Entretien avec Bernard Dréano, membre du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale CEDETIM/IPAM.
L’Otan vient de tenir un sommet à Bruxelles. Peux-tu nous faire un état des lieux de cette organisation qui aurait dû disparaitre avec la fin de l’URSS ?
Rappelons tout d’abord que les Américains avaient effectivement promis à Gorbatchev la non-extension de l’Otan et surtout le non-déploiement de troupes en Europe centrale « post-communiste » et même envisagé la dissolution de l’Otan à laquelle Margaret Thatcher et François Mitterrand se sont violemment opposés car ils voulaient maintenir l’Allemagne réunifiée « sous tutelle » de l’Otan. Ensuite à partir de 1996, les États d’Europe centrale ont demandé à adhérer à l’Alliance atlantique (donc à l’Otan) comme une « police d’assurance » pour leur sécurité.
L’Otan est une agence, qui crée des normes et conditions d’interopérabilité des armées (y compris étendue à des armées non membres de l’Otan), et un état-major qui a plus ou moins été utilisé après 1989 en situation concrète pour des opérations qui se sont toujours déroulées… hors du territoire de ses membres : dans les Balkans, en Libye, en Afghanistan… Que l’Otan soit sollicitée (pleinement pour le Kosovo, partiellement pour l’Afghanistan) ou pas (interventions alliés en Syrie et Irak), c’était de toute façon les Américains qui décidaient de tout, sans consultations sérieuses des leurs alliés, membres ou pas de l’Alliance atlantique.
Malgré les discours sur le rôle de l’Union européenne, il semble que ce soit les Américains qui, après la parenthèse Trump, mènent désormais complètement le jeu, imposant leurs règles et vendant leurs armes (cf. les F35 vendus à l’Allemagne) ?
L’Alliance atlantique a toujours été sous domination américaine et plus encore son organisation logistique l’Otan (dont par exemple les commandements militaires opérationnels sont toujours américains, et le secrétariat politique toujours assurés par des européens fantoches). Les grandes opérations et les stratégies n’ont jamais été sérieusement discutées entre les alliés et encore moins dans chacun des pays membres. En Afghanistan par exemple ce sont les Américains qui décidaient de tout (y compris sur le terrain avec leur opération Enduring Freedom), et l’Otan suivait sans débats… même pour les conséquences de la défaite finale. Et bien sûr les canaux Otan ont toujours servi à faire la promotion des armes américaines – l’achat des très onéreux F35 par l’Allemagne venant de facto saboter le nouveau programme d’avion européen. Mais même si l’Alliance était plus un système de domination que d’alliance entre égaux, Trump voulait se débarrasser des éventuelles contraintes qu’à travers elle certains pays auraient pu exercer, et par contre accentuer l’aspect « commercial » au bénéfice de l’industrie d’armement américaine.
Après la phase trumpiste, et compte tenu du recentrage des priorités américaines vers l’Asie, l’importance de cette « vieille » alliance concernant l’Europe, devenait moins grande, tandis que les Américains voulaient renforcer leurs alliances dans la zone indopacifique. Où par ailleurs plusieurs armées comme les Japonais, les Coréens du Sud, les Taiwanais, les Australiens… répondent aux normes techniques Otan. La montée en agressivité de Vladimir Poutine, surtout depuis 2008, et bien plus son agression de février en Ukraine ont, comme le titrait très justement le quotidien l’Humanité le 19 mars dernier, « ressuscité l’Otan ».
L’expansion de l’Otan à l’est de l’Europe a une responsabilité dans la guerre actuelle même si l’agression de Poutine contre l’Ukraine a d’autres ressorts. Qu’en penses-tu ?
Ce qui a joué le plus profondément c’est la catastrophe sociale et psychologique qu’ont été les conditions de la « transition » dans l’espace post-soviétique et singulièrement en Russie et en Ukraine : pillage avec participation active des multinationales et banques occidentales, corruption et pouvoir économique des oligarques, accroissement vertigineux des inégalités, profonde frustration de fractions importantes des populations et sentiment de déclassement et d’humiliation surtout en Russie. En Ukraine il en a résulté un système quasi féodal de pouvoir des oligarques avec un pouvoir central faible, et un rejet de plus en plus fort de ces oligarques corrompus, moteur essentiel des mouvements sociaux de 2004 et surtout de 2014 (cf. ci-dessous). En Russie au début du 21e siècle le régime de Poutine a « remis de l’ordre », en s’appuyant sur les oligarques, il a développé une idéologie nationaliste faite de références tsaristes (façon Nicolas 1er), soviétiques (façon Staline) et orthodoxes. L’adhésion de pays d’Europe centrale à l’Otan dans ce cadre a été présentée comme une menace imminente, accentuée par certaines gesticulations militaristes occidentales (le déploiement de systèmes anti-missiles, effectif en Pologne et prévu en Roumanie par exemple). Mais ce sont surtout les « révolutions oranges » d’Ukraine et de Géorgie (2003-2005) qui ont inquiété, et ont été perçues par le Kremlin comme « des coups d’État de la CIA », alors que leur réalité sociale était incontestablement beaucoup plus complexe, et plus encore pour le mouvement « EuroMaidan » de 2014 (qui fut avant tout un mouvement anti-corruption).
La guerre relance une course généralisée aux armements dans un contexte de crise économique. Quant à la gauche européenne (en dehors de courants minoritaires comme le nôtre), elle semble retourner à un « double campisme » : les sociaux-démocrates et certains partis Verts derrière l’Otan et, d’un autre côté, divers courants de gauche pour lesquels tout ce qui semble s’opposer aux USA a, au moins, des circonstances atténuantes. Quelles actions possibles pour ceux qui refusent ces logiques ?
Hélas, la guerre d’Ukraine va, quelles que soient son issue et sa durée, considérablement renforcer les discours militaristes, la course aux armements et les industries qui l’alimentent, faire diversion sur la nécessaire lutte contre la catastrophe environnementale en cours (qui elle-même va provoquer d’autres guerres ). Au moment de la chute du mur de Berlin il y avait une réflexion, à l’Est comme à l’Ouest, sur les conditions de ce qu’aurait pu être une « sécurité commune » européenne, portée notamment par certains mouvement indépendants pour le désarmement et par des dissidents démocratiques de l’Est. Les courants politiques dominants, la droite libérale-conservatrice mais aussi la gauche social-démocrate, ont totalement ignoré le problème et fait comme si la fin de la guerre froide était simplement la victoire de l’Occident néolibéral. Mais la gauche radicale est restée aussi totalement largement en dehors de cette réflexion. Quand la guerre a refait son entrée tonitruante dans l’espace européen (en ex-Yougoslavie), presque tout le monde a continué à raisonner selon les analyses « géopolitiques » de la période de guerre froide, y compris dans la gauche radicale, et a eu tendance à s’aligner sur ce « double campisme » dont tu parles, dans l’ignorance des facteurs internes à chaque société qui avaient provoqué la guerre et dans l’impuissance pour y faire face. Et nous sommes de nouveau confrontés à la même situation. Quelles que soient les interactions et activités des grandes puissances (en l’espèce occidentales), qui bien sûr existent, la guerre actuelle a d’abord ses racines dans la Russie néotsariste et en Ukraine. L’État russe est l’agresseur, pas contre l’Otan (qui n’a pas attaqué la Russie) mais contre l’Ukraine. Dès lors nos tâches sont de soutenir la résistance du peuple ukrainien contre l’agression, et de soutenir le mouvement antiguerre en Russie qui, comme dans toute guerre de ce type, peut devenir un facteur déterminant. Et bien entendu, pour des internationalistes, d’écouter et de soutenir les groupes et mouvements progressistes qui existent en Ukraine comme en Russie. Et cela n’est en rien adhérer au « campisme » d’un soi-disant « monde libre ». Et en même temps, de réfléchir, même en pleine crise, à ce que serait une vraie politique de sécurité collective aujourd’hui, de questionner la politique sécuritaire et militaire de notre pays (et pas seulement en slogans abstraits), de travailler au niveau européen (ce qui implique d’associer à cette réflexion militantEs russes, ukrainiens, turcs et autres…) et à l’échelle du monde.