Pierre Rousset, 22 ans, étudiant à Paris, membre de la JCR.
La question de savoir dans quel milieu social ou à quelle occasion mai 68 a commencé me paraît sans raison. Mai 68 est le produit d’une crise globale, et mondiale. C’est l’heure des guerres et des révolutions, avec notamment l’escalade américaine au Vietnam, la plus terrible escalade qui ait jamais eu lieu. C’est le gaullisme en France, avec la chape de plomb morale à connotation catholique contre laquelle on se révolte. C’est le caractère insupportable de la condition ouvrière dans les entreprises, qui se manifeste dans la période précédant mai 68 avec une série de grèves, notamment de la jeunesse ouvrière dans la région de Caen…
On avait noté les grèves ouvrières, on avait vu la jeunesse ouvrière qui entrait en action. Et on s’était dit que l’étincelle étudiante pouvait mettre le feu à la plaine. Mais Grimaud, le préfet de police de l’époque, qu’on avait en face, était malin, et l’affrontement avec la police, qui pouvait être selon nous cette étincelle, nous a été longtemps refusé.
Et quand arrive le mois de mai, on est tous là à se dire que c’est le moment des examens, qu’il faut quand même qu’on essaie de les préparer, et que le feu à la plaine, ce n’est pas pour aujourd’hui : avec les examens, les étudiants vont rentrer dans le rang, et ça sera pour l’automne.
Donc moi, le 3 mai, je vais à la Sorbonne pour… chercher un polycopié ! Pour essayer de préparer mes examens en catastrophe. Je vois dans la cour de la Sorbonne un petit meeting qui se tient, je m’arrête, je regarde, et là… le recteur appelle la police, la police rentre et nous embarque dans le panier à salade. Le bruit court partout, les étudiants se mobilisent : « Libérez nos camarades ».
Je trouve que c’est une jolie histoire : je fais partie de ceux qui ont été arrêtés dans le panier à salade du 3 mai parce que j’allais chercher un polycopié, et pas du tout parce que je faisais une activité politique ! Je trouve que c’est intéressant : on avait compris le rapport qui pouvait se constituer entre un affrontement étudiants-policiers et une situation sociale qui était devenue explosive, mais le moment où cela s’est passé, et l’occasion où cela s’est passé, ça a été un hasard complet, dû à l’infinie bêtise du recteur.
Donc c’est comme ça que les choses ont commencé en mai. Et après, ça a été un développement qu’on n’aurait jamais pu prévoir… Moi j’avais 22 ans, et on se retrouve, même si ce n’est pas la seule cause, à être le déclencheur de la plus grande grève que la France ait connu à l’époque… Alors bien sûr ensuite on perd la main, ça nous échappe, on ne pèse plus sur l’événement, on fait ce qu’on peut, mais on ne pèse plus.
Mais vous imaginez ce que cela peut être comme lancement d’une activité militante ! 68 a été une rampe de lancement pour nous : une expérience politique extraordinaire, qui nous apprend à penser, à lire l’événement. Vivre cela au début de son activité militante, c’est quelque chose de vraiment précieux, c’est une grande chance, sans même parler de l’énergie militante qui s’est alors dégagée, qui a été extrêmement porteuse.