Extrait de Ernest Mandel, « Leçons de Mai 68 », les Temps modernes, juillet 1968.
Il y a une preuve bien plus convaincante encore du fait que les travailleurs voulaient, eux aussi, aller plus loin qu’une simple campagne routinière « pour les salaires et de bonnes élections ». C’est leur comportement partout où ils ont eu l’occasion de s’exprimer librement, où l’écran bureaucratique était ébranlé et tombé, où des initiatives ont pu se développer à partir de la base. On est loin d’avoir fait l’inventaire complet de ces expériences, mais la liste est déjà impressionnante :
– à l’usine CSF de Brest, les travailleurs décidèrent de poursuivre la fabrication, mais produisirent ce qu’ils estimèrent, eux, important, notamment des « walkie talkies » qui aidaient les grévistes et manifestants à se défendre contre la répression ;
– à Nantes, le comité de grève cherchait à contrôler la circulation vers et hors de la ville, en distribuant des permis de circuler et en bloquant par des barricades les accès à la ville. Il semble d’ailleurs que le même comité ait même émis des bons crédit acceptés comme monnaie par certains commerçants et cultivateurs ;
– à Caen, le comité de grève a interdit tout accès à la ville pendant vingt-quatre heures ;
– aux usines Rhône-Poulenc, à Vitry, les grévistes décidèrent d’établir des rapports d’échanges directs avec des cultivateurs, cherchèrent à étendre l’expérience à d’autres entreprises, et discutèrent du passage à la « grève active » (c’est-à-dire à la reprise du travail à leur propre compte et d’après leurs propres plans), tout en arrivant à la conclusion qu’il serait préférable de remettre cette expérience jusqu’au moment où plusieurs autres entreprises les suivraient dans cette voie ;
– aux Cimenteries des Mureaux, les ouvriers ont voté en assemblée générale la révocation du directeur. Ils ont refusé d’accepter la proposition patronale de recommencer le vote. Le directeur en question a dès lors été renvoyé à une succursale de ces cimenteries où, par solidarité avec les gars des Mureaux, les travailleurs ont immédiatement déclenché une grève, la première dans l’histoire de cette usine ;
– aux piles Wonder, à Saint-Ouen, les grévistes ont élu un comité de grève en assemblée générale, et, pour manifester leur réprobation de l’orientation réformiste de la CGT, ils se sont barricadés dans l’usine et en ont interdit l’accès aux responsables syndicaux ;
– à Saclay, les travailleurs du centre d’énergie nucléaire ont réquisitionné du matériel de l’usine pour poursuivre la grève ;
– aux chantiers navals de Rouen, les travailleurs ont pris sous leur protection des jeunes vendant la littérature révolutionnaire, et ont interdit l’accès de l’usine aux CRS qui les poursuivaient et qui cherchaient à les arrêter ;
– dans plusieurs imprimeries parisiennes, les travailleurs ont soit imposé la modification d’une manchette (Le Figaro), soit refusé d’imprimer un journal (La Nation), quand le contenu était directement nuisible à la grève ;
– à Paris, le CLEOP (Comité de liaison étudiants ouvriers paysans) a organisé des convois de ravitaillement approvisionnés auprès des coopératives agricoles, qui distribuèrent les produits dans les usines ou les leur vendirent au prix coûtant (poulets à quatre-vingts centimes, œufs à onze centimes, par exemple) ;
– chez Peugeot, à Sochaux, les travailleurs construisirent des barricades contre l’intrusion des CRS et chassèrent ceux-ci victorieusement de l’usine ;
– aux usines Citroën, à Paris, une première tentative, modeste et embryonnaire, est faite pour réquisitionner des camions en vue de ravitailler les grévistes ;
– cas peut être le plus éloquent : aux Chantiers de l’Atlantique, à Saint-Nazaire, les travailleurs ont occupé l’entreprise en refusant dix jours durant de déposer un cahier de revendications immédiates, malgré la pression constante de l’appareil syndical.
Lorsqu’on complétera cette liste, comment pourra-t-on contester qu’elle exprime la tendance spontanée de la classe ouvrière à prendre en main son propre sort et à réorganiser la société d’après ses convictions et son idéal ? Sont-ce là des manifestations d’une grève purement revendicative, d’une grève « quelconque », ou d’une grève dont l’ampleur et la logique poussaient les masses elles-mêmes à déborder les revendications immédiates ?