Par Ugo Palheta
La déliquescence de l’Etat malien vient de loin : elle plonge ses racines non seulement dans la capacité de l’impérialisme français à maintenir son emprise, malgré la conquête de l’indépendance politique en 1960, mais aussi dans les politiques brutales imposées depuis les années 1980 par ce bras armé du capital occidental que sont les institutions internationales – au premier rang desquels la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI).
« Ajustement structurel »… aux exigences du capital
Si le néolibéralisme s’est manifesté dans les pays riches du centre à travers des régressions sociales imposées aux travailleurs (en termes de salaires, conditions de travail, protection sociale, services publics, etc.), c’est sous la forme de plans d’« ajustement structurel » qu’il s’est présenté dans les pays périphériques ou semi-périphériques : en Amérique du sud et en Afrique dès les années 1980, en Asie du Sud-est dans la deuxième moitié des années 1990.
« Ajustement structurel » est une de ces expressions qui composent la langue de plomb des institutions internationales, largement dominées par les puissances occidentales. Derrière la croissance économique – toujours à venir – que ces institutions font miroiter, il s’agit en chaque cas d’imposer l’ajustement des pays pauvres aux exigences des capitalistes et puissances du Nord. Cherchant à toute force à rétablir leurs taux de profit, ces derniers ont évidemment vu dans les pays dominés un terrain de chasse favorable à leurs intérêts.
Il s’agissait ainsi pour eux d’intensifier l’exploitation des pays du Sud, qui n’avait jamais cessé, malgré la conquête par les peuples colonisés de l’indépendance politique. En effet, à la domination directe propre au colonialisme avait succédé la domination indirecte caractéristique du néocolonialisme. Fondée sur une collaboration étroite entre la bourgeoisie impérialiste, soucieuse du maintien de l’ordre dans les zones qui demeurent sous son influence, et la bourgeoisie des pays semi-coloniaux, chargée d’imposer cet ordre (et rétribuée grassement en échange), cette domination indirecte a pu (et peut) s’avérer tout aussi brutale que la domination coloniale.
Néanmoins, dans un certain nombre de pays, des nationalisations, parfois importantes, avaient pu être opérées, limitant partiellement l’emprise des puissances occidentales. Dans le cas du Mali, les nationalisations réalisées sous Modibo Keita dans les années 1960 étaient largement considérées par les Maliens comme des « acquis du peuple »1 ; ainsi du monopole du commerce extérieur sur un grand nombre de denrées alimentaires, à travers la SOMIEX, qui s’était substituée aux compagnies coloniales et visait à stabiliser les prix au sein du Mali.
C’est à s’approprier ces conquêtes qu’ont travaillé les puissances occidentales dans les années 1980 et 1990, en s’appuyant sur les institutions internationales. En effet, les politiques d’« ajustement » imposées par ces institutions se sont notamment traduites au Mali par des privatisations massives et des coupes dans les budgets publics, qui ont laissé l’économie et le peuple malien exsangues.
Le chantage de la dette
Afin de rétablir une tutelle intégrale sur l’économie des pays du Sud, les puissances occidentales ont notamment usé d’un instrument particulièrement efficace de destruction des services publics et des systèmes sociaux (même limités) : la dette. Comme en Grèce aujourd’hui, cet instrument leur a permis d’imposer un chantage scandaleux à des peuples évidemment hostiles à la mise en coupe réglée de leurs ressources2.
Outre le franc CFA (FCFA), lui-même instrument de domination monétaire des ex-colonies de l’Etat français3, le mécanisme de la dette permet en effet aux puissances occidentales de contrôler l’économie de ces pays, dans une logique évidente de recolonisation. En ce qui concerne le Mali, la dette s’établissait en 1968 à 55 milliards de FCFA, pour atteindre 1766 milliards en 2005 ; ainsi a-t-elle été multipliée par trente en un peu plus de 30 ans.
En 1992, quand Alpha Oumar Konaré parvient au pouvoir et qu’est engagé un processus de démocratisation du pays, l’Etat malien est ainsi supposé rembourser une dette de 3 milliards d’euros, ce qui correspond alors à peu de choses près au PIB du pays. Comment s’étonner, dès lors, qu’une partie essentielle des recettes fiscales – 60 % selon un article du magazine Basta !4 – ait servi, pendant de nombreuses années, à rembourser cette dette, au pur profit des puissances et banques occidentales.
Certains rappelleront, pour nuancer ce détournement de fonds légalisé, que le G8 a décidé en 2005 d’annuler une partie de cette dette (preuve au passage que le paiement ou l’annulation d’une dette est toujours, pour un Etat, une question de choix politique et de rapport de forces). Mais outre la mobilisation large qui a rendu possible cette annulation, il est probable que les puissances l’aient décidée dans la mesure où le fardeau était devenu trop lourd et menaçait la perpétuation même du système en question. Pour continuer à faire payer un débiteur, individu ou Etat, encore faut-il que ce dernier soit maintenu en vie.
Comme partout ailleurs, le chantage de la dette a permis aux créanciers, non seulement de priver les peuples du Sud de toute influence véritable sur les choix de politique économique dans leurs propres pays, les créanciers faisant la loi (parfois au sens propre de l’expression, comme on le voit en Grèce ou au Portugal actuellement), mais également de les contraindre à « ouvrir » leurs économies. Là encore, le mot d’ « ouverture » permet de masquer la violence d’une politique qui consiste toujours à livrer en pâture l’économie des pays pauvres au capital.
Paupérisation, destruction des cultures vivrières et privatisations en cascade
S’il est extrêmement juteux pour les capitalistes, le mécanisme de la dette a pour propriété essentielle d’étouffer dans l’œuf toute possibilité de développement économique, puisque les ressources fiscales qui pourraient être utilisées pour financer la construction d’infrastructures ou l’achat de machines permettant l’accroissement de la production et des échanges internes aux pays du Sud, sont systématiquement détournées vers le remboursement d’une dette odieuse et injuste, car issue en bonne partie de la colonisation.
Une autre conséquence du chantage de la dette a consisté dans la réduction drastique des cultures vivrières au profit d’une agriculture tournée vers l’exportation et fortement spécialisée. Ainsi les pays du Sud deviennent-ils fortement dépendants d’une monoculture, mais également des cours du marché mondial, auquel ils sont intégrés à marche forcée (via le conditionnement des prêts du FMI). Dans le cas du Mali, c’est le coton qui a joué ce rôle de principal produit d’exportation, puisqu’il représentait en 2000 pas moins de 47 % des revenus d’exportation du pays.
Cela permet en retour aux produits étrangers d’envahir le marché des pays du Sud, en concurrençant (et en appauvrissant) les producteurs locaux, contraints dès lors au sous-emploi ou de se reconvertir dans la monoculture. Comment imaginer qu’un paysan du Mali puisse jouer sur le même tableau qu’une multinationale du Nord gavée de subventions publiques ? Le résultat évident de cette politique, c’est la paupérisation de vastes segments de la population malienne, à tel point que le Mali se classait en 2011 au 175ème rang sur 187 pays en termes de développement humain5.
L’autre conséquence cruciale, ce sont les privatisations en cascade qui accompagnent toujours les plans d’« ajustement structurel ». FMI et Banque mondiale sont en effet passés maîtres dans l’art d’imposer, au prétexte du paiement de la dette, la vente à prix bradés d’entreprises publiques. Or ces privatisations engendrent immanquablement une détérioration non seulement des conditions de travail mais du service proposé, et privent les Etats de tout moyen d’intervention dans la vie économique.
Ainsi la distribution d’électricité au Mali passe-t-elle aux mains du groupe Bouygues en 2000, avant que l’Etat malien – devant le scandale de prix devenus exorbitants – prenne la décision de racheter ses parts à Bouygues, moyennant plusieurs centaines de millions d’euros. De même, dans le secteur du textile – qui emploie une grande partie de la population active malienne – c’est le groupe français Géocoton qui a raflé la mise. Dans la téléphonie s’opposent deux groupes : l’un contrôlé par Orange (Ikatel) et l’autre – la SOTELMA – qui est en cours de privatisation et devrait finir dans l’escarcelle de Maroc Telecom, entreprise elle-même contrôlée par… Vivendi.
Dans le secteur du rail, la privatisation d’un patrimoine dont la valeur est estimée à 105 milliards de FCFA a été réalisée pour 5 milliards, au profit du consortium franco-canadien Canac-Getma et, malgré des mobilisations importantes des travailleurs et de la population, s’est traduite par la suppression de deux tiers des gares, le licenciement de 612 cheminots et la destruction de certains de leurs acquis sociaux. En ce qui concerne l’or malien, l’extraction et la gestion en a été privatisée sous l’influence de la Banque mondiale et c’est Bouygues qui en est devenu acquéreur, à travers sa filiale la SOMADEX.
C’est dans ce contexte d’une domination croissante du capital étranger sur l’économie malienne, d’un délabrement des services publics et d’un accroissement des inégalités, qu’il faut comprendre l’affaiblissement, et même l’effondrement, de l’Etat malien dans la période récente. A travers l’intervention militaire de l’Etat français, l’impérialisme prétend donc apporter une solution à un problème qu’il a lui-même contribué en grande partie à créer. Car, sans même parler ici de la déstabilisation de la région induite par l’intervention occidentale de 2011 en Libye, il apparaît évident que l’audience acquise par l’islamisme, au Sahel et ailleurs, plonge ses racines dans la misère imposée aux peuples et la négation de toute souveraineté populaire. Celles-ci sont les effets inévitables des politiques néolibérales mises en œuvre par les institutions internationales, elles-mêmes sous domination des puissances occidentales.
1. Rappelons d’ailleurs que Modibo Keita fut déposé en 1968 par un coup d’Etat dirigé par Moussa Traoré – soutenu par l’Etat français –, puis emprisonné avant de mourir en détention en 1977.
2. Voir les travaux du CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde) : http://cadtm.org/
3. Sur ce point, voir l’article de Jean Nanga, « Françafrique : les ruses de la raison postcoloniale », http://contretemps.eu
4. Eros Sana, « Mali : les véritables causes de la guerre », http://www.bastamag.net/…
5. Pour plus de détails, voir Jean Batou, « Mali : refuser la géopolitique du moindre mal », http://contretemps.eu