L’article ci-dessous a été écrit peu avant les élections générales du 7 mai 20151. Il peut aujourd’hui être lu comme une explication, notamment, de la grave défaite que le Labour Party vient d’y subir (traduction et notes, Jérôme Beuzelin).
Dans The Absence of War, la pièce de David Hare, la vie de Georges Jones, chef de parti aux allures de Kinnock2, est une tragédie. Il doit accepter de voir son humour, sa passion et ses talents d’improvisation être progressivement laminés par la mécanique de son parti, lequel ne vise qu’à dépasser les Tories sur leur droite. Ses membres obéissent religieusement aux sondages, et pourtant les électeurs ne sont pas au rendez-vous. Ils font ce qu’il faut, de l’avis général, pour gagner, mais sans résultat. Incapables de comprendre pourquoi, ils finissent par affronter les échéances électorales comme on se jetterait dans une turbine, et en sortent en lambeaux.
De nos jours, les principales personnalités du Labour n’ont plus rien de tragique. Ed Miliband licencie la procureure générale de son cabinet fantôme3, Emily Thornberry, pour avoir « manqué de respect » au propriétaire d’une fourgonnette blanche. Ed Balls, ministre de l’économie du cabinet fantôme, après avoir abandonné sa brève tentative d’opposition aux politiques d’austérité de la coalition, cherche désormais la respectabilité en promettant d’honorer toutes les restrictions budgétaires du gouvernement. Rachel Reeves, chargé dans le cabinet fantôme du travail et des retraites, s’aliène sans motif les chômeurs et les bénéficiaires d’allocations – catégories qu’elle confond, alors que la plupart des allocataires sont en fait salariés – en répétant avec insistance que « le Labour n’est pas le parti des sans emplois ».
Austérité et « britannité »
Tout ceci illustre bien le glissement maladroit des travaillistes vers la droite dans l’espoir d’étendre leur base. Le véritable résultat, c’est que des pans entiers de cette base ont basculé vers le Scottish National Party, Plaid Cymru (au Pays de Galles), les Verts ou même UKIP. Les travaillistes ne manquent pourtant pas de prendre des initiatives politiques populaires, depuis le rejet du Health and Social Care Act (contre-réforme du système de santé) ou de la taxe sur les chambres inoccupées, à l’imposition du gel du prix des carburants ou du contrôle des loyers. Ce qui leur manque, c’est un projet.
Les travaillistes prétendent que la seule chose qui compte est de s’affronter à « la crise du coût de la vie ». Mais ayant accepté la camisole de l’austérité, que pourraient-ils réellement y faire ? Il est quand même difficile de ne pas rattacher la plus longue baisse du niveau de vie depuis cinquante ans aux politiques d’austérité, qui ont retardé la croissance et supprimé des compléments de revenus essentiels pour la classe ouvrière. L’engagement d’Ed Balls à poursuivre les restrictions signifie que les travaillistes ne peuvent, au mieux, que bricoler aux marges de la crise. Dans certains cas, comme lorsqu’ils s’accordent de facto avec les Tories pour supprimer les allocations chômage pour les moins de 25 ans, ils ne font que copier la politique conservatrice. Mais, même si cette mesure atteignait son but proclamé, en forçant les jeunes chômeurs à accepter des emplois aux salaires de misère, en quoi le niveau de vie aurait-il été amélioré ?
Pire, les travaillistes ont accepté tous les dogmes des conservateurs. Le secteur privé sait mieux ce qui est bon pour la croissance. La City est intouchable : on peut la tancer, jamais l’affronter pour de bon. Le chômage est une forme de dépendance, dont le mieux à faire est de la discipliner par le marché. La compétition est la loi de toute vie économique et sociale, et le rôle de l’Etat est de l’encourager et d’y garantir la participation publique. Quant à l’Etat Britannique et ses engagements militaires, il sont sacro-saints.
Dans les mois précédant le référendum sur l’indépendance écossais – le seul exemple récent de participation démocratique un tant soit peu massive et enthousiaste au Royaume-Uni –, les travaillistes se sont retrouvés en campagne aux côtés des conservateurs, avec pour seul résultat que lors des élections de mai ils seront quasi éradiqués au Nord de la frontière. Cette position a logiquement conduit les travaillistes à attaquer bien plus violemment le SNP que les Tories, et Miliband a même été obligé, sous la pression de ces derniers, d’exclure toute coalition post-électorale avec le SNP, ce qui pourrait bien sonner le glas de toute perspective de gouvernement travailliste viable.
Graduellement, le Parti Travailliste a fini par accepter l’essentiel de la « vision » conservatrice, ne serait-ce que parce qu’il n’en a aucune qui lui soit propre. La Weltanshauung4 des conservateurs est complexe, ses relents racistes et autoritaires tempérés par un cosmopolitisme pro-business et un libertarisme de marché. Mais il n’aura pas fallu trente ans aux travaillistes pour l’assimiler : « bon sens » de droite vis-à-vis des marchés et des dépenses publiques, attitude répressive quant à la sécurité et la justice criminelle (la population carcérale et les effectifs policiers ont crû sous les travaillistes plus vite que sous les gouvernements conservateurs ; la législation anti-terroriste et les ASBOs5 ont proliféré), et maintenant politique migratoire.
Peu après l’intronisation de William Hague à la tête des Tories en 1997, le Labour a repris leur rhétorique sur les demandeurs d’asile et les gitans. Sa réponse aux émeutes d’Angleterre du Nord en 2001, qui avaient vu de jeunes asiatiques6 s’affronter à l’extrême droite et à la police, a été d’incriminer la tendance des asiatiques à l’auto-ségrégation. S’en suivirent des années d’exhortations autoritaires à accepter la « britannité »7. Mais, comme l’a affirmé l’éditorialiste Dan Hodges, « singer le langage du BNP n’a fait que booster le BNP »8. C’était également offrir à Cameron une occasion en or pour ridiculiser la politique raciale à la « Alf Garnett »9 des premiers rangs travaillistes et pour promettre de « renverser l’érosion substantielle des libertés publiques vécue sous le gouvernement travailliste ».
A en juger par cette fastidieuse récapitulation d’idées conservatrices par les travaillistes, on s’attendrait à ce que leur problème principal fût la domination écrasante des conservateurs. Mais la part des voix dévolue aux Tories stagne sans rémission au même niveau, aux alentours de 30 à 35 %, depuis le Mercredi Noir de 199210. La question de l’Europe a mortellement divisé sa base, et une coalition grandissante de petits patrons, de traders solitaires et de cow-boys hyper-atlantistes se sont ralliés à des challengers tels que UKIP. Le monde des affaires, qui domine traditionnellement les sommets conservateurs, apprécie sans aucun doute les fruits du libre marché européen, mais de nombreux petits entrepreneurs n’exigent que le droit d’employer de la main-d’œuvre précaire et pas chère, ce qui veut dire le moins possible de régulation bruxelloise.
Néolibéralisme, dette publique et crise de la démocratie représentative
Aux racines du dilemme de Miliband se trouve une crise de la démocratie représentative qui n’est pas propre au Royaume-Uni mais affecte toutes les démocraties développées. Son contexte est la montée de la dette publique à travers le monde industrialisé, dont la cause première est l’effondrement des revenus du fait de la récession globale, et le corollaire, la nécessité de soutenir l’activité par des sauvetages bancaires sans précédent.
Mais le problème est chronique : il a été détecté dès les années 1970. Parmi les causes essentielles de l’accroissement de l’endettement public, on trouve le ralentissement des taux de croissance comparativement à l’après-guerre, un basculement démographique qui a accru la part de la population dépendante vis-à-vis de celle en âge de travailler, et un remplacement de l’industrie par les services, secteur moins profitable qui génère donc moins de rentrées fiscales. Mais, à l’époque de Thatcher et Reagan, le coupable était tout trouvé : c’était le consensus keynésien d’après-guerre ; il avait bridé le marché, augmenté l’inflation, et la dépense publique avait dépassé la base productive de l’économie. Les gouvernements successifs – Thatcher dans les années 1980, Clinton une décennie plus tard, Schröder et Blair dans les années 2000 – ont tous cherché à réformer l’Etat pour réduire les coûts. On a taillé dans toutes les dépenses non impératives, et le secteur public a été restructuré par l’introduction de marchés internes.
Le résultat n’a pas été un Etat plus petit, ni même plus efficace (l’introduction de marchés internes dans le Service National de Santé11, par exemple, a fait exploser les frais généraux de 3 à 15 % des coûts), mais un Etat plus pro-business et moins démocratique, et ce, sans que dans la plupart des cas les déficits publics ne fussent significativement réduits. Aux USA, la guerre-éclair de Clinton contre la sécurité sociale et les politiques pro-Wall Street n’ont produit qu’un bref surplus budgétaire en fin de mandat, et au Royaume-Uni, les gouvernements ont présenté des déficits tous les ans, sauf six, depuis 1979, avec une tendance générale à la hausse dès avant 2008. La hausse spectaculaire du chômage, utilisée pour contenir l’inflation et écraser les syndicats, n’a fait qu’exacerber ce problème de dette publique.
Wolfgang Streeck et Amin Shäfer, dans Politics in the Age of Austerity (2013), expliquent que du contrôle des dépenses résulte un amaigrissement de la part du budget disponible pour les programmes non impératifs, une part croissante du budget étant engloutie dans le paiement de la dette et autres dépenses prioritaires. Étant donné le talent des plus riches à faire pression contre les hausses d’impôt, en commençant par évader ce dernier, il est de plus en plus difficile de lever les fonds nécessaires aux services existants. Les impôts indirects sur la consommation – qui frappent en premier lieu les plus pauvres – ont été relevés ou mis en place, mais la tolérance politique vis-à-vis de ces mesures est faible.
La marge de manœuvre des Etats est de ce fait de plus en plus étroite, alors que l’hégémonie croissante de la doctrine néolibérale dans le discours public tend à interdire toute politique « inamicale » vis-à-vis des marché. Dans cette situation, des interventions modestes sur les marchés telles que le gel temporaire des coûts de l’énergie peuvent encore être possibles, mais la nationalisation des compagnies d’énergie ne sera jamais sérieusement envisagée. Du fait de ce rétrécissement des choix démocratiques, les citoyens perdent tout intérêt pour les politiques menées à Westminster, hors lorsqu’elles encouragent le ressentiment, en ciblant les obèses, les handicapés, les Ecossais, les mères célibataires, les immigrés et ainsi de suite.
Dès lors qu’on demande à chacun de se débrouiller par soi-même, les attentes vis-à-vis de la démocratie parlementaire ont eu tendance à se réduire, tout comme la participation. Celle-ci s’est effondrée à travers toutes les démocraties développées, particulièrement chez les pauvres et les moins instruits. La tendance est particulièrement avancée en Grande-Bretagne : la participation aux législatives a varié entre 60 et 65 % entre 2000 et 2010, bien en-dessous des 72,5 % enregistrés en moyenne par Streeck et Shäfer dans les économies du centre dans la même période. Aux législatives de 2010, la participation a oscillé entre 44 et 72 %, étant la plus faible dans les zones à fort taux de chômage. Cet effondrement de la participation est encore plus forte aux élections régionales et locales, peut-être en partie en réponse à la centralisation du pouvoir politique et l’incapacité croissante des pouvoirs locaux à réellement changer la donne.
Le mythe de l’espace au centre
Dans le cas du Labour, l’effondrement de sa capacité à représenter sa base a également des causes spécifiques. La base sociale du travaillisme est le mouvement ouvrier, et celui-ci est en déclin. Le nombre de syndiqués a décru de moitié depuis 1980. Le mouvement coopérativiste12 s’est effiloché et les Methodist halls13 se sont vidés ; le mouvement ouvrier au sens large ne produit plus comme avant un flux continu d’orateurs et de cadres ouvriers.
Quand bien même, la décomposition accélérée de ces dernières années est bien un produit du passage du New Labour au pouvoir. Les partisans de Blair avaient expliqué que le recrutement en masse de nouveaux adhérents allait permettre au parti de rester dans le coup, tandis qu’une stratégie gouvernementale centriste allait arrimer les électeurs aux idées progressistes. En réalité, après 13 ans de gouvernance néo-travailliste, le nombre d’adhérents s’est effondré à des niveaux inédits dans l’histoire du parti, et la perte de cinq millions de votes ouvriers entre 1997 et 2010 a entraîné ses scores électoraux les plus faibles depuis 1918.
Les choix d’Ed Miliband à la tête du parti visaient partiellement à répondre à ce besoin de reconquérir le vote ouvrier. La première année sous sa direction vit une brève remontée des adhésions. Mais il a peiné à concilier cet objectif avec la soumission continue du Labour au consensus post-thatchérien – et aux politiques d’austérité – comme condition pour recueillir le vote des classes moyennes et obtenir la coopération du monde des affaires. Car le grand mensonge de la politique britannique est qu’il existerait un vaste espace au centre, et que ce serait là que se gagnent les élections. Mais comme Nick Clegg14 l’a appris à ses dépens, dans une période de dépression économique, cet espace a tendance à rétrécir. Et pourtant, alors que la situation politique se polarise et que les partis institutionnels sentent le sol se dérober sous leurs pieds, ceux-ci s’accrochent de plus en plus au mythe de l’espace au centre. C’est très exactement ce que font les travaillistes, par principe autant que par stratégie. Ils le font parce que c’est la chose à faire, parce qu’ils ont l’habitude de le faire, et enfin parce qu’ils ne savent pas faire autrement.
Paradoxalement, la faiblesse électorale du Labour pourrait bien lui épargner le pire. Le parti est pris dans une spirale autodestructrice, que James Doran, militant travailliste, qualifie de « pasokification ». Le principal parti grec de centre-gauche avait en effet mis en œuvre des politiques d’austérité, pour voir son score électoral s’effondrer de 43,9 % en 2009 à 4,7 % en 2015 – mais le sort du Pasok n’est qu’une forme extrême de l’implosion qui menace la plupart des partis sociaux-démocrates européens, du SPD allemand aux PS français.
En mai, le parti travailliste sera confronté à un dilemme. Une défaite serait démoralisante et augmenterait la probabilité d’implosion finale du parti : rien n’indique qu’une force significative, hors les partisans de Blair, serait en mesure de profiter de l’échec de Miliband, et en aucun cas qu’un travaillisme de gauche de quelque envergure puisse émerger des ruines. Et pourtant, si les travaillistes remportaient l’élection, ils seraient forcés de mettre en œuvre un programme d’austérité qui, sans jamais satisfaire l’électorat conservateur, ferait inévitablement déserter en masse ce qui reste du sien. Ce serait là une défaite d’un autre ordre de grandeur. Pour un aperçu de ce futur, il suffit de regarder, outre-Manche, François Hollande s’enfoncer toujours plus dans les sondages, à rebours d’un Front national qui lui ne cesse de grimper.
Richard Seymour
- 1. our la London Review of Books, vol. 37, n° 8, 23 avril 2015 [http://www.lrb.co.uk/v37…]. Auteur de plusieurs ouvrages, l’auteur anime le blog Lenin’s Tomb, http://www.leninology.co… Les intertitres sont de notre rédaction.
- 2. Neil Kinnock, chef du parti travailliste et chef de l’opposition de 1983 à 1992, pendant les mandats de Margaret Thatcher et de John Major.
- 3. Litt : « shadow general attorney » soit ministre de la justice dans le cabinet fantôme d’opposition.
- 4. ision du monde – en allemand dans le texte.
- 5. Anti-Social Behaviour Order : mesure de contrôle judiciaire applicables aux adultes et aux mineurs de plus de 10 ans, réprimant les incivilités et les petits délits. Mise en place en 1998 sous le gouvernement Blair et renforcée en 2004, toujours sous les travaillistes. En 2001, 350 ASBO étaient prononcées en Angleterre et au Pays-de-Galle. Le chiffre de 2012 pour les mêmes pays : 1329 (Sce : https://www.gov.uk/gover…) [NdT].
- 6. Litt. « Asian » : au R-U, essentiellement des personnes d’origine sud-asiatique (Inde, Pakistan, Bangladesh). [NdT]
- 7. Litt. « Britishness » : tentative de définition de ce que signifie être citoyen en Grande-Bretagne. Promue par les médias et les travaillistes comme alternative « progressiste » et « unifiante » aux définitions strictement nationales (anglais, gallois, écossais). En réalité, un peu comme les « valeurs de la République » chez nous, essentiellement injonctions de conformité au modèle en place.
- 8. Le British National Party est un parti d’extrême droite fascisant, aujourd’hui marginalisé par la montée de la droite raciste et europhobe de UKIP (Parti de l’indépendance du Royaume-Uni).
- 9. Personnage de série télévisée britannique des années 60 à 90, c’est un prolétaire réactionnaire, méchant, raciste, misogyne, homophobe, anti-irlandais et anti-catholique. Egalement fervent soutien du parti conservateur, ce qui rajoute à l’ironie de Cameron vis-à-vis de ses adversaires. [NdT]
- 10. « Black Wednesday of 1992 » expression consacrée designant la sortie forcée de la livre Sterling du système monétaire européen, le 16 septembre 1992, sous un gouvernement conservateur. Suite à cet épisode, le vote conservateur s’effondrera de 45 % environ à moins de 30, pour remonter ensuite péniblement.
- 11. National Health Service (NHS) : au Royaume-Uni, le système de santé est entièrement étatique, gratuit, et financé par l’impôt – en théorie, en réalité de plus en plus de coûts sont basculés sur l’usager, alors qu’un système parallèle privé de services de santé, a envahi à la fois les marges et les fameux « marchés intérieurs » du système pour en tirer profit.
- 12. e Royaume-Uni développe dès le 19e siècle un grand nombre d’associations coopératives, formant un mouvement qui a longtemps structuré l’imaginaire social.
- 13. L’Eglise Méthodiste est connue pour son engagement populaire. Les halls, moins des églises que des salles de réunion, hébergent de nombreuses activités caritatives et sociales, ainsi que des meetings politiques.
- 14. Vice-premier ministre de 2010 à 2015, Nick Clegg dirigeait jusqu’aux élections du 7 mai le parti des Libéraux-Démocrates.