« Le séparatisme des ouvriers et des paysans est l’enveloppe de leur indignation sociale », écrivait Léon Trotsky à propos de la situation en Catalogne, au début des années 1930.1 S’il est un pays d’Europe où une telle description peut s’appliquer aujourd’hui, c’est bien l’Ecosse.
L’establishment britannique, le roi et les partis du régime en Espagne, les gouvernements de l’Union européenne, Obama et les responsables de l’OTAN ont poussé un immense soupir de soulagement : finalement, seuls 1,6 million de votants sur un total de 3,6 millions (pour 5,3 millions d’habitants) se sont prononcés pour l’indépendance lors du référendum écossais du 18 septembre 2014.
Malgré la poussé du « oui » au cours des dernières semaines, les réflexes de peur l’ont emporté, alimentés par la formidable propagande des partis institutionnels, des médias et du grand patronat britanniques. C’est ainsi que les grands groupes industriels et financiers ayant leur siège en Ecosse, tels la Royal Bank of Scotland (deuxième banque de Grande-Bretagne et d’Europe jusqu’à la crise de 2008 et son sauvetage sur fonds publics), avaient annoncé qu’ils se délocaliseraient en Angleterre si jamais le « oui » l’emportait.
Tout indique cependant que ce vote sera loin de décourager les partisans de l’indépendance. Un indice en est les demandes d’adhésion spontanées reçues, dans les quelques jours ayant suivi le référendum perdu, par les trois principales formations politiques du camp indépendantiste. Le SNP (Scottish National Party), qui exerce le gouvernement autonome en Ecosse, en aurait reçu 40 000. Pour les Verts (les Greens britanniques sont bien plus à gauche que leurs homologues européens, et c’est encore plus vrai en Ecosse), le chiffre annoncé est de 5000. Et il est de 2500 pour le SSP, Scottish Socialist Party, l’organisation anticapitaliste qui avait déjà recruté plusieurs centaines de nouveaux membres durant la campagne et connaît un véritable renouveau, après la grave crise qu’elle avait traversée depuis 20062.
La grande mobilisation populaire de terrain, menée principalement à travers la Radical Independence Campaign (RIC), une coalition militante large soutenue par le SSP, les Verts, la gauche travailliste et de petits groupes d’extrême gauche, devrait également laisser plus que des traces. La RIC entend en tout cas poursuivre ses activités et annonce dès à présent de nouvelles initiatives.
Un vote ouvrier et jeune
La campagne l’avait mis en évidence, les enquêtes sortie des urnes l’ont confirmé : le « oui » a obtenu ses meilleurs scores chez les jeunes, les ouvriers et les chômeurs. 71 % des 16-17 ans, pour la première fois autorisés à voter, se sont prononcés en faveur de l’indépendance. Et celle-ci a été majoritaire dans les deux bastions de la classe ouvrière que sont Glasgow et Dundee (également les régions les plus pauvres, où le nombre des chômeurs est le plus élevé et l’espérance de vie la plus faible).
Le lien entre question nationale et question sociale apparaît ainsi évident – quand bien même il s’est trouvé aussi de nombreux travailleurs, notamment ceux encore influencés par le Labour (travaillistes), pour voter « non » par crainte pour leur salaire, leur emploi ou leur retraite.
Le fait de savoir si, depuis l’Acte d’Union de 1707, la nation écossaise (officiellement constitutive du Royaume-Uni comme le sont aussi l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord) a subi ou non une oppression nationale dans le cadre de l’Etat britannique, est controversé y compris au sein de la gauche radicale : oui, dit le SSP, fondé en 1998 sur l’objectif central d’une « République socialiste écossaise »3 ; non, estiment d’autres marxistes, tel l’universitaire et historien Neil Davidson4, qui a pourtant pris position en faveur de l’indépendance.
Mais ce n’est pas, de toute façon, le plus important. Car la spectaculaire résurgence du séparatisme écossais, resté longtemps très minoritaire, obéit à d’autres raisons.
Des ressorts politiques
Ces causes sont avant tout politiques. L’Ecosse est une terre de gauche qui, jusque récemment, votait massivement pour le Labour. Elle s’est sentie agressée, dépossédée, violée par les politiques imposées depuis Londres, sans discontinuité à partir de l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher, en 1979. C’est en Ecosse que les manifestations et le mouvement de désobéissance civique contre la poll tax, l’impôt forfaitaire par tête que Thatcher tenta d’instaurer en 1989 (sans succès, ce qui contribua à forcer sa démission), avaient débuté et été les plus puissantes.
Majoritairement opposée aux privatisations et aux coupes dans les budgets sociaux, la population constate que ces politiques décidées ailleurs – au parlement de Westminster – échappent totalement à son pouvoir de décision et de contrôle : d’où le très fort développement de l’aspiration à l’autogouvernement, ainsi que le lien établi entre la nécessité de « chasser les tories » (conservateurs) et l’obtention de l’indépendance.
Au rejet des politiques néolibérales s’ajoute une autre dimension : le refus des guerres menées en Afghanistan et en Irak, plus généralement celui de la politique impérialiste de l’Etat britannique. Cette opposition s’est concentrée sur l’exigence de la fermeture de la base navale de Faslane, dans l’estuaire de la Clyde. Faslane abrite les sous-marins lanceurs de missiles Trident, qui constituent la force de dissuasion nucléaire de l’Etat britannique (elle héberge aussi une unité de l’OTAN spécialisée dans le sauvetage sous-marin). En lien avec les aspirations écologiques, le mot d’ordre « pour une Ecosse sans nucléaire » n’a cessé de gagner du terrain.
Le jeu habile du SNP
Pour s’imposer à la tête du gouvernement autonome écossais, avec une majorité de députés relative en 2007 puis absolue à partir de 2011, le SNP a choisi d’épouser en partie ces aspirations populaires. Sa politique sociale le fait apparaître, sans trop de difficultés, comme nettement plus à gauche que le « nouveau » Labour. De fait, il a repris de larges pans de ce qu’était son programme avant Tony Blair. Dans les domaines de compétence de son gouvernement, le SNP mène une politique qui est libérale au plan économique, mais comporte un véritable volet social.
Et cela se voit. Aujourd’hui en Ecosse, au contraire de la situation dans le reste du Royaume-Uni, les études universitaires, les cantines scolaires, les soins aux personnes âgées sont gratuits. Les patients n’ont pas à acquitter de ticket modérateur (prescription charge) sur les ordonnances médicales. L’enseignement public a été préservé, la gestion de l’eau et le traitement des déchets restent eux aussi publics. La bedroom tax, un nouvel impôt britannique touchant ceux des foyers, bénéficiaires de l’aide sociale (donc les plus pauvres), qui disposent chez eux d’une chambre à coucher non occupée en permanence, vient d’être neutralisée suite à une décision du parlement écossais.
Le SNP s’engageait également, si l’indépendance était votée, à fermer la base de Faslane – posant ainsi un très gros problème au gouvernement britannique, qui ne dispose d’aucun autre site aménagé pour recevoir ses sous-marins nucléaires et voyait ainsi menacé son statut de puissance disposant d’un siège permanent au conseil de sécurité de l’ONU.
Certes, dans le même temps, le SNP proposait qu’une Ecosse indépendante garde la reine, la livre sterling et reste dans l’OTAN. Tout en se livrant à un discours assez démagogique, sur le fait que les acquis sociaux distinguant l’Ecosse pourraient être garantis et même étendus, à la condition que l’on reprenne le contrôle de « notre » pétrole et « notre » gaz, aujourd’hui indûment accaparés par les financiers de la City. Mais après tout, on parle ici d’un parti qui est bourgeois et pro-capitaliste, qu’à ce titre il convient de combattre, et l’on sait par ailleurs qu’une indépendance véritable ne pourra être que socialiste.
Pour autant, décrire la bataille du référendum comme ayant opposé fondamentalement deux classes bourgeoises – l’écossaise et l’anglaise – également prédatrices et dominatrices ne correspond pas à la réalité. Comme l’indique Neil Davidson, « il y a eu à Glasgow une grande bourgeoisie, propriétaire des chantiers navals et de l’industrie lourde qui avaient fait sa gloire impériale. Mais tout cela a entièrement disparu. Ils ont vendu et sont partis. L’industrie écossaise appartient aujourd’hui à un petit groupe de multinationales, états-uniennes, japonaises ou britanniques, dont les propriétaires vivent à Londres, New York ou ailleurs (…) Il y a une classe écossaise de capitalistes petits et moyens. Elle soutient le SNP et l’indépendance. »5
Une caractéristique particulière
La dénonciation abstraite du « nationalisme », qui serait très mauvais parce que seul l’internationalisme est bon, n’est pas plus pertinente.6 En ces temps tourmentés où, dans la plupart des pays, le terme est synonyme d’égoïsme, d’exclusion voire de haine, le nationalisme écossais a en effet une caractéristique très particulière : il est inclusif, ouvert et fraternel aux étrangers. Le discours hégémonique – et repris par le gouvernement du SNP – est : si vous voulez construire ce pays avec nous, bienvenue.
Le vote du 18 septembre était ainsi ouvert aux ressortissants de tous les pays de l’Union européenne et du Commonwealth, soit l’immense majorité des non britanniques résidant en Ecosse. La campagne du « oui » comptait dans ses rangs un « Collectif des Anglais pour l’indépendance écossaise ». Plus généralement les réfugiés, principalement originaires d’Asie (et, dans ce cadre, d’Etats membres du Commonwealth), sont infiniment mieux traités au nord qu’au sud de la frontière.
Dans le cadre d’une stratégie anti-impérialiste et socialiste, donc au nom d’un véritable internationalisme, ce type de nationalisme-là mérite plutôt d’être… soutenu.
Jean-Philippe Divès
Notes
1 « La Révolution espagnole et les tâches communistes », 24 janvier 1931. Version électronique à l’adresse https://www.marxists.org…
2 Suite aux frasques diverses et à la trahison politique de son ancienne figure publique, l’ex-député Tommy Sheridan, qui a fini par faire un an de prison pour parjure devant un tribunal. Sur l’affaire Sheridan, voir le livre « Downfall » du dirigeant du SSP Alan McCombes (2011, Birlinn). Pour un aperçu du récent congrès du SSP, voir le compte rendu (en anglais) du représentant en Europe de la Socialist Alliance australienne : http://www.europe-solida…
3 Voir le livre « Imagine » (Rebel Inc., 2000) écrit par Alan McCombes. Et, en français, l’article du dirigeant du SSP Alistair Black, « Les anticapitalistes et l’indépendance écossaise », publié dans le numéro 39 (novembre 2012) de cette revue.
4 Longtemps l’un des animateurs du SWP en Ecosse et aujourd’hui un responsable de l’organisation RS21 (Socialisme révolutionnaire au 21e siècle). Auteur notamment du livre « Discovering the Scottish Revolution, 1682-1746 » (Pluto Press, 2003).
6 Voir notamment les positions de Lutte ouvrière, http://www.lutte-ouvrier…