La Tunisie passe aujourd’hui pour une sorte de modèle, car elle a échappé au sort tragique de l’Egypte et de la Syrie et que des « acquis » de la révolution de 2011 demeurent. Mais lesquels exactement ?
Le principal acquis restant de la révolution est la liberté d’expression et d’organisation. Il existe en effet plus de 200 partis politiques, d’innombrables associations ainsi que de multiples organes de presse imprimés ou en ligne. Certes, la police de Ben Ali est toujours en place et l’usage de la torture dans les commissariats a fait sa réapparition. Si elle ne peut plus agir impunément comme avant, les actions jihadistes donnent cependant l’opportunité au gouvernement de restreindre les libertés : il a, par exemple, proclamé en juin 2015 l’état d’urgence au lendemain de l’attentat de Sousse, puis fait adopter une législation antiterroriste liberticide. L’instauration du couvre-feu après l’attentat de Tunis cinq mois plus tard a permis au passage de mettre un terme à la vague de grèves générales tournantes dans le secteur privé. Face au blocage de la production d’hydrocarbures dans la région de Tataouine, le président de la République avait annoncé en grande pompe que certains sites de production allaient être placés sous contrôle militaire. Mais, à ce jour, rien de tel ne s’est passé.
Une situation sécuritaire précaire
Les assassinats jihadistes ne se limitent pas à ceux commis en 2015 au musée du Bardo, à Sousse puis à Tunis. Dans l’intérieur du pays, un jeune berger a été par exemple décapité par Daech le jour même où ont eu lieu des massacres en Ile-de-France, dont celui du Bataclan. Son frère a subi le même sort en juin 2017. Depuis plusieurs années, des accrochages armés violents ont lieu entre l’armée et des maquis jihadistes de l’intérieur du pays. Cette situation risque de s’aggraver avec le retour de Tunisien-ne-s parti-e-s faire le jihad à l’étranger.
Droits des femmes : il reste encore beaucoup à faire
Depuis l’indépendance, la Tunisie est le pays du monde arabe où la situation juridique des femmes est de loin la meilleure. Suite aux mobilisations initiées par les organisations de femmes, les régressions en ce domaine voulues par Ennahdha ont été repoussées : la référence à la chari’a ne figure finalement pas dans la nouvelle Constitution et le statut juridique des femmes n’a pas été réduit à un « rôle complémentaire » de celui des hommes. Parmi les timides avancées, notons que désormais un violeur ne peut théoriquement plus échapper à la justice en épousant sa victime, et que des peines ont été instaurées contre les formes les plus graves de harcèlement sexuel.
Pas grand chose n’a par contre bougé en terme de partage des tâches à la maison, d’accès dans les cafés et restaurants, de possibilité pour les femmes de se promener seules le soir, ou encore de se vêtir comme elles le souhaitent, en particulier à la plage, de disparités salariales et de taux de chômage.
Crise économique et sociale, et résistance
Tous les gouvernements qui se sont succédé depuis janvier 2011 ont poursuivi et amplifié la politique économique et sociale en vigueur sous Ben Ali : remboursement de la dette et recours à de nouveaux emprunts, gel des salaires, coupes budgétaires dans les services publics, privatisations dans le secteur public et développement de « partenariats public-privé », accord de libre échange avec l’Union européenne (ALECA)1, accentuant la spécialisation de la Tunisie dans quelques produits d’exportation, absence de politique de développement des régions de l’intérieur. Avec pour résultat hausse du chômage, baisse du pouvoir d’achat, aggravation de la situation des régions marginalisées, développement de l’économie informelle qui représente aujourd’hui la moitié du PIB. Simultanément, la contrebande et le trafic de marchandises, d’armes et de drogue ne cessent de se développer.
Après avoir été parasitée par la bipolarisation entre néolibéraux « modernistes » et néolibéraux islamistes, la question sociale est revenue au premier plan à partir de 2014, suite à la démission du gouvernement Ennahdha. Trois types de situations doivent être distinguées :
• L’UGTT (Union générale tunisienne du travail) joue un rôle clé là où elle est le plus implantée, c’est-à-dire avant tout les administrations et les entreprises publiques. En 2014 et 2015, des grèves sectorielles massives y ont été initiées par des structures syndicales intermédiaires. Les responsables nationaux avant tout soucieux de « dialoguer » avec le pouvoir et le patronat ont été bousculés, avec comme résultat un durcissement de la position de la centrale. Les grèves se sont étendues et des engagements appréciables ont été obtenus. Des mois de lutte ont toutefois été nécessaires par la suite pour contraindre l’Etat à honorer sa signature.
• Dans les secteurs où l’UGTT est plus faible, comme les salariés permanents du secteur privé, la répression patronale est féroce et les succès revendicatifs, même limités, beaucoup plus difficiles à obtenir. La vague de grèves générales tournantes du secteur privé organisée par l’UGTT a été brutalement interrompue par l’attentat jihadiste de Tunis, en novembre 2015.
• L’UGTT est historiquement inexistante parmi les salariés précaires, et à plus forte raison les chômeurs. Des vagues périodiques de luttes ont lieu sous formes de sit-in, dont des barrages de routes ou de voies ferrées bloquant la production de phosphate ou d’hydrocarbures. Ces luttes sont menées par des regroupements plus ou moins formalisés et le rôle de l’UGTT s’y limite, au mieux, à un soutien par ses structures locales. Une évolution importante a toutefois eu lieu à l’occasion du conflit dans la région de Tataouine : le secrétaire général de l’UGTT a proposé aux jeunes chômeurs de jeter tout son poids dans la balance en jouant le rôle de médiateur. Des avancées importantes ont été obtenues. Faisant partie des signataires, l’UGTT a beaucoup plus de poids pour exiger ensuite que celles-ci soient effectivement mises en oeuvre.
• De nombreuses autres organisations agissent dans leur champ propre d’activité. A celles existant déjà sous Ben Ali comme l’UGET (étudiants), l’UDC (chômeurs diplômés), l’ATFD (droits des femmes) ou la LTDH (droits de l’Homme), sont venues s’ajouter beaucoup d’autres, comme le FTDES2, qui aide notamment les précaires et les chômeurs à s’organiser, ou Manich Msamah qui lutte contre la loi de blanchiment des corrompus de l’époque Ben Ali.
Crises politiques à répétition
A l’été 2013, un vaste mouvement de masse a exigé notamment le départ d’Ennahdha du pouvoir. Fin tacticien, le président de Nidaa Tounes, un parti dirigé par des notables de l’ancien régime, a alors joué sur deux tableaux :
• Le 26 juillet, il satellise la plus grande partie de la gauche politique et associative en formant avec elle un éphémère Front de salut national.
• Le 14 août, il conclut un accord plus ou moins secret avec le président d’Ennahdha, alors que ces deux partis n’avaient auparavant pas cessé de se diaboliser mutuellement. Prenant le relais, un « dialogue national » est mis en place sous l’impulsion de l’UGTT. Il vise un « consensus » entre l’essentiel des forces politiques et sociales, dont la droite issue de l’ancien régime, la gauche, Ennahdha, l’UGTT et le syndicat patronal. Cette collaboration entre des forces ayant des intérêts de classe opposés sera couronnée par l’attribution du prix Nobel à ses initiateurs.
Dans la foulée, le gouvernement Ennahdha finit par démissionner le 9 janvier 2014. Après un an de « purgatoire », il limite son recul aux législatives d’octobre 2014 et revient ensuite tranquillement au pouvoir pour y jouer les seconds rôles dans des gouvernements dirigés par Nidaa. Mais les zigzags de Nidaa ont donné le tournis à nombre de ses militants, et contribué à intensifier les frictions entre chefs de clans. Le parti s’est en conséquence progressivement fracturé en au moins trois morceaux. Résultat, Nidaa est passé de 86 députés en octobre 2014 à 57 à l’été 2017, et sa crise ne cesse de s’accentuer.
Ayant conservé ses 69 élus, Ennahdha est redevenu le premier parti à l’Assemblée et est en situation d’attendre que le pouvoir finisse par lui tomber entre les mains ... à condition toutefois que les luttes de clans en son sein ne finissent pas par dégénérer.
La seule opposition parlementaire réelle au gouvernement est représentée par le Front populaire, dont le nombre de députés est passé de 6 à 15 en octobre 2014. Mais à ce jour, il n’est pas considéré par la grande majorité des Tunisien-ne-s comme une alternative politique crédible.
Dans les luttes, ainsi qu’au sein des syndicats et associations, des militant-e-s se reconnaissant dans le Front jouent souvent un rôle efficace. Mais ils et elles le font avant tout à titre individuel. Mis à part le Parti des travailleurs (ex-PCOT), les organisations composant le Front sont faiblement structurées. Il en va de même du Front lui-même.
Dominique Lerouge
Des députés et des syndicalistes sur le chemin de Damas
Ces derniers mois, des représentants de l’UGTT et du Front populaire (dont certains sont par ailleurs membres de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme) se sont rendus bruyamment en Syrie, en y rencontrant notamment Bachar el-Assad. Parmi eux et elles figurent des nationalistes arabes ayant combattu le régime de Ben Ali, tout en n’ayant jamais caché leur soutien à celui de la famille Assad en Syrie. Force est de constater que les membres de la gauche politique, syndicale et associative participant à ces délégations partagent cette position.
Dans une tribune publiée le 1er janvier 2017, l’historienne tunisienne et militante des droits de l’Homme Sophie Bessis dénonçait déjà « le silence assourdissant des organisations de la gauche tunisienne face à la répression en Syrie ». « Depuis des mois, alors que les civils syriens sont massacrés sans relâche par le régime de Bachar al-Assad aidé par l’aviation russe et l’Iran, les milices du Hezbollah libanais ainsi que des supplétifs chiites irakiens et afghans, ce qui tient lieu de gauche tunisienne se tait, à l’instar de celles des autres pays du Maghreb. Pire, certains de ses représentants n’ont pas hésité au cours des dernières années à prendre publiquement position pour le régime de Damas et son allié russe, arguant qu’ils n’ont en face d’eux en Syrie que des mouvements jihadistes qu’il convient d’éradiquer par tous les moyens, y compris les plus abominables (...) Pourquoi ces hérauts de la laïcité à la syrienne occultent-ils le fait que les principaux soutiens régionaux de Bachar al-Assad sont la République islamique iranienne et le Hezbollah – "parti de Dieu", comme son nom l’indique – libanais ? A continuer de pratiquer l’indignation sélective (...) ceux qui – au Maghreb – se réclament à grands cris de la démocratie et de la modernité commettent une double faute. Morale d’abord, en se taisant devant l’ignominie syrienne qui foule aux pieds tous leurs principes affichés. Politique ensuite, dans la mesure où (...) ils tuent l’idée même d’humanité dont ils se croient les défenseurs. »