Au début des années 1950 la paysannerie représentait encore un tiers de la population active, avec un grand nombre de petites exploitations en polyculture élevage où la main-d’œuvre familiale était parfois renforcée par des valets de ferme et où on consommait principalement les produits de l’exploitation, ne vendant que les excédents. Peu productives, ces fermes ne rapportaient guère, malgré le mythe d’une paysannerie ayant fait fortune grâce au marché noir. Faute de posséder suffisamment de terres, beaucoup devaient les louer, rémunérant le propriétaire en espèces (fermage) ou en produit (métayage). Les machines agricoles étaient rares, les engrais chimiques (potasse) plus répandus. Avec trois générations vivant sous le même toit l’atmosphère était étouffante pour les jeunes, surtout pour les femmes.
L’agriculture française ne se réduisait pas à ce modèle à la limite de l’autarcie ; les producteurs de blé et les viticulteurs commercialisaient l’essentiel de leur production, parfois à l’exportation. La France importait des produits coloniaux dont certains, comme l’arachide et le vin, concurrençaient les cultures hexagonales, ce qui suscitait des mouvements de colère. Mais globalement ni la France ni les autres pays d’Europe occidentale n’atteignaient l’autosuffisance alimentaire. Ce fut le grand projet du marché commun comme du pouvoir gaulliste.
Dans les dix années précédant 1968 le monde paysan a connu deux grands chocs, le marché commun agricole qui fut un des premiers rejetons du traité de Rome signé en 1957 et les lois d’orientation de 1960 et 1962, dites de modernisation. Ces lois, œuvre d’Edgar Pisani, ministre du gouvernement Debré, affichaient l’objectif d’améliorer (déjà) la compétitivité de la « ferme France » par l’agrandissement et l’équipement des exploitations « rentables » en accompagnant la disparition des petites fermes. L’exode rural, dégageant des bras pour l’industrie, ferait le reste. Ce projet se serait heurté à davantage de résistances si les technocrates gaullistes n’avaient pas trouvé des alliés dans la paysannerie.
L’évolution du syndicalisme agricole
Le régime de Vichy avait interdit les syndicats paysans d’avant-guerre, de droite comme de gauche, et regroupé au sein de la Corporation paysanne toutes les institutions représentatives de la « terre qui ne ment pas », incluant les propriétaires terriens. Ce sont les partis de gauche qui ont créé en 1946 la FNSEA, la fédération des travailleurs de la terre, mais rapidement les notables de droite parvinrent à en prendre le contrôle. Cependant pendant des années c’est au sein de la « maison commune » que s’affrontèrent les différents courants, avec parfois la dissidence ou l’exclusion de fédérations entières, notamment celles du Midi rouge viticole et celles des zones d’élevage du centre de la France, constituant le comité de Guéret. Ce n’est qu’en 1959 que des militants de la SFIO et du PCF rompirent avec la FNSEA en lui reprochant de ne plus défendre les petites exploitations familiales, pour créer le MODEF.
Cela bougeait aussi au sein de la FNSEA avec l’apparition d’une nouvelle génération, formée au sein de la Jeunesse agricole chrétienne (la JAC), qui dirigeait le CNJA créé en 1956 comme syndicat des jeunes de la FNSEA. Ces nouvelles équipes, des militants qui connurent ensuite différents itinéraires comme Michel Debatisse et Bernard Lambert1, voulaient secouer le cocotier. Elles ont vu dans le projet gaulliste la possibilité de s’émanciper du système familial, de mener une vie de couple affranchie de la tutelle des anciens, d’avoir un statut et leur propre exploitation à conduire à leur guise. Si ces objectifs étaient légitimes, ils n’en facilitèrent pas moins l’évolution vers une agriculture entrepreneuriale telle que la souhaitait le gouvernement. L’alliance avec les technocrates du régime facilita la prise de pouvoir des jeunes loups au sein de la FNSEA et le début de la cogestion.
À la veille de mai 68 le monde paysan avait changé, perdu en effectifs, mais seule une minorité tirait son épingle du jeu. On était entré dans l’ère des subventions, du début de la grande distribution qui écrasait les prix, de la dépendance des éleveurs prolétarisés par les contrats d’intégration, mais aussi de nouveaux regroupements extérieurs à la FNSEA.
Gérard Florenson
- 1. Bernard Lambert aura ultérieurement une évolution vers la gauche et écrira le livre les Paysans dans la lutte des classes.