L’explosion sociale de mai-juin 1968 ne fut pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. En effet, si personne ne pouvait pronostiquer qu’une mobilisation de cette ampleur se développerait à ce moment précis, nombre de conditions étaient réunies pour qu’un tel événement se produise, et les signes avant-coureurs étaient nombreux.
La situation internationale était alors marquée par l’escalade US au VietNam, dont l’objectif dépassait de très loin les seuls enjeux « locaux ». Il s’agissait en effet d’imposer une défaite majeure aux mouvements d’émancipation dans le monde, galvanisés par les victoires des luttes anticoloniales après la Seconde Guerre mondiale, entre autres en Algérie. L’enjeu était d’ailleurs bien compris par celles et ceux qui, notamment dans les pays impérialistes, se mobilisaient contre l’escalade US. Ainsi que l’écrivait Pierre Rousset dans l’Anticapitaliste daté du 1er février 2018, « les racines de la radicalisation de la jeunesse des années 1960 sont diverses, mais la mobilisation contre l’escalade impérialiste au Vietnam constitue l’élément fédérateur le plus manifeste. »
Du Têt à Nanterre
Au début de l’année 1968, l’offensive du Têt lancée par les forces de libération connaît un écho international considérable et les mobilisations de soutien sont nombreuses, entre autres à Paris où de premiers affrontements ont lieu avec les forces de police. C’est d’ailleurs, élément souvent oublié, une action de soutien à la lutte du peuple vietnamien qui donnera naissance, indirectement, au mouvement du 22 mars à l’université de Nanterre. Le 20 mars, une action est ainsi menée contre le siège de l’American Express à Paris, à la suite de laquelle 6 jeunes sont interpellés, dont Xavier Langlade de la JCR, étudiant à Nanterre. Le mouvement du 22 mars se constitue en réaction à ces arrestations, dans une université déjà largement touchée par la contestation sociale et politique (voir l’Anticapitaliste daté du 22 mars 2018).
Le 11 avril, un attentat est commis à Berlin contre Rudi Dutschke, dirigeant du SDS (Union socialiste allemande des étudiants, proche du Parti social-démocrate). Dans son autobiographie Une lente impatience, Daniel Bensaïd raconte la suite : « Avec les anars, nous sommes partis aussitôt manifester devant l’ambassade d’Allemagne. Le petit cortège rechignait à se disperser. Une consigne transmise de proche en proche fixa un nouveau rendez-vous sur le Boul’Mich. Là, la police voulut s’interposer. Son intervention mit la petite troupe en fureur. À l’angle de la rue des Écoles, on fit projectile de tout : à la terrasse du Sélect Latin, verres, tasses, carafes, chaises, guéridons se mirent à voler. Les panneaux de signalisation furent renversés, les grilles de fonte arrachées au pied des arbres. C’était un de ces moments imprévisibles où la peur du képi et de la matraque s’évapore comme par enchantement. On se sent soudain invulnérable. On ne comprend qu’après coup ces signes imperceptibles qui annoncent un changement imminent du fond de l’air. »
De la Cinémathèque à la Sorbonne
D’autres événements font figure, a posteriori, de signes annonciateurs de l’explosion de mai-juin : multiplication des grèves témoignant d’une radicalisation de la jeunesse ouvrière face à l’exploitation, contestation du carcan de la France gaulliste et de son ordre social réactionnaire, agitation sur les campus et dans les lycées, remise en cause de décisions autoritaires du gouvernement… L’« affaire Langlois » (voir l’Anticapitaliste daté du 28 mars 2018) est, à ce dernier titre, exemplaire. Cette mobilisation d’ampleur face au débarquement d’Henri Langlois, fondateur et directeur de la Cinémathèque française, par André Malraux, est en effet particulièrement significative d’un changement de l’esprit du temps. Une lutte de plusieurs semaines face au pouvoir, qui débouche non seulement sur une victoire (la réintégration de Langlois), mais aussi sur une décision particulièrement symbolique : le 22 avril, l’assemblée générale de la Cinémathèque décide de s’affranchir de la tutelle de l’État.
Les événements du 3 mai à la Sorbonne et dans le quartier Latin (voir l’Anticapitaliste daté du 3 mai) vont jouer un rôle de catalyseur de la mobilisation. Dès le lendemain, l’UNEF en appelle à la solidarité de l’ensemble du mouvement ouvrier : « La violence policière a réprimé sauvagement les étudiants dans la soirée du vendredi 3 mai : 593 arrestations, des centaines de blessés. Comme les ouvriers de Caen et d’ailleurs, les étudiants, les passants ont été frappés par une répression féroce. En effet, leur lutte est fondamentalement la même : les ouvriers refusent la société qui les exploite, les étudiants refusent une université qui tend à faire d’eux les cadres dociles d’un système fondé sur l’exploitation, parfois même les complices de cette exploitation. La presse réactionnaire vise à présenter le mouvement étudiant comme une révolte de jeunes privilégiés et cherche à nous couper de nos alliés naturels. La bourgeoisie sait en effet que c’est aux côtés des travailleurs et à leurs côtés seulement que les étudiants peuvent vaincre. Contre ce mur du mensonge, les étudiants doivent faire connaître à la population les mobiles de leurs combats. La bourgeoisie cherche à isoler et à diviser le mouvement ; la riposte doit être immédiate. C’est pourquoi l’UNEF propose aux syndicats enseignants et ouvriers de reprendre le processus unitaire qui s’est opéré dans les faits pendant la manifestation : ouvriers, lycéens et étudiants ont ensemble riposté spontanément avec l’UNEF face à l’agression policière. Contre la répression policière, contre la presse réactionnaire, contre l’université bourgeoise, grève générale dès lundi et jusqu’à libération de tous nos camarades ! Participez massivement à la manifestation au quartier Latin à 18 h 30 lundi. »
Des barricades à la grève générale
L’appel ne sera pas immédiatement entendu, mais les manifestations se multiplient la semaine du 6 mai. Tous les soirs, des affrontements ont lieu entre, d’une part, étudiantEs réclamant la libération des interpelléEs, le départ des forces de répression du quartier Latin et la réouverture de la Sorbonne et, d’autre part, la police. Jusqu’à la « nuit des barricades » du 10 mai, qui sera un véritable tournant. La parole, là encore, à Daniel Bensaïd : « Partie du vieux lion de Denfert, la manifestation de protestation contre la fermeture de la Sorbonne parvint au carrefour du Luxembourg, où elle hésita sans se résoudre à la dispersion. Soudain, des coups sourds. On dépavait. Provocation ? Innovation ? Répétition symbolique spontanée d’un geste évoquant les glorieux précédents de la rue Saint-Merri, de la rue de la Fontaine-au-Roi (défendue par Varlin, Ferré et Jean-Baptiste Clément), de la rue Ramponeau (où Lissagaray fit le coup de feu), du carrefour Ledru-Rollin (où tomba le député Baudin) ? Plusieurs fois, on eut le sentiment que la fougue allait s’éteindre avec la tombée de la nuit. Des tronçonneuses avaient pourtant surgi d’on ne savait où. Des arbres étaient abattus. Des voitures retournées, transformées en remparts, avec meurtrières et mâchicoulis. Les barricadiers rivalisaient d’imagination comme s’ils participaient au concours du plus bel édifice subversif, décorant les pavés de pots de fleurs, de calicots, de pièces de brocante. […] Au petit jour, nous nous sommes retrouvés, avec Alain Krivine et un quarteron de rescapés exténués, les yeux rougis et larmoyants, dans la cour de l’ENS d’Ulm. Quelques normaliens maoïstes qui étaient partis, la veille au soir, se coucher en dénonçant cette tocade de "jardinage petit-bourgeois" émergeaient tout penauds de leurs rêves écarlates. Mai 68 avait commencé. » Trois jours plus tard, commençait la plus grande grève générale de l’histoire de France.
Julien Salingue