Publié le Jeudi 29 mars 2018 à 22h55.

Carcassonne, Trèbes : douleur, fureur, terreur…

Par Alain Brossat1. 

Qu’est-ce qui fait qu’un fait divers sanglant (le passage à l’acte d’un furieux isolé) se trouve instantanément politisé au point de devenir un événement de première grandeur, à l’échelle du pays tout entier ?

C’est bien sûr le fait que le tueur met en scène son action comme une sorte de campagne militaire éclair et l’inscrit dans la dimension politique en se présentant comme un soldat de l’État islamique, en évoquant la guerre civile et internationale en Syrie – en en faisant une extension, sur le territoire français, de celle-ci.

Du coup, sa première et dernière bataille en forme de sacrifice sanglant (il se sacrifie tout en sacrifiant des otages assimilés au corps de l’ennemi) trouve tout naturellement sa place dans une série -  celle des attentats commis en France (ou, plus largement, en Occident) et inspiré par l’esprit de cette dite guerre sainte promue par l’EI. L’inscription dans cette série, autant que la forme de l’action hyperviolente (sa « signature » destinée à inspirer la terreur incluant de façon significative l’égorgement du gendarme), c’est cela qui porte le fait divers (le type devenu amok et qui, courant dans la rue armé d’un couteau, y répand terreur et désolation) à ce point d’incandescence où il va devenir un objet ou un enjeu politique de première grandeur – « Qu’est-ce qu’on attend pour rétablir l’état d’urgence ? », dit l’un, « Que fait le renseignement policier ? », dit l’autre, « Qu’est-ce qu’on attend pour tous “les” enfermer et empêcher de nuire ? », renchérit un troisième...

 

Retranchés de l’humanité

Le problème est qu’une fois que l’on a dit cela, on n’a pas dit grand-chose – que l’épinglage de ce type d’explosion de violence homicide comme « terroriste » soit, pour les gouvernants, l’alibi de tous les tours de vis sécuritaires – cela, tout le monde peut le constater et en tirer les conséquences qu’il veut.

Ce qui se comprend beaucoup moins bien, c’est la mécanique ou, si l’on veut, les « logiques » selon lesquelles une folie individuelle peut se politiser (elle-même) à outrance au point de se donner ce débouché de terreur et de mort – une petite apocalypse à l’échelle d’un supermarché, mais promise à devenir un événement global – ne serait-ce qu’à travers la revendication, probablement opportuniste, par l’EI moribonde en Syrie et en Irak, de l’action du forcené. La rhétorique courante, celle des journaux, des dites élites politiques, et qui exerce une emprise si forte sur l’opinion publique, est celle qui s’en tient à dire que « ces gens-là », les terroristes islamistes comme engeance fanatique et barbare, n’ont pas de subjectivité, ils ne sont que des bombes incendiaires à apparence humaine, si bien que l’idée même de tenter de saisir ce que pourraient être leurs « raisons » est elle-même une infamie criminelle ou du moins « criminalisable » – on a beaucoup entendu cette musique dans la bouche d’un Valls, par exemple.

Tenir cette position, cela revient à dire qu’à tous égards, « ces gens-là », les terroristes, doivent être considérés comme retranchés de l’humanité, ils ne partagent plus notre condition commune, fût-ce sur le mode le plus litigieux qui soit, ce sont des monstres et des barbares – ce qui est une autre façon de dire que leur disparition, leur extermination est le seul horizon dans lequel puisse s’inscrire notre relation à cette espèce déshumanisée. C’est la raison pour laquelle, lorsque le corps expéditionnaire français dans le Sahel tue des insurgés islamistes, la correction politique antiterroriste consiste à dire que ces djihadistes ont été « neutralisés » – on tue des ennemis qui ont figure humaine, mais on a affaire là à une espèce infra-humaine dont la liquidation se situe elle-même en deçà de l’action de tuer, retrancher une vie humaine. Et c’est aussi la raison pour laquelle Hollande, encore président, laissait clairement entendre qu’un bon djihadiste engagé dans les combats en Syrie et en Irak est un djihadiste mort, fût-il français, fût-il désireux de se rendre et de rentrer dans le pays dont il demeure le ressortissant pour y rendre des comptes à la Justice... On ne saurait mieux dire que pour nos gouvernants et, plus généralement, pour ceux qui entendent fixer la règle du jeu dans un pays comme le nôtre, l’étiquette terroriste, c’est ce qui sert à faire l’économie du droit dans les relations de l’Etat, de la force publique, avec une « espèce », une catégorie (dont il s’avère, à l’examen, que son extension est infiniment variable et mouvante) – le « terroriste », c’est l’ennemi de l’humanité qui aspire à notre destruction et dont nous devons, pour cette raison même, activement rechercher la destruction. Cette relation se situe, dans son principe même, en deçà de l’ordre juridique, l’« interlocuteur » naturel du terroriste, c’est le tireur d’élite du GIGN, pas le juge.

 

Le terroriste comme monstre

La codification, toujours plus rigide, de ce discours du terroriste comme monstre, avec toutes ses conséquences pratiques (il est l’exterminable perpétuel) a pour destination et pour effet de rendre impraticable toute opération de contre-champ – celle qui permet de saisir des positions (des points de vue sur le monde, la société, l’histoire...) dans leur relativité les unes aux autres, et donc de figer ceux-celles qui se voient tout naturellement du côté des « bons », c’est-à-dire des civilisés et des victimes, dans un obstiné refus de voir et d’entendre ce que pourraient être les « raisons », aussi scandaleuses et obscures soient-elles en première approche, de celui qui vient rompre l’état de paix et ruiner la tranquillité publique sur un mode aussi strident. Le discours de criminalisation de la quête, envers et contre tout, du contre-champ, a une visée politique distincte : il s’agit bien d’élever, autour du monde (de vie et de représentations, d’affects aussi) de ceux qui s’éprouvent comme légitimes, « chez eux », agressés (etc.), des murs destinés à rendre ce monde hermétique à toute contamination par celui des « autres » – les violents, les agresseurs, les en-trop... C’est une politique des sphères (séparées), des enveloppes protectrices et des bulles dont le propre est de faire l’économie des interactions entre ceux que séparent des torts réciproques.

C’est dans la Règle du jeu que Jean Renoir fait dire à l’un de ses personnages : « Tout le monde a ses raisons, hélas ! ». La formule est devenue passe-partout, mais généralement amputée de sa chute – hélas !. Or, ce terme est précisément ce qui éloigne le « mot » de Renoir d’un relativisme blasé, voire vaguement cynique. Il introduit la dimension de l’intersubjectivité dans la formule en rappelant qu’il ne va pas du tout de soi pour celui-celle qui est bien établi dans ses propres « raisons » que d’autres puissent en avoir, et qui heurtent de plein fouet les miennes et, circonstances aggravantes, qu’ils-elles puissent prétendre les faire valoir contre les miennes dans un espace commun, public. Le « hélas ! » de Renoir consigne l’indignation, voire l’horreur qu’inspire au sujet individuel l’idée que puissent exister, se manifester de vive voix et par des actes, des positions et des points de vue qui s’opposent aux miens non pas sur le mode de la divergence d’opinion (« à chacun son opinion »...) mais de ce qui constitue le socle des évidences fondatrices de la vie des individus et des sociétés. La violence destructrice surgit précisément là où chaque partie s’est convaincue qu’il n’y avait rien à voir, rien à entendre, rien à prendre en considération dans la position scandaleuse et abjecte de cet autre qui, hélas ! , fait néanmoins partie du paysage…

 

Échec de l’approche policière de la « radicalisation »

Or, si l’on veut sortir des discours convenus sur la sécurité, qu’on soit pour ou qu’on soit contre, il faut commencer, envers et contre tout, par tenter de rétablir le contrechamp – non pas pour substituer le « dialogue » et la communication réglée à la violence aveugle (on n’est pas des bisounours), ni même pour tenter, exercice impossible, de se mettre dans la tête de l’autre-terroriste, mais, plus sobrement, pour essayer de comprendre comment une telle machine de guerre se met en marche et peut, à partir de la dérive d’un seul, produire de tels effets dévastateurs, matériels et mentaux, à l’image d’une machine infernale bourrée de clous et de billes d’acier...

L’approche policière de ce qu’ils appellent la « radicalisation », au prix du détournement et de la corruption d’un terme qui a ses lettres de noblesse (il n’est pas de critique sans radicalité – Marx), radicalisation islamiste, donc, est vouée à l’échec dans la mesure même où elle exclut de prendre au sérieux, de quelque manière que ce soit, les « raisons » de l’autre « radicalisé » – il n’est qu’un égaré/manipulé/fanatisé, il délire le monde, fuit le réel dans un imaginaire peuplé de slogans et de mythes bricolés, la « radicalisation », c’est une pathologie de la politique, une sorte de psychose tant le rapport au réel (social, historique) de celui qui s’y trouve emporté est altéré. Il n’y a donc rien à écouter du côté du « radicalisé », il doit être mis hors d’état de nuire et, s’il n’est pas encore entré dans une spirale de violence irréversible, rééduqué ou, plus exactement, reconditionné. Rien à tirer d’une telle approche qui se refuse aussi... radicalement à prendre en compte le différend qui oppose la raison policière à celle de l’activiste d’une cause dont la prémisse est que l’Occident comme totalité compacte est le malheur des musulmans du monde entier.

« Faut-il qu’ils soient faibles d’esprit, sous influence, ignorants et enragés pour nous haïr aussi aveuglément, aussi intensément ! Mais que leur avons-nous donc fait ? ».

C’est sur ce cri du cœur indigné que vient s’échouer, se briser la philosophie policière de la « radicalisation ». C’est le pont-aux-ânes, la limite que ne saurait franchir cette « raison » qui, pour être intrinsèquement policière, n’en est pas moins celle des gouvernants dans leur totalité et des dites élites médiatiques et intellectuelles dans leur immense majorité. L’inconcevable, l’irrecevable, pour tout ce monde, c’est le tort de l’autre. Non pas celui qu’il produit ou est censé produire (ça, on connaît, on ne cesse de nous en rebattre les oreilles), mais celui qu’il éprouve.

 

Perte du contre-champ

La perte (radicale, de plus en plus irréversiblement installée) du contre-champ, c’est ça. La transformation du tort effectivement subi par l’ « autre » incommode et litigieux, du tort structurel en amas de fantasmes et de faux-procès.

   ⁃ Vous prétendez que vous subissez des discriminations systématiques à l’emploi à cause de votre nom et de votre apparence – la vérité, c’est que vous n’avez pas envie de bosser, ou bien alors, si cela peut arriver à l’occasion (que l’on vous discrimine à cause de ce vous êtes et dont vous avez l’air), il ne faut pas en faire une règle. Les méritants, les persévérants finissent toujours par s’en sortir.

   ⁃ Vous dites que votre liberté religieuse n’est pas respectée, que les musulmans sont discriminés en France, car tout est fait pour les empêcher d’installer des lieux de culte de ce nom. La vérité, c’est que vous voulez imposer l’hégémonie de votre religion et faire prévaloir la charia dans notre pays dont les lois sont celles de la République (laïque) et le fonds de culture, le « judéo-christianisme » (sic). Les discriminations supposées dont vous vous plaignez sont le masque de votre esprit de conquête insatiable. Ce dont vous êtes en quête, en vérité, c’est d’hégémonie psychique, spirituelle (Max Weber). Pas de ça chez nous !

   ⁃ Vous globalisez, vous multipliez les raccourcis entre les supposées violences policières dans les « quartiers », dont les jeunes issus de l’immigration seraient les victimes ciblées et des événements comme les guerres américaines en Irak, l’Afghanistan, la Syrie, etc. Vous prétendez que l’Occident tout entier est une machine de guerre dressée contre les populations et les peuples arabo-musulmans – vous êtes des complotistes-nés, des paranoïaques.

   ⁃ Vous vous étonnez du zèle de la Justice française qui mobilise pas moins de trois juges d’instruction pour envoyer expéditivement Tariq Ramadan à Fleuris-Mérogis tandis que tant de bavures policières mortelles et dont la victime était un « frère » font, elles l’objet d’une instruction à pas de tortue – vous ne savez donc pas que le Parquet de Bobigny est dé-bor-dé et que vous n’êtes pas le centre du monde ?

   ⁃ Hier, encore, vous rechigniez à vous associer à l’hommage national rendu au gendarme Beltrame, le héros, le martyr de Carcassonne. Vous bougonniez pendant la minute de silence – et pourquoi pas un hommage de même forme à Rémy Fraisse, tué par un gendarme, à Adama Traore, étouffé sous le poids de trois gendarmes ? Mais comment osez-vous comparer le sacrifice sublime d’un homme de devoir au service de l’Etat et de la population avec la mort accidentelle d’un agitateur écologiste ou d’une petite caillera de grande banlieue ?

   ⁃ Bref, vous voyez des doubles standards partout, et cela vous sert à vous établir dans la posture de la victime perpétuelle et, plus grave, à justifier par avance les violences les plus inacceptables, prenant votre supposé malheur pour alibi. N’allez pas vous plaindre que notre démocratie soit toujours plus sécuritaire, c’est votre faute en premier lieu, vous qui êtes le foyer et le milieu dans lequel ont prospéré et prospèrent encore les violences terroristes.

  

Ce discours du déni du tort subi, dans un pays comme le nôtre, par les post-coloniaux, un déni qui porte globalement sur le condition de subalterne et de stigmatisés, d’étiquetés comme population dangereuse et ingouvernable en premier lieu, ce discours est, dans la continuité de la tradition coloniale en pleine renaissance aujourd’hui, un discours blanc, fondé sur la bonne vieille grammaire des espèces (des races, version « culturelle » et religieuse d’aujourd’hui) et pas seulement un discours réactionnaire ou néo-impérialiste.

  

Régime du différend

La régression à ce stade où ce sont des « espèces » qui se font face sans interlocution possible, dans une condition où elles parlent les unes contre les autres sans qu’aucune communication s’établisse, cette régression installe en son centre, en son cœur la figure du différend – le différend, c’est quand des gens qui s’affrontent parlent sous des régimes de vérité hétérogènes et n’ont, à ce titre, aucune chance de s’« entendre » à quelque titre que ce soit. Le différend se forme et se durcit quand, à force de se stratifier et de se durcir, les torts subis deviennent durs comme du granit et ne se prêtent plus à quelque élaboration discursive que ce soit – chacun reste figé dans ses raisons et animé, le plus souvent, par un solide esprit de vindicte.

On pourrait dire que l’on est passé, depuis la chute de l’URSS, d’un régime classique d’historicité dialectique au cœur de laquelle étaient établies des « contradictions », c’est-à-dire des conflits de forme dialectique (la guerre froide, la lutte entre puissances impérialistes et pays ex-coloniaux en quête d’émancipation et de développement) à un régime du différend. C’est exactement ce que pronostique Foucault, à la fin des années 1970, lorsqu’il écrit ses « reportages d’idées » sur le soulèvement iranien contre le Shah.

Ce qui demeure constant, c’est que sous ce régime général du différend prospèrent des régimes ou des « logiques » de violence, d’irruption de la violence tout à fait particuliers – on passe de la violence ou la brutalité à la terreur. Le type qui se sent pousser des ailes de djihadiste et se destine à la mort glorieuse en martyr de la Cause, à Carcassonne, c’est à très bon escient qu’on va le désigner en langue familière comme un « furieux » – ce qui l’anime est une douleur, un deuil extrême (de sa condition et de ceux qu’il voit comme les siens), incommunicables, du pur affect en fusion, et qui va se transformer en fureur, folie vengeresse et passage à l’acte destructeur destinés à le venger de ce malheur. Douleur, fureur, terreur – C’est cela l’enchaînement de fond que nourrit la situation de différend établie comme régime de la relation non pas entre deux égaux, bien sûr, mais entre un hégémonique (le « Blanc » qui se voit en propriétaire légitime de son espace vital) et un subalterne qui a, depuis longtemps renoncé à faire valoir sa plainte devant une instance arbitrale, quelle qu’elle soit – il y a belle lurette qu’il ne croit plus à l’impartialité de telles instances – non sans raison.

Si l’on ne se rend pas sensible à cette « mécanique » de la vindicte et à ses enchaînements réglés, si l’on n’entend pas ce cri inarticulé du « fou » dont la folie loge au cœur du différend actuel, alors on se voue à répéter les sempiternels mantras sur les empiétements de l’État sécuritaire de nos vies et les arrière-pensées de nos politiciens lorsqu’ils surfent sur l’islamophobie. Mais l’essentiel n’est pas là, il se joue du côté de notre capacité à rétablir le contre-champ. Pour saisir de quoi notre époque est faite, à proprement parler, il faut rétablir le contre-champ. Et découvrir que cet autre qui « nous » assaille, ce monstre avec sa face de Méduse, c’est une figure perdue/retrouvée dans le dédale des récits de l’Occident – Médée, cette voix « étouffée par le malheur », et qui prélude à la main saisissant le couteau.

 

  • 1. Alain Brossat est professeur de philosophie à l’université. Ancien membre de la LCR, il est l’auteur, entre autres ouvrages, de “Autochtone imaginaire, étranger imaginé: Retours sur la xénophobie ambiante”, “Tous Coupat, tous coupables” et “Bouffon impérator” et de nombreux articles, notamment sur le site ici-et-ailleurs.org.