Entretien avec Sebastian Farfán Salinas, 23 ans, président de la Fédération des étudiants de l’université de Valparaiso et membre de l’exécutif national du mouvement étudiant. Il appartient à l’aile radicale de la confédération des étudiants chiliens (Confech). Issu d’une famille populaire, il est le premier à accéder à l’université, où il fait des études d’histoire.
Quelle est la situation de la gauche anticapitaliste au Chili aujourd’hui ?
La gauche anticapitaliste chilienne des années 1960 et 1970 a largement disparu, non seulement à cause de la répression de la dictature, mais aussi, après les luttes des années 1980, en particulier celles du Frente Patriótico Manuel Rodriguez [organisation armée du PC], du fait de la répression très brutale des gouvernements successifs de la Concertation [alliance politique de centre-gauche]. À cela, il faut ajouter que les conséquences sociales et idéologiques du néolibéralisme triomphant des années 1990 ont profité à la Concertation, qui annonçait des lendemains qui chantent. À partir des années 1990, la gauche révolutionnaire s’est ainsi maintenue dans une sorte de marginalité, animant de petits collectifs universitaires. Cependant, depuis le milieu de la décennie passée, la situation a progressivement changé, avec une certaine accumulation de forces et une réorganisation interne qui lui a permis d’aborder la « Revolución pinguina » de 2006 [mouvement national des lycéens contre le gouvernement de la socialiste Michelle Bachelet] dans une position bien meilleure, relançant la discussion sur une perspective anticapitaliste.
Quelle relation y a-t-il entre cette nouvelle gauche radicale et les organisations antérieures comme le MIR [Mouvement de la gauche révolutionnaire] ou le Frente Patriotico Manuel Rodriguez ?
Ces organisations existent toujours, éclatées en de multiples courants qui se disputent souvent entre eux. Mais la nouvelle génération qui apparaît depuis 2006 n’a pas de rapport organique avec ces organisations, tout en tentant de recueillir et de discuter leurs expériences, mais aussi de se réapproprier leurs acquis politiques et leurs figures. Elle développe ses propres modes d’organisation et d’intervention politiques. Elle s’est d’abord organisée de façon éclatée, au niveau régional, avant de commencer à converger au fil de plusieurs expériences de lutte, notamment des travailleurs de la forêt et du cuivre en 2007, et surtout des étudiants, cette année. Un certain nombre d’entre nous ont alors commencé à briguer des postes de responsabilité au sein du mouvement, occupés jusqu’ici par les forces de la Concertation ou par le PC chilien. Cela nous a permis de développer des revendications radicales avec une audience de masse au cœur de ces mobilisations, qui n’intéressaient ni la Concertation ni le PC, comme l’éducation gratuite à tous les niveaux, la re-nationalisation du cuivre ou le changement de la Constitution. C’est sur la base de cette expérience extrêmement riche, que la gauche anticapitaliste chilienne de la nouvelle génération est en train de se réorganiser.
Quelles sont les références politiques de cette nouvelle gauche anticapitalistes ?
Les collectifs qui se développent actuellement sont marqués par des références politiques différentes. Globalement, on peut distinguer un secteur autonome, influencé par Toni Negri, et un secteur marxiste, dans lequel je me reconnais. Mais nos références marxistes, léninistes ou guévaristes ne nous amènent pas à constituer de petites organisations idéologiques, mais à tenter de construire un parti anticapitaliste de masse. Ce même processus s’est répété dans plusieurs régions du Chili de façons indépendantes ; par exemple, à Valparaiso, nous avons découvert des collectifs du même type que les nôtres dans tout le pays, avec lesquels nous n’avions aucun lien organique. D’ici l’année prochaine, nous aimerions unifier cette gauche révolutionnaire étudiante au niveau national dans une seule et même organisation de caractère marxiste : l’Union nacional estudiantil. Nous débattons activement entre nous, apprenons à mieux nous connaître, mais ne voulons pas reprendre à notre compte les fantasmes du passé, avec ses querelles et ses fractions reproduites à l’infini, qui ont leurs racines dans les défaites des décennies antérieures, mais constituent autant d’obstacles pour relancer un processus d’organisation. Au travers de l’expérience de ce mouvement étudiant, nous avons suivi un véritable cours accéléré sur le fonctionnement des institutions et de la classe dominante de notre pays, sur la répression et la façon de l’affronter, sur l’organisation démocratique d’un mouvement de masse, etc. Nous pouvons voler de nos propres ailes.
Que représente la gauche anticapitaliste au sein de la direction actuelle du mouvement ?
Nous avons réussi à former un bloc indépendant au sein de la Confech, à partir des collectifs anticapitalistes. Et cette année, alors que sa direction était traditionnellement dominée par le PC, il ne reste qu’une seule membre de la Jeunesse communiste parmi les huit représentants de l’exécutif national, Camila Vallejo, et un représentant des forces de la Concertation, Giorgio Jackson. Les six autres font partie du bloc indépendant ; trois appartiennent à la gauche révolutionnaire et trois sont en contact avec elle, c’est-à-dire que nous essayons de les gagner à notre projet d’Union nacional estudiantil. Nos relations sont assez tendues avec le Parti communiste, qui nous voit comme une concurrence dangereuse, qui ne cesse de progresser, avec une orientation beaucoup plus radicale que lui. De son côté, il subit le discrédit de la Concertation, avec laquelle il est politiquement et électoralement lié. Or, pour nous, qui marche avec la Concertation marche avec l’ennemi. Eux se justifient en expliquant qu’il s’agit d’un choix tactique. Pour la presse bourgeoise, l’aile modérée et rationnelle du mouvement étudiant est clairement identifiée à Giorgio Jackson et à Camila Vallejo ; tandis que les « ultras » sont identifiés au représentant de l’Université de Concepción, Guillermo Petersen, à moi-même et à quelques autres, qui sont constamment stigmatisés par les médias dominants1.
Où en est votre processus d’organisation d’une gauche anticapitaliste unifiée, aujourd’hui, au Chili ?
Nous sommes engagés dans un processus de constitution. Il s’agit de faire converger des groupes qui se réfèrent globalement au marxisme. Ils peuvent lire Che Guevara, comme nous à Valparaiso, Miguel Enriquez [dirigeant historique du MIR, assassiné par la dictature en 1974], comme ceux de Concepción, ou Lénine comme ceux du Nord, etc. Dans tous les cas, les collectifs concernés sont assez larges et nombreux. Et nous défendons tous une orientation anticapitaliste et une perspective révolutionnaire de transformation sociale pour aujourd’hui. Cependant, afin d’aller de l’avant, nous devons développer un projet politique qui s’adresse à l’ensemble du pays, qui dépasse le cadre de la jeunesse étudiante pour viser les travailleurs, les populations des quartiers pauvres, etc. Nous devons définir une orientation, développer un programme et opérer des choix tactiques.
Dans le cadre du mouvement actuel, avez-vous établi des relations suivies avec des équipes syndicales combatives sur les lieux de travail. Et si oui, de quelle nature ?
Nous sommes entrés en contact avec des syndicats dont les directions sont combatives, voire révolutionnaires. Nous avons ainsi réussi à lier la revendication de la gratuité de l’enseignement à tous les niveaux à l’objectif de la re-nationalisation des mines de cuivre. En reprenant le contrôle de nos ressources naturelles pour satisfaire les besoins de la population et en expulsant les entreprises multinationales, nous pourrions financer une éducation et une santé gratuites au Chili. Autour de cette revendication, nous avons organisé une mobilisation avec le syndicat SITECO d’El Teniente, l’une des principales mines de cuivre du pays [à Rancagua, à 120 km. au sud de Santiago], dont le leader est un jeune syndicaliste très combatif, Jorge Peña. Le 15 juin, nous avons marché aux coude à coude, travailleurs du cuivre et étudiants, à Santiago. Cette jonction est très importante pour nous, parce que le Chili est un pays économiquement dominé, exportateur de matières premières, et que lorsque les travailleurs du cuivre se mettent en grève, l’économie chilienne s’arrête. Des syndicats comme le SITECO – et il n’est pas le seul – mettent en cause l’orientation bureaucratique des dirigeants de la CUT (Centrale unitaire des travailleurs), liés aux sommets de la Concertation.
Quels sont les débats essentiels que vous allez devoir mener pour avancer vers la formation d’une organisation anticapitaliste révolutionnaire au Chili ?
Tout récemment, le Chili a connu l’expérience malheureuse du MPT (Movimiento de los pueblos y los trabajadores) [apparu en 2009], qui a rassemblé de nombreux courants de la gauche anticapitaliste et des secteurs associatifs les plus divers. Le problème, c’est qu’il a importé en son sein les vieilles disputes issues de ces formations. Nous pensons donc qu’il faut reprendre le projet de constitution d’une organisation de la gauche anticapitaliste au niveau national, à partir de la jeunesse qui s’est mise en mouvement, même si ça prend un peu plus de temps. Cette nouvelle génération politique doit se former théoriquement, élaborer un programme cohérent et développer les liens de confiance nécessaires entre les nombreuses équipes qui la composent. Notre tâche ressemble à celle de Luis Emilio Recabarren, qui fut le premier organisateur du mouvement ouvrier chilien socialiste, puis communiste, au début du xxe siècle. Les discussions que nous menons sont comparables à celles qui se déroulent à l’échelle internationale, autour de la crise actuelle du capitalisme, du socialisme du xxie siècle, de la place des élections – parce que nous sommes sollicités par des forces électorales, de la Concertation au PC.
Ce que nous voulons, c’est positionner notre organisation dans la construction, le développement et l’animation de véritables mouvements de masse. Nous lisons les classiques du marxisme, débattons et réfléchissons, mais nous voulons aussi disputer tous les espaces de direction du mouvement de masse aux partisans du compromis avec l’ordre capitaliste. Pour cela, l’organisation anticapitaliste que nous voulons construire devra remplir ces deux rôles, de formation théorique et éthique de ses membres, mais aussi d’intervention sociale. Nous voulons dépasser la phase de marginalité de la gauche radicale des années 1990, où ses collectifs passaient le plus clair de leur temps à discuter entre eux. Personnellement, je me suis battu pour réunir tous les collectifs étudiants de Valparaiso au sein de notre Fédération, et c’est sur cette base que je représente notre ville au sein de la Confech au niveau national. Nos collectifs étudiants sont nombreux : par exemple, nous pouvons compter sur une soixantaine de militantEs bien organiséEs dans la seule université de Valparaiso.
Quelles sont vos relations avec les activistes du peuple mapuche ?
Elles sont très importantes. Une Fédération des étudiants mapuche a été admise au sein de la Confech – même s’il n’y a pas d’université mapuche en tant que telle, les étudiantEs mapuches se battent pour la reconnaissance de leurs droits, notamment culturels. Malgré l’opposition de la Concertation et du PC, cette intégration de la Fédération des étudiants mapuches se traduit institutionnellement par l’attribution d’office d’une place sur huit à cette fédération au sein de l’exécutif national de la Confech.
Quel est le rôle des femmes au sein de votre mouvement et de ses directions ?
Le Chili est un pays traditionnel très conservateur en ce qui concerne la place des femmes dans la société. Comme dans d’autres pays latino-américains, l’homme conserve une position dominante dans tous les aspects de la vie sociale. Lorsque Michelle Bachelet est arrivée au pouvoir, on a beaucoup parlé d’égalité, mais peu de choses ont changé pour la grande majorité des femmes : selon certaines études, au Chili, les femmes gagnent moins de la moitié des hommes. Ceci dit, au sein du mouvement étudiant, nous avons connu un processus de transformation très important: les femmes assument un rôle équivalent à celui des hommes. Dans mon université, plusieurs dirigeantes sont des femmes, même si la question de la parité n’est pas discutée formellement. Avant moi, c’était Jimena Muñoz qui dirigeait la Fédération de l’Université de Valparaiso (actuellement, elle dirige le développement de l’Université populaire dans notre région) ; à l’Université catholique de Valparaiso, c’est aussi une femme, Carla Amtmann, qui a été à la tête du mouvement.
Quelle place donnez-vous dans vos réflexions et vos luttes aux enjeux écologiques, notamment par rapport à la Patagonie ?
Au Chili, c’est le projet hydroélectrique d’Aysen, au sud du Chili, qui a polarisé le débat depuis un certain temps. Il s’agit d’un gigantesque projet de barrages, financé notamment par des capitaux espagnols, qui devrait fournir tout le pays en électricité. C’est un désastre écologique majeur, mais aussi un enjeu économique et social de premier plan. En effet, ces barrages ne sont pas dimensionnés pour produire du courant pour les besoins basiques du peuple chilien, mais pour les grandes entreprises minières transnationales, qui pillent nos ressources et détruisent notre environnement pour le profit des gros actionnaires des pays dominants. Il faut dire que cette mobilisation a largement contribué à préparer politiquement l’émergence du mouvement étudiant actuel. Au-delà de HydroAysen, le projet de Isla Riesco [à plus de 100 kilomètres à l’ouest de Punta Arenas], qui vise à relancer l’exploitation du charbon pour réduire les coûts de l’énergie – et donc les coûts de production – à n’importe quel prix pour l’environnement, suscite aussi de fortes oppositions.
Quelles relations existe-t-il entre votre mouvement au Chili et les autres forces de contestation en Amérique latine ?
Sur la base de notre lutte, nous avons réussi à établir des contacts avec d’autres organisations en Amérique latine. Récemment, avec le Frente Popular Darío Santillán en Argentine [mouvement anticapitaliste et anti-impérialiste, fondé en 2004, et qui compte déjà plusieurs milliers de membres]. De façon plus large, avec les secteurs politiques et sociaux les plus radicalisés, autour de l’ALBA (Allianza bolivariana para las Américas), notamment au Venezuela. Ils ont le projet de former un mouvement capable de regrouper une nouvelle génération de révolutionnaires à l’échelle continentale : America en pie [l’Amérique debout], qui devrait se retrouver à Porto Alegre en novembre prochain. Il est important pour nous de réfléchir aux succès institutionnels, de caractère réformiste, qui ont pu être obtenus au Venezuela, en Bolivie, en Équateur, etc., qui constituent cependant des avancées importantes, en dépit de leurs contradictions. Au niveau international, notre mouvement a été très attentif aux révolutions du « printemps arabe », au mouvement des indignés espagnols, et plus récemment au mouvement des occupations, parti de Wall Street, aux États-Unis. Au Chili, nous avons compris que la bataille de l’éducation met en cause les logiques essentielles du capitalisme et que nous ne pouvons vraiment les affronter qu’à l’échelle internationale. La question de la révolution se pose à nouveau pour les nouvelles générations qui ont tourné le dos aux débats des années 1990 sur « la fin de l’histoire », même si le chemin vers la victoire sera long et semé d’embûches.
Propos recueillis par Jean Batou et Juan Tortosa, entretien réalisé le 13 octobre pour le bimensuel SolidaritéS. Traduction française, Jean Batou. À paraître dans le n° 197.
1. À ce propos, voir notamment le reportage publié le 8 octobre par La Tercera, et intitulé : « Quiénes son los duros que controlan la Confech ? », http://diario.latercera….