Par Yann Cézard
L’élection présidentielle américaine aura lieu le 6 novembre prochain. Au moment où nous bouclons cette revue, deux semaines avant, le suspense monte. Car Obama est loin d’être sûr de sa réélection. L’incroyable est là : quatre ans après leur débandade historique, quatre ans après l’éclatement d’une crise catastrophique dont ils apparaissaient largement coupables, les Républicains sont de retour, pareils, et même pires…
Alors comme en 2004 contre Bush le va-t-en-guerre, comme en 2008 pour Obama le candidat noir qui parlait de paix et de justice sociale, une bonne partie de l’opinion mondiale se sent pleinement concernée, et brûlerait presque de prendre la nationalité américaine pour un jour, pour voter. C’est que les destinées de la première puissance mondiale sont aussi celles du monde.
Le souci, c’est que cet engagement pour Obama ne semble guère partagé par les premiers intéressés, les Américains des classes populaires.
On entend déjà, en Europe, une petite chanson bien connue, qui nous dit que décidément le peuple américain est indécrottable, définitivement aliéné par le capitalisme le plus sauvage, incroyablement perméable aux absurdités libérales, au prestige des riches, à la religion de l’individualisme, aux messages racistes (presque pas) subliminaux des Républicains. Ainsi pense souvent une soi-disant « gauche » européenne : on calomnierait volontiers les « red necks » (nuques rouges) du Midwest et autres prolétaires américains, pour excuser Obama de ne plus leur plaire.
Pourtant, le fond de l’affaire, c’est que le bilan de la présidence Obama est catastrophique (pour la population).
« Ben Laden est mort, General Motors est vivant » ?
Le vice-président Joe Biden prétend résumer ainsi ce bilan. Mais l’impérialisme, lui, est bien vivant. La guerre d’Afghanistan a été amplifiée, au service d’un pouvoir féodal. Israël continue de coloniser et opprimer les Palestiniens, en recevant chaque année une aide militaire et financière américaine record. Le bagne de Guantanamo devait fermer, il est ouvert. GM, General Motors, a été sauvée (avec 80 milliards de dollars publics), mais les droits syndicaux sont morts et des dizaines d’usines fermées.
Très vivantes, en revanche, sont la finance et les banques. La présidence Obama leur a fait la grâce d’un plan de sauvetage de 700 milliards de dollars, en échange… d’une régulation lilliputienne. Les mêmes pratiques et les mêmes profits qu’avant. Au service d’un système financier qui n’irrigue en rien l’économie réelle. Alors le bilan d’Obama, c’est 8 % de chômeurs officiels (bien moins indemnisés qu’en France), 16 % si on compte ceux qui ne travaillent que quelques heures ou les « découragés », des millions de gens qui ont perdu leur maison, des villes entières ruinées. Son vrai bilan, c’est « Wall Street est vivant, l’emploi est mort ».
Reste l’écologie. On se souvient en effet qu’Obama avait aussi promis un « New deal vert » : les émissions de gaz à effet de serre ont certes reculé de 6 %, mais c’est à cause de la récession. Et si la part du charbon dans la consommation d’énergie du pays est passée de 50 à 40 %, c’est parce que le gaz de schiste le remplace !
2008, une fenêtre de tir
Obama n’est certes pas le messie. Il ne pouvait pas tout réussir, tout seul… S’il a échoué, c’est d’ailleurs, lit-on dans la presse française, parce qu’il se serait heurté aux verrouillages et chicanes du système politique américain, à la puissance des lobbies capitalistes, au réveil républicain, à la radicalisation du Tea Party.
Pourtant, il bénéficia d’une fenêtre de tir historique lors de son élection. Il avait obtenu près de 53 % des suffrages. Il était porté par une vraie ferveur populaire. Le parti démocrate dominait les deux chambres du congrès. Surtout, non seulement ses adversaires républicains étaient discrédités, mais l’idéologie libérale elle-même, si puissante aux États-Unis, était profondément ébranlée. Les milliardaires et le « big business » étaient montrés du doigt. Au début de son mandat, recevant les représentants des plus grands banques du pays, Obama leur lançait : « Il n’y a plus que moi entre vous et les fourches ! » Personne ne pouvait non plus oublier, lors de cette rencontre, qu’entre les banques et la faillite, il n’y avait plus que l’état fédéral et ses centaines de milliards de dollars du plan de sauvetage de la finance.
Les démocrates n’ont pas utilisé ce rapport de forces. Ils ont accepté de brader la réforme emblématique de l’assurance-maladie, ils ont sauvé les banques de la faillite, mais pas les personnes expulsées de leur maison par ces mêmes banques. En guise de réponse à la crise, ils ont tout fait pour sauver le système qu’ils avaient trouvé au bord du gouffre.
Le vrai miracle Obama
Ils ont certes réalisé un vrai miracle : renflouer à la fois la finance avec l’argent de l’état et l’idéologie libérale, soit en la défendant ouvertement, soit en prétendant mener une politique alternative… et en la faisant aussitôt échouer lamentablement, « prouvant » ainsi aux yeux de beaucoup qu’une politique autre que libérale était inefficace. Ils ont alors renfloué les Républicains. En 2010 les héritiers de Reagan gagnaient les élections législatives.
Obama, qu’as-tu fait de notre victoire ? C’est que ce n’était pas non plus « notre » victoire. Goldman Sachs et toutes les grandes banques du pays figuraient parmi les vingt premiers donateurs de la campagne Obama de 2008, qui reçut trois fois plus de milliards de dons que la campagne républicaine. Obama mit à la tête de ses conseillers économiques Lawrence Summers et Timothy Geithner, liés à ces banques et maîtres d’œuvre de la grande dérégulation financière des années 1990, sous la présidence… Clinton. Le parti démocrate est l’autre parti de la classe possédante américaine, et s’il est moins lié aux petits patrons et aux trusts énergétiques que le parti républicain, il l’est peut-être davantage à Wall Street.
L’autre Amérique
Les républicains reviennent en force avec un programme effrayant. A les entendre, les racines de la crise, c’est la paresse des « assistés », ces « 47 % d’Américains qui vivant des aides de l’Etat ne peuvent que voter Obama » (Mitt Romney), c’est l’état-providence ! Ils proposent d’abroger « Obamacare » (la timide loi qui a tout de même permis à des millions de personnes d’accéder à une assurance-maladie), privatiser Medicare (l’assurance maladie publique des personnes âgées), régionaliser Medicaid (celle des plus pauvres), faire de nouvelles coupes sombres dans les dépenses sociales. Tout en baissant encore plus les impôts des riches et en augmentant à nouveau le budget militaire ! Et comme toujours, à coups de sous-entendus crapuleux, l’aide sociale est assimilée à une nuisible subvention aux pauvres… et surtout aux Noirs. C’est ainsi que les politiciens américains les plus réactionnaires ont toujours adossé, dans l’histoire américaine, la défense des privilèges aux préjugés racistes.
Face à de tels épouvantails, Obama passe facilement pour le « moindre mal ». C’est pourtant lui et son parti qui ont rendu possible cette nouvelle furie réactionnaire. Le pire de leur bilan, c’est d’avoir alimenté la résignation et le désarroi d’une partie de la population, d’avoir convaincu beaucoup de ceux qui espéraient quelque chose en 2008, que décidément « No, we can’t », selon un engrenage catastrophique que l’on ne connaît que trop bien, nous aussi, en France.
Heureusement il y a une autre Amérique, qui porte vraiment l’espoir. Les dizaines de milliers d’enseignants du Wisconsin qui se sont battus pendant des semaines pour défendre leurs droits syndicaux. Les indignés américains d’Occupy Wall Street, certes peu nombreux à l’échelle du pays, mais qui ont marqué l’opinion, ne serait-ce que par leur slogan « Nous sommes les 99 % » d’une vérité si frappante, et qu’Obama a lui-même repris à l’époque pour tenter de regagner un peu de crédit. Les associations qui ont organisé des familles expulsées pour récupérer de force des maisons – voire des quartiers entiers ! – vidées par les saisies immobilières.
Dans les années 1930, l’époque de la Grande Dépression et du New Deal, ce sont de telles luttes, au départ timides ou dispersées, puis de plus en plus massives et radicales, qui imposèrent de grandes transformations dans la société américaine. Y compris à un président (lui aussi) tout ce qu’il y a de plus bourgeois et centriste, devenu depuis un mythe démocrate, Roosevelt.