et l’un et l’autre). De plus, si le rapport de forces militaire a souri aux bolcheviks en Ukraine ou en Sibérie par exemple, il leur a été défavorable en Finlande, en Lettonie ou en Estonie, ou les « Rouges », qui  étaient pourtant majoritaires, sont écrasés par les « Blancs », qui ont appelé à leur secours des troupes allemandes.

Il y a aussi la question des frontières des différentes entités nationales, rendue compliquée par la politique coloniale de la Russie tsariste, les revendications historiques des minorités nationales, l’enchevêtrement des populations qui y vivent. La Russie soviétique a procédé à au moins deux arbitrages qui ont posé problème dans l’actualité récente : l’est de l’Ukraine, peuplé à l’époque majoritairement de Russes, le Haut-Karabagh, peuplé majoritairement d’Arméniens mais rattaché à l’Azerbaïdjan.

 

… Et des problèmes plus graves

Au printemps 1920, le dictateur polonais Pilsudski, pensant que le moment était venu de réaliser son rêve d’une Grande Pologne qui, comme au début du 17e siècle, s’étendrait de la mer Baltique à la mer Noire, conquiert la plus grande partie de l’Ukraine, avec le soutien de la France, et s’y livre à de sanglants pogroms. L’armée rouge, s’appuyant sur les soulèvements des paysans ukrainiens qui n’ont pas oublié les siècles d’oppression qu’ils sont subis de la part de la noblesse polonaise, le repousse rapidement jusqu’à la ligne Curzon10. La poursuite de son offensive en territoire polonais, décidée par Lénine contre l’avis de Trotsky, n’aboutit pas au soulèvement ouvrier et paysan pro-communiste escompté mais à un désastre militaire, sanctionné par le traité de Riga qui fixe la frontière à environ 200 km à l’est de la ligne Curzon. Lénine avait semble-t-il oublié cette citation qu’il faisait en 1916 d'Engels, lequel écrivait à Kautsky en 1882 : « le prolétariat victorieux ne peut imposer un bonheur quelconque à aucun peuple étranger sans compromettre par là sa propre victoire ».

La question géorgienne est cependant encore plus sérieuse. La Géorgie, indépendante depuis mai 1918, est une place-forte historique du menchevisme et donne une majorité de plus de 80 % aux mencheviks lors des élections nationales de février 1919. Le gouvernement menchevique de Noé Jordania procède à une réforme agraire et accorde une certaine autonomie aux minorités abkhaze et ossète. A travers le traité de Moscou de mai 1920, il légalise les organisations bolcheviques géorgiennes, tandis que le pouvoir soviétique reconnaît à nouveau la Géorgie indépendante. En février 1921, après avoir organisé un simulacre d’insurrection, Staline ordonne à l’armée rouge d’envahir la Géorgie, laquelle est conquise après de violents combats. La Géorgie fera ensuite l’objet du « dernier combat » de Lénine, lequel ne verra pas la sanglante répression du soulèvement national géorgien d’août 1924 (plus de 10 000 morts).

Un essai de bilan

La Russie tsariste était antisémite, réprimait les minorités nationales, leur imposait une politique de russification systématique. Les pays impérialistes alliés, qui sont officiellement, comme le président américain Wilson, pour « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », se gardent bien de l’appliquer à leurs colonies et tracent sur la carte, sans consultation des populations concernées, les frontières des Etats de l’Europe centrale et orientale lors du traité de Versailles et de ses annexes. La Russie soviétique reconnaît le droit à l’autodétermination, y compris le droit à l’indépendance, crée des entités nationales autonomes, libère les cultures nationales opprimées, etc.

Le bilan du jeune pouvoir soviétique sur la question nationale est donc incontestablement positif. Même s’il y a eu des erreurs, parfois sérieuses comme lors de l’aventure militaire en territoire polonais – dont une majorité de la population fit alors le choix de défendre son indépendance nationale. Et il est terni par la grave négation du principe du droit à l’autodétermination qu’a signifié le renversement du gouvernement menchevique élu de la République démocratique de Géorgie, suivi de l’annexion pure et simple de ce pays. Mais l’histoire ultérieure a montré que ce forfait, conduit sous l’autorité de Staline et de son homme-lige Ordjonikidzé, pré-annonçait en fait la contre-révolution bureaucratique.

  • 1. Notamment celles de 1667-1671 dirigée par Razine et de 1773-1775 dirigée par Pougatchev, qui font trembler le régime tsariste.
  • 2. Dans tout l’article, l’expression est employée dans son sens historique, traditionnel jusqu’en 1914, c’est-à-dire représentant les intérêts de la classe ouvrière et se réclamant du marxisme.
  • 3. Parti ouvrier social-démocrate de Russie, fondé en 1898 au congrès de Minsk
  • 4. Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, fondée en 1897
  • 5. Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie, fondée en 1894. Sa dirigeante la plus connue est Rosa Luxembourg.
  • 6. Au congrès de la Deuxième Internationale tenu à Londres en 1896, ses deux organisations polonaises s’affrontent sur la question de l’indépendance de la Pologne. Le PPS (Parti socialiste polonais, fondé en 1892 et dont le dirigeant le plus connu est Pilsudski) est pour, la SDKPiL est contre. Kautsky ajoute dans la résolution politique adoptée « le plein droit de libre détermination de toute les nations », qui fait office de compromis mais a été peu discuté.
  • 7. Lénine scissionne le POSDR et fonde le parti bolchevique lors de la conférence de Prague en janvier 1912. Le bloc d’août, constitué en août 1912 sous l’égide de Trotsky, se désagrège peu après en raison de son hétérogénéité politique
  • 8. Commissariat du peuple aux nationalités, composé de non-russes, dirigé par le géorgien Staline de 1917 à 1923, remplacé en 1924 par un soviet des nationalités.
  • 9. A noter que Staline dissoudra ces deux républiques autonomes pendant la Deuxième Guerre mondiale et déportera leur population.
  • 10. Du nom de ce diplomate anglais qui a proposé une frontière basée grosso modo sur la composition nationale de la population, Polonais à l’ouest, Lituaniens, Biélorusses et Ukrainiens à l’est. La frontière polonaise actuelle correspond à peu près au tracé de la ligne Curzon.