Publié le Mercredi 12 juillet 2017 à 00h18.

Les paysans entrent en révolution

Au début du siècle, la Russie est un pays essentiellement rural (85 % de la population). La paysannerie, dans son immense majorité, pratique une agriculture très retardée, dans des villages isolés, tant au plan géographique qu’au niveau juridique, économique, social et culturel...

Dans de nombreux villages, la nouvelle de la révolution parvient à la mi-mars, parfois plus tard encore.

La mémoire de la révolution de 1905-1906 est encore bien présente, durant laquelle 3 000 manoirs (15 % du total) avaient été détruits, et 2 700 soulèvements paysans matés par l’armée. L’aristocratie foncière avait durci ses méthodes de répression, avec des milices privées.

La débâcle de l’armée russe (1,8 million de victimes en 1914), pour l’essentiel composée de paysans dirigés par des nobles propriétaires terriens souvent de la même région et indifférents à cette hécatombe, chargeait d’une dimension sociale le désir de paix existant dans toutes les armées européennes.

Assemblées paysannes 

Tous les organes politiques qui se mettent en place – comité villageois, unions paysannes et soviets – sont des formes révolutionnaires de la communauté villageoise ancestrale qui faisait lien entre les paysans pour la répartition des terres à cultiver en fonction des bouches à nourrir.

Partout, l’assemblée paysanne se réunit et élabore des cahiers de doléances, intégrant des exigences politiques (assemblée constituante), la fin de la guerre... Les paysans demandent la saisie de terres d’État et de celles des grands propriétaires fonciers, la diminution des montants de location des terres, la redistribution des pâturages et des bois. Dans certaines régions, les communautés villageoises commencent par s’emparer des terres de l’Église.

Le processus révolutionnaire emprunte un calendrier distinct des grandes échéances de la révolution : l’État n’arrive pas dans ces campagnes. Durant avril, un calme apparent règne. Mais l’impatience des paysans grandit vite du fait de l’immobilisme du gouvernement pour décider de la réforme agraire repoussée à l’élection de l’Assemblée constituante. Les « violations de légalité » se multiplient : moins de cent en avril... et plus d’un millier en juin.

Mai était le commencement de la saison agricole d’été. Nombre de soldats désertent pour rejoindre le village, souvent armés, pour y participer et surtout pour prendre part à la répartition des terres. Leur nombre ira en grandissant tout au long de l’année : ils seront deux millions à avoir déserté dans ces conditions en octobre. Ils vont souvent jouer un rôle important dans la révolution paysanne qui avait reçu l’aval des assemblées paysannes réunies au printemps.

Terres confisquées

« Voici comment la révolution agraire se déroulait. À une heure préalablement convenue, les cloches de l’église sonnaient et les paysans se rassemblaient avec leurs charrettes au milieu du village. Puis ils se dirigeaient vers le manoir, telle une armée de paysans, équipés de fusils, de fourches, de haches, de faux et de pelles. Le hobereau et ses régisseurs, s’ils n’avaient déjà fui, étaient arrêtés, ou tout au moins contraints de signer une résolution acceptant toutes les exigences de paysans. » 1

Si, au printemps, les exigences sont modérées – baisse du loyer de la terre, répartition du matériel, à partir de l’été, ils décident de la confiscation des terres de hobereaux. Elle s’accompagne souvent de l’incendie des demeures des nobles, du bris des machines qui avaient diminué l’emploi des ouvriers agricoles, de la destruction des richesses apparentes (peintures, sculptures, livres).

Parfois, le noble cède ou s’en va, et le partage des terres se fait pacifiquement. Parfois, le noble et sa famille sont assassinés : « Une bande de paysans conduits par certains soldats pénétrèrent de force dans la demeure du prince VV Sabourov et le taillèrent en pièces à coups de hache et de couteau. Ainsi vengèrent-ils dans le sang le rôle que son fils avait joué en tant que chef agraire local en 1906, quand 12 paysans rebelles avaient été pendus au village sous les yeux de leurs femmes et de leurs enfants qui hurlaient. » 2

Soviets de campagne

À l’approche des semailles d’automne, à partir de la fin du mois d’août, excédés par le refus du gouvernement provisoire de tenir ses promesses, les paysans partent en masse à l’assaut des  domaines seigneuriaux. En septembre et octobre, « près d’un millier de demeures seigneuriales sont ainsi mises à sac et brûlées... Pris de panique, les propriétaires fonciers, que ne protège plus aucune force du maintien de l’ordre, s’enfuient vers les villes. » 3

Pour les paysans, la disparition des juges, des fonctionnaires, des collecteurs d’impôts permet enfin, après les révoltes de 1902, 1905-1906 contre l’État et les propriétaires fonciers, de réaliser le partage de toutes les terres « en fonction du nombre de bouches à nourrir ». C’est aussi le rejet de toute tutelle sur les campagnes.

Pour la grande masse des paysans, le soviet était la réalisation du gouvernement direct des villages par eux-mêmes. « Les soviets paysans se conduisaient souvent comme des républiques villageoises qui ne prenaient guère en considération les ordres de l’État central. Nombre d’entre eux occupaient leurs propres forces de police, instituèrent leurs propres tribunaux, tandis que certains avaient même leurs propres drapeaux et emblèmes. La quasi-totalité d’entre eux disposaient d’une milice de volontaires, ou garde rouge, organisée par de jeunes paysans tout droit sortis de l’armée pour défendre le village révolutionnaire et ses frontières. » 4

Le principe élémentaire de la révolution, la fin de tous les privilèges sociaux, s’accompagnait de conceptions localistes du pouvoir.

Patrick Le Moal

 

 

 

 

 

  • 1. La Révolution russe, Orlando Figes, p 463
  • 2. Ibid., p 464
  • 3. La Russie en révolution, Nicolas Werth, p 96
  • 4. La Révolution russe, Orlando Figes, p 579