Publié le Dimanche 9 février 2025 à 09h00.

Le trompe-l’œil de la politique migratoire dans l’État espagnol

Depuis des années, la politique migratoire est au centre des grands débats de nos sociétés. Il est vrai qu’elle a toujours été là, mais cela ne peut masquer la certitude que nous sommes à une époque où le débat migratoire s’impose largement sur des positions réactionnaires formulées en termes d’identité et d’exclusion. 

En Espagne, le débat prend une configuration spécifique. Le rôle de l’État espagnol dans la distribution internationale du travail limite ses fonctions à des tâches productives secondaires, à faible valeur ajoutée, qui requièrent une énorme quantité de main-d’œuvre peu qualifiée. 

Vague réactionnaire et reflux politique

Cela devrait conduire à une position consistant à faciliter l’arrivée de la main-d’œuvre, mais cela est en contradiction avec au moins deux autres éléments sous-jacents. D’une part, la vague réactionnaire a fait croître les positions politiques sur ces questions, en plaçant la migration comme un phénomène à craindre et en criminalisant les migrantEs dans le cadre de la politique d’exclusion et de sécurité. D’autre part, il y a une contradiction : les classes populaires autochtones peuvent bénéficier d’une certaine ascension de classe au fur et à mesure que des emplois moins valorisés sont confiés à des migrantEs, mais elles peuvent aussi, pour cette même raison, avoir des attentes et être déçues par leur accès au travail.

À cela s’ajoute la démobilisation qui, au-delà des mouvements sectoriels, affecte la politique dans son ensemble dans l’État espagnol. Après la quasi-liquidation du cycle de mobilisation et de nouvelles formes politiques entre 2010 et 2020, la situation actuelle est celle d’un reflux, avec de petits signes de mobilisation qui annoncent une possible réarticulation politique des mouvements populaires, mais qui restent très peu actifs et en position de faiblesse évidente face aux forces de l’État. 

Large soutien populaire pour la régularisation 

C’est, en gros, le scénario dans lequel s’inscrivent les derniers mouvements autour de la question migratoire. La proposition de régularisation massive rassemble plusieurs ONG et associations dans le but de mettre en avant la demande de légalisation de la situation de milliers de personnes qui vivent et travaillent dans l’État espagnol dans une situation de précarité absolue. La campagne pour la régularisation1 est simple et a un objectif clair : elle estime qu’il y a environ un demi-million de personnes sans papiers dans notre société et demande leur régularisation par le biais d’un mécanisme législatif tout aussi simple. Ce qui est peut-être le plus significatif, c’est qu’elle a été rédigée et soutenue par un large éventail d’organisations qui, grâce à une argumentation simple, ont obtenu un large soutien populaire — plus de 600 000 signatures — et l’accord de tous les groupes politiques, à l’exception du parti d’extrême droite VOX. Toutefois, ce soutien est encore faible, étant donné que le seul le vote qui a eu lieu doit permettre son traitement au Congrès, lequel pourrait modifier ou rejeter la proposition. 

Dans leur argumentation, les organisations mettent l’accent sur la nécessité politique et sociale de reconnaître légalement la situation des centaines de milliers de sans-papierEs qui vivent de fait dans l’État espagnol. Insister sur ce point est une sagesse incontestable, tout comme rappeler les diverses régularisations qui ont eu lieu dans différents pays européens. De cette manière, la discussion est placée au bon endroit, en soulignant que les migrantEs font partie de notre société et que leur régularisation doit venir, à la fois en raison de la légitimité qu’ils ont en tant que tels et en raison des nécessités de l’État lui-même. 

Toutefois, il convient de noter que la campagne, par son nom même, « essentielEs », souligne la nécessité de régulariser ces personnes qui, bien qu’en situation irrégulière, exercent des fonctions d’assistance, de nettoyage ou de soins de santé de base, qui sont fondamentales pour la viabilité de la communauté. Ce raisonnement rend visible le rôle des migrantEs dans notre monde, mais il a un côté pervers, car il soutient l’instrumentalisation d’un groupe qui, pour beaucoup, n’est acceptable que s’il vient travailler. 

Une apparente position progressiste du gouvernement

Les prochaines étapes se situent au niveau des groupes parlementaires : le Bureau du Congrès doit fixer une date pour le débat afin de discuter et d’approuver, de modifier ou de rejeter le texte. Sur le papier, il semble que l’option la plus facile soit que les partis soutenant le gouvernement introduisent des modifications pour réduire le champ d’application, en exigeant une durée de séjour minimale pour bénéficier de la régularisation ou en introduisant d’autres types de conditions. Cependant, il pourrait aussi le laisser mourir ou même choisir de le soutenir en bloc tel quel s’il apparaît que les votes contre seront majoritaires. Ainsi le gouvernement et ses partenaires maintiennent apparemment une position progressiste tout en blâmant la droite pour son rejet. En tout état de cause, le gouvernement ne semble pas du tout intéressé par une régularisation qui créerait des problèmes avec de nombreux partenaires européens et donnerait des armes à l’extrême droite, et il n’a pas non plus les éléments pour la faire passer en raison de sa faiblesse parlementaire.

D’autre part, le gouvernement a déjà réagi en dehors du Parlement, en modifiant le décret sur les étrangerEs2, qui facilite l’accès à la régularisation par « arraigo », la formule la plus courante pour obtenir des papiers. Le gouvernement estime que quelque 300 000 personnes bénéficieront de cette mesure ainsi que des modifications contenues dans le décret. Ce faisant, il mise sur l’activité gouvernementale et laisse de côté l’option de la régularisation massive. Il va sans dire que, dans ce cas, le lien avec le travail n’est pas seulement discursif, mais exécutif : seulEs celleux qui ont un emploi ou la possibilité immédiate d’en obtenir un sont régulariséEs, ce qui consolide l’instrumentalisation des migrantEs. 

Bien entendu, il incombe à la gauche politique de progresser dans un domaine où, jusqu’à présent, elle n’a guère apporté plus que quelques slogans. Le vide politique est énorme et nécessite un travail en profondeur pour aider à articuler une réponse sociale, main dans la main avec les migrantEs, pour apporter une proposition sérieuse autour de la migration en tant que question politique brûlante, mais aussi pour élaborer, au-delà, une politique antiraciste systématique, remettant en question les frontières et abordant le droit de tous d’aspirer à une vie digne et sans racisme. 

Juanjo Álvarez, militant d’Anticapitalistas

  • 1. La campagne s’appelle « esenciales » (essentielEs), les immigréEs sont essentielEs, information sur https://esenciales.info/ 
  • 2. Sur cette modification, lire le texte de Teresa Antzia « La necesidad y el desorden : notas sobre la reforma de la política migratoria », Viento Sur. https://vientosur.info/l…