Alors que l’Union européenne et la Troïka poursuivent leur offensive afin de mettre à genoux le nouveau gouvernement, celui-ci continue de refuser l’affrontement et de reculer… Mais les travailleurs et le peuple grecs n’accepteront pas indéfiniment les renoncements qui s’accumulent.
Le 21 mars, en marge d'un « sommet européen », Alexis Tsipras dînait à sa demande avec Angela Merkel, François Hollande et les présidents des différentes institutions européennes.
Le correspondant de Libération à Bruxelles résume le résultat de leurs échanges : « Il a fallu près de 3h30 de discussions pour qu’Alexis Tsipras finisse par se résigner : les Européens ne lâcheront pas un euro supplémentaire à la Grèce si elle ne met pas en œuvre rapidement les réformes structurelles qu’ils réclament. Le Premier ministre grec espérait pourtant que la zone euro, effrayée par la perspective, chaque jour de plus en plus précise, d’un défaut de paiement, voire d’un ''Grexit'', accepterait de lui verser immédiatement et sans contrepartie la dernière tranche de l’aide financière promise (7,2 milliards d’euros) afin qu’il puisse appliquer son programme électoral. C’est raté : ses partenaires lui ont rappelé qu’il n’y avait pas d’argent gratuit. »
Unanimes, les dirigeants européens exigent en effet la mise en application rapide des engagements pris le 24 février par le gouvernement grec, à travers la lettre adressée par son ministre des finances, Yanis Varoufakis, au président de l'Eurogroupe. Mais que contenait exactement ce texte ?
Les engagements du 24 février
Il y a d'une part des orientations, peu contestables, de lutte contre l'évasion et la fraude fiscales, la corruption ou la contrebande. Mais toute une série d'autres engagements s'inscrivent quant à eux dans le credo des politiques de libéralisation et d'austérité.
Le gouvernement se propose ainsi de « revoir et contrôler les dépenses » en matière d'éducation, de transport, de sécurité sociale et de santé (certes aussi de défense…), « en collaboration avec les institutions européennes et internationales ». Il veut s'attaquer aux retraites jugées trop précoces, « notamment dans les secteurs public et bancaire », et qui « pèsent excessivement sur le système des pensions. » Les revenus non salariaux seraient quant à eux « rationalisés […] en accord avec les bonnes pratiques de l'Union européenne », tandis que le secteur public sera « réformé […] en garantissant que la dépense salariale globale n'augmente pas ». La conclusion s'impose : attaques à venir contre les salaires, les retraites, les prestations sociales.
Le gouvernement grec « s'engage à ne pas revenir sur les privatisations déjà effectuées » et à « réexaminer les privatisations non encore lancées, dans le but d'en améliorer les termes afin de maximiser les bénéfices à long terme pour l'Etat, de générer des revenus et d'accroître la compétition… » Orientation confirmée par le vice-premier ministre, Dragasakis, et le ministre des affaires étrangères, Kotzias, qui lors de leur voyage à Pékin ont « fait état de la volonté du gouvernement grec d’apaiser les inquiétudes de la Chine au sujet de la privatisation du port du Pirée, à la suite des déclarations contradictoires de différents ministres grecs, et de rechercher un nouveau modèle de privatisation du port qui garantirait l’intérêt de l’Etat grec » (selon le quotidien Ta Nea du 24 mars). Le groupe chinois Cosco devait en effet acquérir 67 % du port du Pirée, mais le processus avait été interrompu après l'élection du 20 janvier. La lettre de Varoufakis ajoute que « l'accent sera mis sur les baux à long terme, les joint-ventures (collaboration privé-public) et les contrats qui optimiseront non seulement les recettes de l'Etat mais aussi les niveaux futurs de l'investissement privé. » Bref, du « gagnant-gagnant » dans le meilleur esprit néolibéral…
A quoi s'ajoute : « rationaliser la politique de TVA en ce qui concerne les taux qui seront simplifiés de façon à augmenter les recettes […] en limitant les exemptions et en éliminant les rabais déraisonnables » (autrement dit, augmenter les prix) ; « atteindre les meilleures pratiques de l'Union européenne pour l'ensemble de la législation du marché du travail » (donc déréglementer et casser certaines protections) ; « introduire une nouvelle approche ''intelligente" pour la négociation collective des salaires, qui reconnaisse à la fois les nécessités de flexibilité et l'équité » (plus question de rétablir les conventions collectives abolies par les mémorandums…) ; « supprimer les entraves à la concurrence en se basant sur les recommandations de l'OCDE » et « aligner la réglementation du marché du gaz et de l'électricité sur les bonnes pratiques de l'UE » (sans commentaire).
Le document du 24 février assure en outre « que le combat contre la crise humanitaire n'aura pas d'incidence fiscale négative. » On y entrevoit également un quasi abandon de la promesse (déjà repoussée à 2016) de relever le salaire minimum à son niveau d'avant les mémorandums (751 euros), puisque « le périmètre et le timing des modifications du salaire minimum seront décidés en consultation avec […] les institutions européennes et internationales. » Or, comme le signalait le responsable de DEA, Antonis Ntavalenos, au cours d'une vidéoconférence organisée le 7 février avec l'ISO états-unienne, « le salaire minimum influence les revenus à tous les niveaux. S'il augmente, il poussera à la hausse tous les salaires qui lui sont supérieurs. C'est donc quelque chose de très important, et je suis certain que l'on verra la classe dirigeante faire pression sur Tsipras pour qu'il y sursoie et recule. »
Faut-il signaler enfin que ce texte ne mentionne nulle part une annulation ou restructuration, ou même renégociation de la dette ?
Deux interprétations
Du côté de l'Union européenne et de la Troïka, la stratégie est claire. Comme l'indique Romaric Godin dans le quotidien en ligne La Tribune, c'est celle « du ''nœud coulant'' où l'on laisse le patient grec s'asphyxier de plus en plus jusqu'à ce qu'il accorde tout ce qu'on lui demande » ; pour cela, on joue de la « carotte » et du « bâton » dans le seul but de « faire accepter au gouvernement Syriza des réformes qu'il pouvait le 25 janvier juger inacceptables. »
Selon un haut fonctionnaire grec cité par Le Figaro le 27 mars, Athènes aurait fait parvenir à ses créanciers un programme de réforme détaillées et chiffrées qui « permettraient notamment d'augmenter les recettes de l'État de trois milliards d'euros en 2015 », étant entendu que ces recettes « ne seront en aucun cas le produit d'une réduction des traitements ou des retraites » (encore heureux !). Si ces engagements étaient jugés fiables et suffisants, les institutions européennes et le FMI pourraient débloquer début avril des sommes allant jusqu'à 4,9 milliards d'euros, ce qui permettrait à l'Etat grec de ne pas sombrer… jusqu'à la fin juin 2015, au terme de l'accord de prolongation du plan de « sauvetage ».
Dans tous les cas, l'échéance décisive restera donc fixée au début de l'été. Quels seront alors les choix du gouvernement Tsipras ? Et quels objectifs poursuit-il ? Deux types de réponse sont possibles – et ont été proposés.
La première est celle sur laquelle le Courant de gauche de Syriza (30 % des voix au congrès de juillet 2013) fonde sa propre stratégie. Deux exposants de ses thèses sont Costas Lapavitsas (notamment à travers son interview au Jacobin, à laquelle il est fait référence dans d'autres pages de ce dossier) et Stathis Kouvelakis (dans plusieurs contributions1.
Le facteur décisif
C'est dire combien la construction d'une alternative politique à la direction majoritaire de Syriza sera une tâche ardue. Et nécessitera une collaboration entre courants anticapitalistes et révolutionnaires qui ira nécessairement au-delà des cadres organisationnels de Syriza, en particulier en englobant tout ou partie d'Antarsya.
Le programme de Thessalonique, sur lequel Syriza a été élu, était un programme minimal, très limité, tout sauf « révolutionnaire ». Comme ne le sont pas non plus les mesures aujourd'hui indispensables – défaut sur la dette, contrôle des mouvements de capitaux, prise de contrôle des banques – afin de pouvoir l'appliquer. Cependant, ce programme rencontre l'opposition acharnée des forces de la bourgeoisie grecque et européenne. C'est pourquoi la seule alternative est entre la capitulation, dans la voie empruntée depuis le 20 février, ou l'engagement d'une dynamique d'affrontement et de rupture.
Le fait que de telles mesures ne soient en elles-mêmes nullement révolutionnaires est notamment avéré par le fait qu'un certain nombre avaient été prises – sous des gouvernements de droite – en 2002 en Argentine, quand ce pays traversait une crise d'une extrême gravité (qui par certains aspects n'est pas sans rappeler la crise grecque actuelle). Le gel des dépôts bancaires et le défaut sur la dette extérieure avaient alors été assortis d'une forte dévaluation de la monnaie nationale après la rupture de son arrimage avec le dollar. L'Argentine avait ensuite pu connaître un certain redressement… avant que la crise capitaliste ne la rattrape à nouveau.
Mais il y avait eu en décembre 2001 une insurrection de masse, avec des affrontements de rue qui avaient contraint le président à démissionner et à s'enfuir de son palais en hélicoptère. Ce qui avait ouvert une situation de profonde instabilité politique, marquée par des mobilisations permanentes et un développement de l'auto-activité populaire. C'est l'autre facteur, décisif, qui manque encore en Grèce.
Jean-Philippe Divès
- 1. Voir notamment ses interventions lors de son débat avec Alex Callinicos, organisé le 25 février dernier par la revue du SWP « International Socialism » : https://www.youtube.com/…]). Ces camarades défendent l'idée suivante : le problème est que la direction majoritaire de Syriza est entrée dans la négociation avec une stratégie erronée, et est ainsi tombée dans un piège ; elle pensait pouvoir jouer sur des contradictions entre les gouvernements de l'UE, mais cela n'a pas marché ; elle se rend maintenant compte que pour respecter le mandat populaire, et ne pas risquer de sombrer elle-même, elle n'a plus d'autre solution que d'engager une stratégie d'affrontement ; rien n'est acquis mais c'est possible, et c'est dans ce sens qu'il faut pousser.
Le commentaire d'un « diplomate de haut rang » de l'UE, cité anonymement par Jean Quatremer (dans l'article auquel renvoie la note 1), fait entrevoir l'autre type d'analyse : « Tsipras mène aussi un jeu de politique intérieure : il veut montrer à son opinion publique qu’il est de bonne volonté, mais que ce sont les autres qui sont méchants » ; dans le cadre de ce « jeu », les dirigeants grecs « veulent pouvoir refuser telle ou telle réforme afin de montrer leur détermination », mais toujours sans rompre avec l'Union européenne et les autres institutions internationales, ce qui impliquera d'accepter l'essentiel de leurs préconisations. Leur but sera d'imposer quelques concessions pour pouvoir faire accepter par le peuple grec la non application du gros des promesses électorales. Selon cette grille de lecture, l'adoption des deux premières lois de la nouvelle législature, sur la crise humanitaire (aide alimentaire d'urgence et fourniture gratuite d'électricité aux foyers les plus démunis) et les dettes fiscales et sociales (rééchelonnement jusqu'à 100 mensualités, avec plafonnement des versements) s'inscrirait donc dans le cadre de cette nouvelle stratégie.
N'en déplaise aux soutiens politiques de la direction Tsipras, cette seconde hypothèse apparaît comme la plus solide. Elle se situe en effet dans la logique des prises de position précédentes : les affirmations réitérées que toute idée de sortie de l'euro (et a fortiori de l'UE) est simplement impensable ; les renoncements majeurs annoncés à travers la lettre du 24 février ; les déclarations de Varoufakis selon lesquelles le gouvernement ferait « suer le sang des pierres » pour honorer les échéances de ses remboursements au FMI ; l'attitude de Syriza dans le cadre des institutions bourgeoises grecques elles-mêmes – choix d'un gouvernement de coalition avec les Grecs Indépendants, élection à la présidence de la République du responsable et ancien ministre de droite Prokopis Pavlopoulos…
Et la Plateforme de gauche ?
Les fortes résistances existant au sein de Syriza se sont traduites dans les les 41 % de voix obtenues, lors du comité central du parti des 28 février et 1er mars, par un amendement de la Plateforme de gauche (qui regroupe le Courant de gauche et DEA) contestant l'accord avec l'Eurogroupe. Il a été souligné que ce vote est allé au-delà des membres de la Plateforme de gauche, en réunissant aussi des membres de la majorité de Syriza, les maoïstes du KOE et le groupe formé autour de John Milios (ancien responsable, démissionnaire, du secteur économique du parti).
Il s'agit d'un point d'appui important et encourageant, mais encore faut-il ne pas en surestimer la portée et garder à l'esprit les contradictions. Ainsi, l'amendement en question ne proposait pas de dénoncer l'accord du 20 février. Après avoir exprimé leurs « désaccords avec l'accord et la liste des réformes » prévues, ses auteurs affirmaient : « Dans un futur proche, et malgré les accords signés avec l’Eurogroupe, Syriza devrait en priorité mettre en œuvre ses engagements et le programme annoncé dans son discours de politique générale. Pour aller dans cette direction, nous devons nous appuyer sur les luttes du peuple et des salariés. Nous devons contribuer à les revitaliser et étendre continuellement notre soutien populaire dans le but de résister à toute forme de chantage. Nous devons promouvoir la perspective d’un plan alternatif proposant la pleine réalisation de nos objectifs radicaux. »
La raison de cette relative modération est simple : le Courant de gauche participe au gouvernement, avec quatre ministres dont un de plein exercice, son principal dirigeant, Panayotis Lafazanis, chargé de la reconstruction productive, de l'énergie et de l'environnement. Face à son propre gouvernement, on peut exprimer un désaccord et faire des propositions alternatives (quoique vagues), mais pas remettre en cause les décisions prises.
Il est un fait que DEA est le seul courant de Syriza à avoir maintenu son indépendance vis-à-vis du gouvernement. « J'ai dit précédemment que le reste de la gauche à l'intérieur de Syriza, autre que DEA, a accepté de participer au gouvernement. Nous avons décidé de ne pas y participer – non seulement aux postes gouvernementaux, mais aussi à la machinerie de l'Etat. Nous tenterons de rester une force dans les mouvements sociaux dans la Plateforme de gauche à l'intérieur de Syriza » (Antonis Ntavalenos dans l'entretien cité en note 3).
Le Courant de gauche a par ailleurs soutenu la décision de s'allier au gouvernement avec la droite souverainiste (et xénophobe, homophobe, etc.) des Grecs indépendants, ANEL selon son acronyme. Costas Lapavitsas en explique les raisons dans son interview (déjà citée) au Jacobin : « ANEL est basiquement ce que nous appelons en Grèce la droite populaire, qui est traditionnellement étatique, sceptique envers la grande entreprise, nationaliste et conservatrice avec un petit ''c''. Bien sûr, ce ne sont pas des compagnons de lit naturels pour la gauche radicale. Cependant, dans les conditions données, le choix était clair. Ou vous ne formez pas de gouvernement du tout – et vous avez de nouvelles élections et le chaos etc. –, ou vous formez un gouvernement avec ces gens qui, au moins, ont été conséquemment opposés à l'accord de "sauvetage" et en faveur des travailleurs, des petites et moyennes entreprises, etc. […] Vu la tournure des choses, ce n'était pas une mauvaise chose car cela a consolidé le soutien à Syriza dans les secteurs les plus pauvres de la société, qui regardaient traditionnellement vers la droite conservatrice et qui, tout d'un coup, ont apporté leur soutien à un gouvernement de la gauche radicale […] Le plus important – ce que cela indique en vérité –, c'est que Syriza a choisi de traiter les négociations des dernières semaines et d'affronter la période qui vient sur la ligne politique qu'il a défendu depuis des années et sur la base de laquelle il a gagné les élections. » DEA est au sein de Syriza la seule force organisée à s'être opposée à l'accord avec les Grecs Indépendants.
Quant au choix d'un dirigeant de la Nouvelle Démocratie (le parti de droite anciennement au pouvoir) pour la présidence de la République, si le Courant de gauche a d'abord fait part de sa désapprobation, il a ensuite donné son vote par solidarité gouvernementale. Là encore, la seule députée de Syriza (sur 149) à s'être opposée est Ioanna Gaitani, l'unique représentante au parlement de DEA.
Plus généralement, ce sont des questions stratégiques fondamentales qui sont ici mises en évidence. Tirant ses racines d'une tradition « eurocommuniste de gauche », le Courant de gauche de Syriza (comme aussi une bonne partie de la direction majoritaire) maintient une conception étapiste du combat socialiste, héritée du stalinisme. Une première étape, visant à conquérir les moyens d'un développement national indépendant (aujourd'hui en quittant la zone euro), pourrait ainsi associer des secteurs du capital « national ». Dans son interview citée en note 5, Costas Lapavitsas fait part de sa conviction qu'« il y aura des secteurs des employeurs et des producteurs qui ne seront pas le moins du monde paniqués par la sortie [de l'euro], qui s'y confronteront directement et ouvertement, et qui seront dans l'attente des perspectives de développement qui pourront en résulter. »
Une autre conception influente, issue notamment des travaux de Nicos Poulantzas, est celle selon laquelle que la construction d'un « socialisme démocratique » devrait s'appuyer sur des acquis démocratiques enracinés dans les institutions de l'Etat bourgeois, et donc combiner une intervention à l'intérieur de l'Etat avec une mobilisation extérieure des travailleurs et des couches populaires. Stathis Kouvelakis s'y réfère quand il affirme que « bien sûr il y a des risques dans cette stratégie […] Le risque pour le parti [Syriza] est que s'il ne transforme pas l'Etat, il sera transformé par l'Etat, et l'Etat n'est pas quelque chose de neutre… »
Dans le débat cité en note 6, autour de la 52ème minute.